Jeanne d’Arc entendait des voix, Hildegarde avait des visions. Dieu lui révélait ses secrets sur la nature et ses pouvoirs. Un trésor qu’elle a partagé pour guérir ou préconiser une hygiène de vie qu’aujourd’hui encore on reconnaît comme juste et saine.
Elles sont extrêmement rares, ces femmes du lointain Moyen Âge occidental dont l’œuvre résonne encore aujourd'hui. En Allemagne, des pharmacies portent son nom et des livres reprenant ses méthodes pour une alimentation équilibrée font encore un tabac en librairie. Certes, son nom apparaît aujourd’hui sur les linéaires de nos magasins bio pour vendre des tisanes, mais qui, en France, connaît Hildegarde de Bingen, abbesse contemporaine des croisades et de Barberousse, médecin, musicienne (elle a composé plus de soixante-dix symphonies) et écrivaine ?
Longtemps, la vie d’Hildegarde s’est limitée à l’espace clos du monastère de Disibodenberg, dans la vallée de la Nahe, en Rhénanie. Il aurait pu en être ainsi jusqu’à la fin. Il en fut tout autrement. Née en 1098, la petite fille a 8 ans quand elle est confiée à la nonne Jutta, fille du comte de Sponheim, pour suivre une éducation religieuse rigoureuse. Elle a des dispositions particulières. Depuis son plus jeune âge, elle est la proie de visions, de prémonitions et de révélations sur le sens profond des desseins de Dieu. Elle s’en ouvre à Jutta et à Volmar, son directeur de conscience qui, plus tard, deviendra son ami, son conseiller et son assistant. La chose sera longtemps gardée secrète. Jutta aime cette enfant si curieuse comme si c’était la sienne. Une fillette qui, au lieu de s’asseoir sur une pierre dans le jardin près du puits, s’installe à même le sol, tout à côté. Et devant l’étonnement de l’adulte, l’enfant répond qu’on ne s’assoit pas sur quelqu’un que l’on aime et avec qui l’on converse.
“Tempêtes de visions”
À 14 ans, Hildegarde prend le voile et devient une religieuse presque comme les autres dans ce monastère dirigé par l’abbé Cunon. Les jours s’égrènent selon la règle de saint Benoît. La nuit est interrompue peu après minuit par l’office des matines et la journée démarre au lever du soleil. Puis ce sont les prières et les chants, les messes et les offices, les repas, le travail manuel et intellectuel, individuel ou collectif. Pour Hildegarde, de santé fragile, il y a aussi de longues périodes d’alitement. Les visions n’ont pas cessé avec l’entrée dans l’âge adulte.
Elle a 38 ans quand Jutta meurt. Elle est alors élue abbesse par la communauté de femmes, au grand dam de l’abbé Cunon, et c’est une nouvelle vie qui commence. Ce sont maintenant « des tempêtes de visions » qui s’abattent sur elle. Avec l’aide du précieux Volmar, Hildegarde s’attelle à la transcription de ses illuminations. Ce sera un ouvrage intitulé Scivias (littéralement « connais les voies », sous-entendu « du Seigneur »). Elle transmet cette grande « lumière vivante », des visions qui décryptent les vérités éternelles, comme les prophètes des temps bibliques. Elle en parle comme d’un feu qui réchauffe et non qui brûle. La parole d’Hildegarde est d’or, mais, pour l’abbé Cunon et l’archevêque Adalbert de Mayence, perplexes, elle pourrait aussi bien sortir de la bouche du diable. Ils en appellent au pape Eugène III, qui dépêche deux prélats à Disibodenberg afin de soumettre Hildegarde à une enquête. Nous sommes en 1148, et c’est à l’occasion du synode de Trèves, devant l’imposante assemblée, qu’Hildegarde affirme sa vision. Si bien que le pape lui-même lira un extrait de son premier livre, puis laissera à Bernard de Clairvaux, docteur de l’Église, le soin de conclure : « Il faut se garder d’éteindre une aussi admirable lumière animée de l’inspiration divine. »
Les textes d’Hildegarde décrivant ses visions sont d’une rare puissance poétique. Ils établissent une théologie de l’univers, avec l’homme au centre. Il y a aussi chez elle le concept clé de « viridité » (du latin viridis : vert, vigoureux). La viridité, c’est le souffle, l’énergie vitale, la sève qui anime la nature et l’homme.
Mystique et bâtisseuse
Pour la mystique, l’état naturel de l’homme est la santé et la bonne humeur. L’harmonie et la beauté sont des qualités nécessaires à une vie droite et juste. Ainsi combat-elle la mélancolie, qui affaiblit la viridité et conduit à la dépression. Pour elle, la nature est un trésor et elle explique comment discerner les qualités des plantes, des bois et des pierres. Si l’aneth rend triste, la violette, au contraire, aide à combattre la mélancolie. Elle indique aussi comment bien se nourrir et comment jeûner. Cette bénédictine visionnaire était bien ancrée dans la vie terrestre.
Hildegarde de Bingen est à la fois mystique et bâtisseuse. Peu après le synode de Trèves, elle reçoit l’ordre divin de quitter son monastère pour s’établir au Rupertsberg, à quelque 25 kilomètres de Disibodenberg. Là, près de la ville de Bingen, au confluent de la Nahe et du Rhin, avec dix-huit nonnes, elle fonde un monastère, puis un deuxième, de l’autre côté du Rhin. Le fidèle Volmar est du voyage, tout comme Richardis, une jeune nonne, fille de la marquise de Stade, grand soutien d’Hildegarde dans ce projet. Richardis est tout à la fois la secrétaire, la fille, l’amie et l’amour passionné de l’abbesse. Quand celle-ci lui sera arrachée par sa famille, qui la fait nommer abbesse dans un autre couvent, Hildegarde n’hésitera pas à écrire au pape pour la garder auprès d’elle. Sans succès. Richardis mourra un an plus tard.
Une pauvre petite forme
L’abbesse poursuit inlassablement son œuvre. Jusqu’au-delà de sa soixante-dixième année, elle effectue de longs périples pour prêcher à travers l’Allemagne. En 1160, lors de son premier prêche public, à Trèves, elle s’était présentée ainsi : « Je suis une pauvre petite forme, qui n’ai en moi ni santé, ni force, ni courage, ni savoir. » Mais ses paroles peuvent parfois être virulentes : « Vous devriez être des colonnes de feu », lance-t-elle, non pas au peuple qui se pressait pour l’écouter, mais à l’adresse des hommes d’Église, à qui elle reprochait d’avoir abandonné la justice de Dieu. « Vous devriez être jour, mais vous êtes nuit ; car vous serez ou nuit ou jour. Choisissez donc de quel côté vous voulez vous tenir. »
La voix d’Hildegarde de Bingen, femme puissante parmi les hommes, s’est tue en l’an 1179. En son siècle, et pour longtemps, elle est une des rares femmes à avoir eu une parole publique. Une parole libre et insoumise.
Hildegarde de Bingen. Conscience inspirée du XIIe siècle, de Régine Pernoud. Éd. Le Livre de poche, 1996.
La Clôture des merveilles, de Lorette Nobécourt. Éd. Grasset, 2013.
Vision, film de Margarethe von Trotta, avec Barbara Sukowa dans le rôle d’Hildegarde de Bingen, 2009.
Chants de l’extase - Hildegarde de Bingen, par l’ensemble Sequentia. CD Deutsch Harmonia Mundi, 1995.