"Libérés de la mas­cu­li­ni­té" : Timothée Chalamet peut-​il vrai­ment mettre fin au patriarcat ?

Dans un essai drôle et documenté intitulé Libérés de la masculinité, la journaliste Aline Laurent-Mayard s'interroge sur sa fascination pour Timothée Chalamet, antithèse du bad boy. Selon elle, la popularité de l'acteur franco-américain pourrait signifier un bouleversement des normes de la masculinité. Et peut-être, pourquoi pas, le début de la fin du patriarcat.

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Timothée Chalamet
portant un look issu du défilé femme de Louis Vuitton
aux Oscars en 2022 (©Wikimedia Commons/1233)

Avec sa bouille d'adolescent renfrogné, son regard mélancolique et son corps maladroit, Elio Perlman a touché en plein cœur de nombreux·ses spectateur·trices lors de la sortie du film Call Me By Your Name, en 2018. Le personnage de fiction, pris dans une romance avec un garçon plus âgé sur fond de paysages italiens, a permis de mettre en orbite son interprète, l'acteur franco-américain Timothée Chalamet. Il suffit de se connecter sur n'importe quel réseau social pour voir à quel point les moindres faits et gestes du talentueux jeune homme de 26 ans sont aujourd'hui scrutés et commentés.

La frénésie autour de sa personne porte même un nom, comme le Guardian s'en est fait l'écho : la « Chalamania ». La journaliste indépendante Aline Laurent-Mayard n'a pas échappé au phénomène Chalamet. Dans un essai passionnant et documenté intitulé Libérés de la masculinité (éd JC Lattès), elle analyse avec beaucoup d'humour sa fascination pour le comédien, qui incarne aujourd'hui une autre forme de masculinité, moins violente et moins virile. S'appuyant également sur les trajectoires de deux autres artistes, cette fois britanniques, le chanteur Harry Styles et l'acteur Tom Holland, l'autrice interroge les répercussions sur la société du succès de ce trio de jeunes garçons hétéros gentils, sensibles et respectueux, qui n'hésitent pas à piocher dans le vestiaire féminin pour s'habiller. De part leur comportement, leurs prises de position et leur style, Chalamet, Styles et Holland peuvent-ils réussir à faire bouger les lignes de la masculinité ? Voire, mettre fin au patriarcat ? La réalité est, évidemment, beaucoup plus complexe que cela, comme l'a expliqué Aline Laurent-Mayard à Causette.

Causette : Vous êtes une journaliste de 35 ans, vous avez un enfant, vous vous définissez comme asexuelle et aromantique, mais plutôt intéressée par les femmes et… vous avez développé une obsession pour Timothée Chalamet. Comment expliquer que vous soyez tombée dans ce que certain·es qualifient de « Chalamania » ?
Aline Laurent-Mayard : Timothée Chalamet est très populaire auprès des lesbiennes justement ! Car, au fond, en tant que femmes, on a été socialisées pour être fans des hommes. Si on regarde les plus grandes stars de l’humanité, cela a été massivement des hommes : les Beatles, Elvis Presley, Frank Sinatra... Quelques exceptions sont apparues comme les Spice Girls, heureusement ! Mais même si on prend Beyoncé ou Lady Gaga, il n’y a jamais eu de mouvements de fans de la même ampleur que ceux pour les hommes.
Timothée Chalamet plaît car il est ni viril, ni musclé et ne fait pas peur aux femmes : il ne représente pas le risque qu’on vit dans la vie de tous les jours d’être moquées, de se faire agresser sexuellement, taper ou tuer.
Si je suis tombée dans la « Chalamania », c’est également que Timothée Chalamet est un acteur qui joue extraordinairement bien. Il a été filmé dans Call Me By Your Name avec une sensualité très rare : la caméra le mettait en avant d’une manière sensible et féminine par rapport à la manière dont les hommes sont habituellement filmés. En dehors des plateaux, ce comédien est jeune, adorable et maîtrise les codes de l’industrie, tout en ayant montré sa surprise face au succès de ses premiers films. Il assumait le fait de ne pas être à l’aise avec sa nouvelle célébrité. On est séduites par Timothée Chalamet car c'est un mélange de normalité et de privilèges. Il est sympathique, aime bien rigoler et se moquer de lui-même, et n’a pas l’air menaçant. Tout en étant un peu sexy.

Qu’incarnent Timothée Chalamet, ainsi qu’Harry Styles et Tom Holland dont vous parlez également dans le livre, aujourd’hui, du point de vue de la masculinité ?
A.L-M. : Je me concentre sur ces trois hommes car ce sont les trois plus connus de leur génération. Chez les ados, parmi ceux que j’ai interrogés, ce sont ceux qui reviennent le plus. Il existe beaucoup d’autres acteurs et musiciens qui ont cette sensibilité, cette gentillesse et cette empathie, mais parce qu’ils ne sont pas blancs ou hétéros, ils n’ont pas leur succès ou leur pouvoir. 
Timothée Chalamet, Harry Styles et Tom Holland incarnent tous les trois des choses que l’on retrouve aujourd'hui chez des jeunes et moins jeunes. Ils sont gentils, à l’écoute des autres, parlent de leurs sentiments, apparaissent souriants… Or, il faut rappeler que le sourire est plutôt une chose que l’on attend des femmes. Ils se posent à l’inverse du bad boy, c’est-à-dire dans une logique de se débarrasser de l’idée de domination. Ce sont des hommes qui parlent souvent du concept d’égalité. Quand Tom Holland discute de sa relation avec Zendaya, c’est une relation très égalitaire, voire inversée : il la soutient énormément, assume d’être plus petit qu’elle, et la crédite pour qui il est, à savoir une bonne personne, qui ne dit jamais un mot de travers, prend du temps pour ses fans…  

« En portant un dos nu à la Mostra de Venise, début septembre, il réalise quelque chose d’incroyable. On n'avait jamais vu un homme porter un dos nu auparavant »

Ils n'hésitent également pas, comme Timothée Chalamet, à féminiser leur garde-robe...
A.L-M. : Au début Timothée Chalamet portait des tenues classiques, avec des petits twists, et au fur et à mesure, on l’a vu évoluer naturellement dans son style vestimentaire. Il possède une approche égalitaire : il ne se limite pas à la virilité, il pioche dans le féminin, prouvant que ce n'est pas inférieur au masculin, pour exprimer sa sensibilité. En portant un dos nu à la Mostra de Venise, début septembre, il réalise quelque chose d’incroyable. On n'avait jamais vu un homme porter un dos nu auparavant. Le dos nu existe pour que le corps des femmes soit vu sans qu’elles puissent contrôler ce regard. Il se met à nu, accepte un degré d’inconfort proche de celui que vivent les femmes quand elles s’habillent, et prend la même pose que ces dernières, qui permet de voir les fesses, le dos et le visage en même temps. Une courbure pas naturelle que les hommes n’adoptent jamais. Il avait déjà porté des vêtements féminins, notamment à la dernière cérémonie des Oscars, avec un look issu du défilé femme de Louis Vuitton. Mais il n'était pas encore allé aussi loin. Timothée Chalamet s’habille subtilement et ne donne pas l'impression de se déguiser. D’autres idoles masculines, comme David Bowie, ont exprimé leur côté féminin mais de manière très virile. Pour certains, comme Mick Jagger, le féminin était un déguisement car il s’agissait d’une blague. 

On pourrait donc croire que les hommes se libèrent de la masculinité en se maquillant ou en portant des jupes, mais vous expliquez dans votre livre que pour la plupart, ils ne jouent qu’une autre version de la virilité, apparaissant comme moins toxique. C’est ce que le sociologue Demetrakis Z. Demetriou, que vous citez, qualifie de « masculinité hybride » ?
A.L-M. : Des critiques sont faites à la masculinité. Car, telle qu’on l’a construite, en opposition au féminin, elle ne fonctionne pas. Elle perdure, mais ne rend personne heureux, ni les femmes, ni les hommes. La masculinité hybride, c’est la manière dont les hommes essaient de s’adapter, inconsciemment ou consciemment, aux critiques qui leur sont faites. Il existe de nombreux exemples sur les applications de rencontre, avec des hommes qui se présentent comme des féministes. De part leur apparence vestimentaire, leur physique ou leurs propos. Mais ils continuent derrière à être des connards et à utiliser leurs privilèges. Les hommes vont prendre des facteurs du féminin dans leur masculinité, ce qui permet d’une certaine manière de renforcer le masculin. En disant qu’on est à l’aise avec sa féminité, cela prouve qu’on n’a pas peur de sa masculinité, ce qui est viril. D’ailleurs, la majorité des hommes qui portent des jupes sont souvent très virils. Ils le font en flexant les bras ou en ayant un haut très masculin. Peu d’hommes arrivent à se débarrasser de leur masculinité ou ont envie de le faire. 

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Causette : On se focalise sur ces hommes blancs et cisgenres, plutôt privilégiés. Mais on oublie que les hommes noirs, gays, et parfois les deux en même temps, participent eux aussi à faire bouger les codes de la masculinité, sans recevoir la même attention.
A.L-M. : Ces hommes agissent au premier plan pour faire bouger les lignes. C’est un classique : les personnes queer font quelque chose, parce qu’elles en ont envie, ne rentrent pas dans les cases et se définissent dans les marges, et les personnes hétéros suivent. On voit pas mal d’hétéros porter du vernis à ongles, des boucles d’oreille : ce sont les mecs gays qui ont lancé ça. Ces derniers réfléchissent plus à leur féminité car dans la société, on les renvoie à une place qui serait entre le féminin et le masculin. Cela crée cette zone d’entre-deux qui fait qu’eux réfléchissent au féminin, apprennent à l’accepter, à jouer avec… Les hommes gays sont à la fois dénigrés et font monter des choses qui vont progressivement intéresser les hétéros.
Mais il s’agit malheureusement de l’histoire de toutes les minorités. C’est ce que je dis également dans le livre sur les artistes noirs, qui ont un rapport à la mode, aux marques et à la flamboyance totalement différent de celui des personnes blanches. Surtout aux Etats-Unis, mais en France aussi.
On pique les choses qui nous plaisent chez les minorités car on estime qu’elles sont cool, mais sans jamais les valoriser ou leur donner du crédit. C’est pour cela que le comédien américain noir et gay Billy Porter s’était offusqué quand Harry Styles avait fait la une décembre 2020 du Vogue américain en robe. Il expliquait qu’un mec blanc obtient toute la gloire pour porter une robe, alors qu’Harry Styles ne l’aurait jamais fait si lui et ses acolytes queer n’essayaient pas depuis des années de montrer la puissance et la beauté de ce vêtement.

Causette : Parmi les trois hommes que vous analysez, Harry Styles semble être celui qui recueille le plus de critiques… 
A.L-M. : Il y a plein de choses que j’adore chez Harry Styles. Je suis notamment une grande fan de sa musique. Mais il semble justement être en équilibre, contrairement à Tom Holland et Timothée Chalamet. Ils apparaissent plus à l'aise avec leur féminité, sans être dans un jeu. Contrairement à Harry Style, à qui on reproche le fait qu’il a l’air de se déguiser. Comme les stars du glam rock, il possède une personnalité sur scène et une autre dans la vie de tous les jours. On voit bien qu’au quotidien, c’est juste un mec qui a l’air d’être hétéro et cisgenre. Il ne prend pas de risques. La féminité qu’il met en avant est un déguisement, une mise en scène, qui ne lui coûte rien. 

Causette : Ces trois jeunes hommes ne sont-ils qu’un espoir passager ou peuvent-ils vraiment permettre de fissurer le patriarcat ? Un système dont ils bénéficient tout de même…
A.L-M. : Pour Timothée Chalamet, ce n’est pas parce qu’un homme blanc, hétéro et cisgenre, qui gagne énormément d’argent met un dos nu que ça va faire quelque chose pour notre société. On peut rendre la différence entre les hommes et les femmes plus légère, plus facile à vivre, mais tant qu’elle existera, la société restera inégalitaire. Les hommes et les femmes sont constamment séparés. Alors oui, je préfère avoir un Timothée Chalamet ou un Tom Holland autour de moi, mais ce n’est pas ça qui va régler le patriarcat. Il faut s'attaquer à cette inégalité, cette domination du masculin sur le féminin, et revoir l’éducation de tout le monde. Le fait que la masculinité change est à la fois insuffisant pour faire tomber le patriarcat et nécessaire, car si les hommes ne se reconnectent pas à leur empathie, on ne va pas pouvoir changer la société. Les hommes doivent être avec les femmes. Les changements et droits qu’on a obtenus, c’est parce que nous avons tapé du poing sur la table et parce que des hommes nous ont soutenues. Ces derniers ont tellement à gagner avec la chute du patriarcat.

À lire aussi I Ivan Jablonka : « Je refuse une vision mas­cu­line qui consiste à croire qu’on incarne l'universel, au-​dessus des points de vue singuliers »

Causette: Comment ces artistes peuvent-ils néanmoins contribuer à faire bouger les lignes dans la société ?
A.L-M. : Ce qu’ils peuvent faire de plus efficace est de donner la parole à des personnes concernées, qui ont des choses à dire, mais surtout sortir du système de domination. A la fois celui des hommes sur les femmes, mais également celui où des personnes gagnent des millions d’euros et d’autres non. On connaît la précarité dans le monde du cinéma et de la musique. Si j’étais à la place de Timothée Chalamet, je demanderais à ce qu’on divise mon cachet pour le redistribuer de manière égale à toutes les personnes qui participent au film. Tant que ces personnes blanches, cis, hétéro et plutôt belles continuent à garder leurs privilèges et leur argent, rien ne va changer.

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Libérés de la masculinité, d'Aline Laurent-Mayard, Éd JC Lattès, 19 euros, 256 pages. Sortie le 12 octobre 2022.

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