« Religieuses abu­sées, le grand silence » : les bonnes feuilles du livre-enquête

Ce mer­cre­di 7 octobre paraît Religieuses abu­sées, le grand silence, livre-​enquête de Constance Vilanova, qui col­la­bore avec Causette. Pendant un an et demi, la jour­na­liste a enquê­té sur les vio­lences sexuelles dans le milieu catho­lique, en France comme au Vatican, mais aus­si en Inde ou sur le conti­nent afri­cain, dans le sillage de la libé­ra­tion de la parole de ces « ser­vantes de Dieu ». Depuis 2018 et grâce à #MeToo, elles sont de plus en plus nom­breuses à dénon­cer les vio­lences sexuelles qu’elles subissent de la part de leurs supé­rieurs, curés, évêques ou encore accompagnateur·trices spirituel·les qu’elles croisent sur leur che­min de foi. Vous pou­vez retrou­ver l'interview de Constance Vilanova par là.
En exclu­si­vi­té, Causette vous offre deux extraits de l'ouvrage.

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© Artège
Chapitre V – La soli­da­ri­té des reli­gieuses indiennes

Le petit taxi Tata Motors fend labo­rieu­se­ment la végé­ta­tion tro­pi­cale de la route de terre pour mar­quer un arrêt bien­ve­nu. Derrière la grille, un couvent à l’architecture colo­niale trône, reclus dans son écrin vert peu­plé d’oiseaux exo­tiques : la mai­son de la Mission de Saint-​François. Sous la cha­leur étouf­fante de l’hiver en Inde du Sud, deux poli­ciers en uni­forme beige assurent l’accueil et donnent le ton. Pour ren­con­trer celles que la presse indienne a rebap­ti­sées « Les Cinq », il faut mon­trer patte blanche, décli­ner son iden­ti­té et signer un registre daté. À quelques kilo­mètres de la ville de Kuravilangad, au coeur de cet État du sud-​ouest de la pénin­sule qui compte 18 % de catho­liques, cinq sœurs de la congré­ga­tion des Missionnaires de Jésus font front depuis sep­tembre 2018 contre l’inertie de l’Église indienne. Indivisibles.

Je suis par­ve­nue à entrer en contact avec elles grâce à l’aide pré­cieuse d’un jour­na­liste de New Delhi m’apportant à la fois son exper­tise du ter­rain indien et ses qua­li­tés d’interprète.

Ce 9 jan­vier 2020, elles ont pris soin de fer­mer les volets de la salle com­mune du couvent pour pré­ser­ver l’éphémère sem­blant de fraî­cheur mati­nale. Trois cana­pés, une large table basse en bois, des images pieuses sus­pen­dues aux murs peints en bleu clair, la pièce jouxte la cui­sine de la com­mu­nau­té. Alors qu’une fran­cis­caine tra­verse le lieu de ren­contre sans un regard, sœur Anupama, deve­nue la porte-​parole des cinq fron­deuses, explique, sou­rire tein­té d’ironie vis­sé aux lèvres : « Les quatre autres sœurs qui vivent ici nous ignorent depuis deux ans, n’y prê­tez aucune atten­tion. » Pétillante et guer­rière, en avril 2018, cette fran­cis­caine a quit­té sa com­mu­nau­té située dans le Pendjab, à 3 000 kilo­mètres, à l’extrême oppo­sé de la côte Malabar où nous nous trou­vons. Un périple ins­tinc­tif, sans réflexion préa­lable, pour s’installer ici, dans la mai­son de la Mission de Saint-​François, et sou­te­nir son amie vic­time de viol. Très vite, sœur Alphy, sœur Neena Rose et sœur Joséphine rejoignent la conver­sa­tion et s’asseyent à ses côtés sur les autres fau­teuils en cuir noir. Agglutinées les unes contre les autres. Sœur Ancitta, la cin­quième, est absente. Sous pro­tec­tion poli­cière, les Cinq connais­saient la vic­time avant le drame. Toutes ont eu le cou­rage de défier les auto­ri­tés de leur congré­ga­tion en cla­quant la porte de leur com­mu­nau­té pour par­cou­rir par­fois des mil­liers de kilo­mètres et s’établir auprès de cette sœur abusée. […] 

Au début de l’année 2017, une fran­cis­caine de leur com­mu­nau­té, la supé­rieure de la mai­son de la Mission de Saint-​François, âgée de 46 ans aujourd’hui, leur confie avoir été abu­sée par Mgr Franco Mulakkal, alors évêque de Jalandhar au nord du pays, en charge, à l’époque, de leur congré­ga­tion. Des viols sur­ve­nus à treize reprises entre 2014 et 2016 lors des dif­fé­rentes visites du pré­lat de 55 ans. […] 

Plusieurs semaines après le dépôt de plainte de la reli­gieuse vic­time de l’évêque de Jalandhar, l’enquête ne démarre tou­jours pas. Le 8 sep­tembre 2018, pour obte­nir jus­tice, les cinq femmes consa­crées mani­festent paci­fi­que­ment devant la Haute Cour du Kerala à Kochi, place Vanchi, sou­te­nues par des repré­sen­tants d’autres cultes. Des reli­gieuses en larmes bran­dis­sant des pan­cartes en anglais ou en malaya­lam, dia­lecte de la région. Les pho­tos de ces sœurs, intré­pides et fières, devant une image ins­pi­rée de la Pietà de Michel Ange où une nonne rem­place le Christ ago­ni­sant sur les genoux de la Vierge, font le tour du monde. Un sou­tien entame une grève de la faim, éten­du dans un lit de for­tune posé sur l’estrade où s’enchaînent les prises de parole au micro de consa­crées, de clercs ou de mili­tantes. Une reli­gieuse prend le relais de son mar­tyre quand il est hos­pi­ta­li­sé d’urgence. C’est la pre­mière fois que des Indiennes battent le pavé contre un évêque ou tout autre res­pon­sable catho­lique. Matin et soir pen­dant quinze jours : le même che­min en bus, une heure et demie de route pour se rendre à Kochi depuis leur couvent. Chaque jour, les Cinq alternent : l’une d’entre elles reste avec la vic­time dans la mai­son de la Mission de Saint-François.

« Nous n’avions pas d’autre solu­tion pour faire entendre sa dou­leur que d’investir la rue. Il fal­lait que l’évêque soit enfin arrê­té et inter­ro­gé », raconte sœur Alphy, les mots mâchés par le bruit du ven­ti­la­teur qui sur­plombe la pièce. Cette reli­gieuse, qui n’est autre que la sœur cadette de la vic­time, a choi­si elle aus­si de quit­ter son couvent dont elle est la supé­rieure, situé dans l’État de Bihar, au nord du pays, à 2 500 kilo­mètres du Kerala. Après quinze jours de sit-​in et d’interventions média­tiques achar­nées depuis la place Vanchi, Mgr Franco Mulakkal est rele­vé de ses fonc­tions le 20 sep­tembre par la Conférence des évêques catho­liques d’Inde. Le len­de­main, il est arrê­té par la police. Libéré sous cau­tion vingt-​cinq jours plus tard, l’ancien évêque de Jalandhar retourne dans le Penjab, libre. […] 

Lire aus­si, l'interview de Constance Vilanova : « Grâce aux réseaux sociaux, les reli­gieuses abu­sées ne sont plus cou­pées du monde, et l’Église va devoir com­po­ser avec »


Chapitre XIII – Quand un Évêque écoute…

En 2002, Cécile, 22 ans, entre dans une com­mu­nau­té reli­gieuse de la région après avoir pas­sé cinq ans comme régis­seuse d’orchestre. Elle cla­que­ra la porte quatre ans plus tard, bri­sée, sans avoir pro­non­cé ses vœux défi­ni­tifs. La Rouennaise passe d’une vie noc­turne de concerts et de fêtes au couvent, tout juste pas­sée la ving­taine. « Il est arri­vé un moment où je ne pou­vais plus igno­rer l’appel », m’explique-t-elle. Et comme elle ne se « voit pas faire le tour de l’annuaire » pour choi­sir une com­mu­nau­té et que le cha­risme de La Providence de Rouen lui plaît, elle se tourne vers ce petit ins­ti­tut de vie consacrée. […] 

Cécile y suit d’abord un stage qui accueille les jeunes sou­hai­tant s’engager et qui s’interrogent sur leur voca­tion. C’est une maî­tresse des novices de vingt ans son aînée, sœur Louise *, qui l’agresse sexuel­le­ment pen­dant cette répé­ti­tion à la vie reli­gieuse, avant même qu’elle entre au pos­tu­lat. Un cal­vaire en totale dicho­to­mie avec le cadre idyl­lique de la congré­ga­tion : une mai­son mère aux arbres fleu­ris à colom­bages plan­tée au milieu d’herbe vert tendre et repue du cli­mat normand.

« Avant cette pre­mière agres­sion, elle a com­men­cé le pro­ces­sus d’emprise en m’achetant des cadeaux, des par­fums très chers, sur­tout pour une reli­gieuse qui vit modes­te­ment. Je conti­nuais à tra­vailler la nuit à l’opéra, je ren­trais donc tard, mais elle m’attendait à la sor­tie des concerts. Elle chan­tait et je jouais de la musique, les conver­sa­tions s’avéraient faciles. Elle m’écrivait par mail en me répon­dant tou­jours très vite. […] », témoigne Cécile, sur ce banc nor­mand, les che­veux courts, une robe longue et légère pour contrer l’été qui s’annonce. « Dans l’imaginaire, dans nos sché­mas men­taux, impos­sible de pen­ser que le mal peut venir des femmes, sur­tout dans l’Église », remarque Cécile.

Transférée dans une autre com­mu­nau­té pour le novi­ciat, la jeune pos­tu­lante reste en contact avec sœur Louise. Son sta­tut d’accompagnatrice spi­ri­tuelle lui sert de passe-​droit pour rendre visite à sa proie sous cou­vert d’un suivi. 

« C’était une femme cha­ris­ma­tique que tout le monde appré­ciait dans la congré­ga­tion. Quand les agres­sions ont com­men­cé, j’étais sidé­rée. À cha­cun de ses gestes, je sor­tais de mon corps, je me dupli­quais et j’assistais à la scène depuis l’extérieur. C’était d’une telle vio­lence, décu­plée par le fait que je ne m’y atten­dais pas. Elle ins­tru­men­ta­li­sait les abus avec la reli­gion. Quand on a 20 ans, quand on intègre une com­mu­nau­té, on est amou­reuse de la voca­tion, on a des cœurs dans les yeux. On est mal­léable au pos­sible et on est prête à tout accep­ter par amour de Dieu. J’étais fra­gi­li­sée, j’avais com­plè­te­ment chan­gé de vie et je venais de quit­ter un bou­lot qui m’occupait 80 heures par semaine. J’étais com­plè­te­ment, abso­lu­ment sous emprise », décrit Cécile, la voix déci­dée et claire. […] 

Une vic­time majeure, agres­sée par une femme : un double obs­tacle pour Cécile qui a tant lut­té pour se faire entendre. […] 

En mai 2016, elle décide de témoi­gner pour la télé­vi­sion auprès de France 3 Normandie pour un repor­tage à visage caché. […] 

Un appel du pied plus qu’efficace comme elle l’atteste : « Après la dif­fu­sion, l’archevêque de Rouen m’a contac­tée, Mgr Lebrun, mon héros. Pierre Vignon et lui m’ont aidée à mon­ter un dos­sier pour une pro­cé­dure cano­nique en 2016… C’est là que nous nous sommes ren­du compte que le dos­sier que j’avais mon­té à ma sor­tie de la congré­ga­tion avec le pre­mier évêque était vide. Il ne conte­nait rien, ma plainte avait dis­pa­ru. J’étais aba­sour­die, mais tou­jours bien sou­te­nue. J’ai éga­le­ment por­té plainte au com­mis­sa­riat, même si les faits étaient pres­crits. Les agents de police m’ont écou­tée atten­ti­ve­ment, sans juge­ment. Ils ont com­pris. » À force de lut­ter contre le silence, aidée d’un autre membre de l’épiscopat, Mgr Jacques Blaquart, évêque d’Orléans, Cécile Lemaire obtient justice. […] 

* Le pré­nom a été modifié.

Religieuses abu­sées, le grand silence, de Constance Vilanova. Éditions Artège. Sortie le 7 octobre 2020.

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