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Lucie Azema : « Les femmes n’osent pas voya­ger par peur alors que le lieu le plus dan­ge­reux sta­tis­ti­que­ment pour elles, c’est le foyer »

Voyageuse au long cours et féministe, Lucie Azema a publié Les femmes aussi sont du voyage en 2021, essai dans lequel elle dézingue la vision masculine de l’aventure et invite les femmes à larguer les amarres sans scrupules. Nous l’avons rencontrée entre deux périples.

Causette : Le sous-titre de votre livre promet « l’émancipation par le départ ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Lucie Azema : J’ai souhaité transmettre un élan de liberté et l’envie de n’avoir peur de rien. On peut aujourd’hui s’autoriser à faire sauter les cadenas hérités de notre éducation et à partir, tout simplement. Les femmes sont issues d’une longue histoire d’enfermement, dans les couvents, dans les asiles ou aujourd’hui dans les foyers. Il faut faire sauter ça en voyageant, même sans partir loin. Une femme qui marche seule dans une grande ville la nuit, ou qui part en week-end au fin fond des Cévennes sans son mari et ses enfants, c’est déjà un sentiment immense de liberté. Pas besoin de se mettre la pression pour réaliser un grand voyage.

Vous défendez une vision féministe du voyage. Concrètement, comment voyage- t-on de manière féministe ?
L. A. : Ça veut dire voyager en étant la plus libre possible, en évacuant notamment les questions qu’un homme ne se poserait pas dans la même situation. Typiquement, les questions autour de la sécurité. La plupart du temps, les femmes n’osent pas voyager par peur. Pourtant, le lieu le plus dangereux statistiquement pour les femmes, c’est le foyer. On ne les décourage pas pour autant de se marier ! Le voyage n’aggrave pas les risques, au contraire : il peut même créer des mécanismes d’hypervigilance et de solidarité les unes envers les autres. Les voyageuses que je rencontre ont plus souvent des problèmes à Paris qu’en voyage ! On ne fait pas ce genre de mises en garde aux hommes, on les encourage même à prendre des risques. Et s’il leur arrive quelque chose, cela va être survalorisé. Alors qu’on culpabilisera une femme qui rencontrera un problème.

« Nous n’avons aucun conseil à recevoir pour voyager, si on trouve comment se réapproprier son instinct et s’écouter »

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Lucie Azema
© NADEGE ABADIE/FLAMMARION - DR

Vous-même, avez-vous reçu ce genre de mises en garde ?
L. A. :
Bien sûr, c’est une constante du voyage. Elles viennent souvent du baroudeur croisé dans une auberge de jeunesse, qui a plein de conseils à nous donner, à nous les femmes qui voyageons seules... Quand j’étais jeune, je n’arrivais pas à me rendre compte que c’était complètement machiste. Le féminisme m’a ouvert les yeux. Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir constate que les petites filles sont privées de leur instinct, alors que les garçons sont encouragés à l’écouter. Nous n’avons aucun conseil à recevoir pour voyager, si on trouve comment se réapproprier son instinct et s’écouter. Maintenant, j’arrive à répondre aux baroudeurs avec un humour pince-sans-rire qui leur permet de comprendre l’incongruité de leurs conseils.

À part la peur, qu’est-ce qui retient les femmes de partir ?
L. A. :
La question du rapport au couple et à la maternité se pose pour elles, et beaucoup moins pour les hommes. Je n’ai jamais entendu un homme dire qu’il va moins voyager sous prétexte qu’il a des enfants. Ou bien parce que cela l’empêcherait de faire des enfants. Dans l’imaginaire romantique, l’homme voyageur au long cours fonde forcément une famille adultère dans un port. Mais une mère qui part un week-end sans ses enfants, on crie à l’abandon ! Sur la route, je croise surtout des voyageuses qui ont moins de 30 ans ou bien plus de 50 ans. Entre ces deux âges, les femmes disparaissent. Pas les hommes. Ce “deux poids, deux mesures” est particulièrement visible dans le milieu de l’alpinisme où l’on reproche souvent aux femmes de prendre des risques... Et rarement aux hommes !

La plupart des récits de voyage consacrent la performance de la masculinité, le prestige viril de l’indépendance;et la supériorité physique des hommes

De quoi les femmes peuvent-elles s’aider pour voyager plus sereinement ?
L. A. :
De leur rapport à l’esthétique. Et ça, c’est compliqué. En excursion, l’épilation, le maquillage ou les vêtements passent souvent au second plan. Mais Instagram nous rappelle que le voyage doit rester une performance physique, avec des selfies où l’on se doit d’être à son avantage. Ce n’est pas facile d’accepter de se décharger de cette performance et de se détacher de son image. Les aventuriers, eux, peuvent publier tranquillement des portraits pleins de sueur, de barbe hirsute et de vêtements tachés. Cela ne gêne personne !

Dans votre livre, vous décrivez, et critiquez, la culture machiste des aventuriers et écrivains voyageurs. Comment se manifeste-t-elle ?
L. A. :
La plupart des récits de voyage consacrent la performance de la masculinité, le prestige viril de l’indépendance et la supériorité physique des hommes. Il en ressort un certain mépris envers les femmes qui ne sont pas considérées comme de “vraies voyageuses”. Ça se manifeste par exemple avec la question de la sexualité, que l’on retrouve beaucoup chez Jack Kerouac, qui veut coucher avec toutes les femmes qu’il croise en chemin. Pierre Loti a aussi pu écrire des pages très avilissantes, lorsque, par exemple, il décrit les Japonaises comme de petits « bibelots » ou les harems comme des lieux de rêve, alors qu’il s’agit de lieux d’esclavage.

« Quand je ne bouge pas, je m’évade en lisant des récits de voyage et de la littérature étrangère. Je viens d’une famille où on ne voyage pas du tout. Toute mon enfance et mon adolescence, j’ai lu des livres sans penser que ça m’arriverait ! »

Parmi vos sources d’inspiration, vous citez régulièrement des écrivaines-exploratrices du passé comme Nellie Bly, Alexandra David-
Néel ou encore Jeanne Barret. Parmi nos contemporaines, quelles sont vos références ?
L. A. :
Je peux citer Mélusine Mallender, qui réalise des expéditions à moto à travers le monde. Je suis également Sarah Marquis, une exploratrice suisse qui parcourt des endroits incroyables à cheval, en canoë ou à pied sur de longues distances. J’aime également Gloria Steinem, une journaliste féministe américaine qui a beaucoup voyagé et qui revient sur le devant de la scène grâce au travail de Mona Chollet.

Vous avez vécu en Inde, au Liban, en Iran et en Turquie, où vous résidez actuellement. Les droits des femmes y sont régulièrement bafoués. Comment le vivez-vous ?
L. A. : On me pose toujours cette question et on ne la pose pas aux hommes, alors qu’il n’y a pas de raison qu’ils supportent mieux que moi d’être dans un pays où les femmes n’ont pas leur mot à dire!

Vous faites régulièrement des périples lointains depuis 2011, et vous vivez actuellement entre Paris et Istanbul. Où êtes-vous en ce moment ? À quoi ressemble votre quotidien ?
L. A. :
Je suis en France pendant trois mois pour faire une tournée des librairies avant de repartir à Istanbul et travailler sur mon troisième livre. Quand je ne bouge pas, je m’évade en lisant des récits de voyage et de la littérature étrangère. Je viens d’une famille où on ne voyage pas du tout. Toute mon enfance et mon adolescence, j’ai lu des livres sans penser que ça m’arriverait !

Les femmes aussi sont du voyage, de Lucie Azema. Flammarion, 2021.

Lire aussi l Voyages : le racisme, un gros poids dans la valise

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