© Claude Truong Ngoc Wikimedia Commons Premiere marche nationale pour les droits et les libertes des homosexuels Paris 4 avril 1981 par Claude TRUONG NGOC
Première marche nationale pour les droits et les libertés des homosexuels Paris 4 avril 1981. © Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons

Lutte contre le sida : l'invisibilisation des les­biennes d'hier à aujourd'hui

Ce 1er décembre, c'est la journée mondiale de lutte contre le VIH. L'occasion pour Causette de s'intéresser cette année à la communauté lesbienne pendant l'épidémie du sida, de son invisibilisation à l'impact de celle-ci sur la prise en charge actuelle de la santé sexuelle.

Années 80, l'effervescence de la libération sexuelle initiée vingt ans plus tôt laisse soudainement place à la peur, alors qu'un nouveau virus décime la communauté gay. Repéré sur la côte est des États-Unis, mais déjà présent en Afrique centrale depuis le début du 20e siècle, qualifié de "cancer", puis rapidement de "cancer gay", le sida se répand aussi en France et contamine peu à peu des milliers de personnes, principalement des jeunes hommes homosexuels. L'effroi est amplifié par le flou qui entoure la transmission du VIH. "En l'absence de données épidémiologiques, on fonctionne par hypothèse à partir de ce que l'on voit", explique Yaël Eched, doctorante en sociologie à l'EHESS dont la thèse porte sur les pratiques de prévention et la conception du risque des lesbiennes face au VIH. "Et ce qui se voit, c'est la sexualité des hommes gays, qui sont considérés comme étant hyper sexuels avec un mode de vie dépravé. On est à la fin des années 70, au début des mouvements homosexuels". La sexualité des hommes gays est visible, et ils sont les premiers impactés par le virus. Au contraire, "les femmes sont invisibilisées dans l'épidémie de VIH des années 80, parce qu'elles ne sont pas repérées dans les populations particulièrement exposées", raconte Lydie Porée, chercheuse au sein du bureau confédéral du Planning Familial. A fortiori, les lesbiennes, "une minorité à l'intérieur d'une minorité", poursuit-elle, se retrouvent écartées du discours de prévention contre le sida.

Soeurs de lutte
Capture d'écran Instagram @Act-Up Paris
Capture d'écran Instagram @Act-Up Paris

Elles sont pourtant loin d'être écartées de la lutte. Très rapidement, elles prennent part à l'activisme de défense des droits des personnes affectées par le VIH. "Il y avait des relations de camaraderie, mais aussi affectives entre les personnes" de la communauté LGBTQIA+, explique Lydie Porée. Les personnes lesbiennes "sont très investies sur la question du VIH, parce qu'il y a une urgence épidémique. Les gens meurent, elles le voient autour d'elles. Et donc, les lesbiennes - qui sont aussi depuis des années, depuis les années 70 au cœur des mobilisations homosexuelles - prennent à bras le corps un problème urgent qui est celui de la survie de leurs proches", ajoute Yaël Eched. Elles entretiennent de ce fait une grande histoire de militantisme, souvent oubliée. "Les lesbiennes sont toujours à la tête des mouvements sociaux importants", rappelait à ce propos Anne-Christine d’Adesky, journaliste et militante des droits des femmes et des personnes LGBT américaine, citée par Alice Coffin dans son livre Le génie lesbien. C'est donc sans surprise que l'on retrouve des lesbiennes au sein des associations françaises de lutte contre le VIH, comme AID ou Act-Up Paris. "Les lesbiennes sont très nombreuses" dans cette seconde structure, écrit Clémence Allezard dans son article Soeurs de sang pour la revue La Déferlante. "C’est à elles que l’on doit notamment le fameux triangle rose d’Act Up. Ce logo que les militant·es portent sur leur poitrine dans les happenings jusqu’aux années 2000 reprend, en l’inversant, le marquage des homosexuel·les par les nazis dans les camps de la mort". En guise de symbole actuel de cet engagement, on retrouve notamment le personnage combatif d'Adèle Haenel dans le film 120 battements par minute, primé à Cannes en 2017.

“Fières. Fières d'être gouines, fières de lutter contre le sida,” arcl
“Fières. Fières d'être gouines, fières de lutter contre le sida,” © Archives Recherches Cultures Lesbiennes
Les lesbiennes disparues

Comment se fait-il cependant que si peu de cas soit fait de l'impact du VIH sur la communauté lesbienne ? À la fin du 20ème siècle , comme le décrit Yaël Eched, "il y a un rapport à la sexualité des homosexuels qui est avant tout masculine. La sexualité des lesbiennes passe complètement à la trappe. Elle ne fait pas partie du discours majoritaire sur la sexualité". D'après la doctorante, il s'agit "à la fois de logiques propres aux mouvements homosexuels, très centrés sur l'homosexualité masculine - même si les lesbiennes sont en première ligne des mobilisations pour les droits des homosexuels - et, en même temps, des logiques misogynes, sexistes, qui considèrent que la sexualité des femmes est toujours subordonnée à celle des hommes". Si les lesbiennes sont bien considérées comme dangereuses au début de l'épidémie (parce que gay après tout) et même exclues des campagnes de don de sang, elles se voient progressivement effacées des préoccupations relatives au VIH. "Quand on se rend compte que la maladie est liée à un mode de diffusion par des flux - notamment sexuels et le sang - tout de suite, elles disparaissent, parce que, dans le système hétérosexuel, la sexualité des lesbiennes est conçue comme étant quelque chose de non-pénétratif, qui n'implique pas d'échanges de fluides, et qui est quelque chose de l'ordre de l'infra-sexuel", analyse Yaël Eched. Pourtant, si elles seront moins nombreuses que leur camarades masculins, des femmes, des lesbiennes contracteront et mourront bien du sida.

Joan Baker Political Memorial card
Joan Baker Political Memorial card,
© We Are Everywhere: Lesbians in the Archive

L'ignorance qui entoure les pratiques lesbiennes, le rapport phallocentré de la société à la maladie, ainsi que les morts par dizaines de jeunes hommes homosexuels participent à l'invisibilisation des lesbiennes en tant que personnes susceptibles de contracter le VIH. "C'est aussi lié à la condition de vie et de stigmatisation des lesbiennes à l'époque comme aujourd'hui", ajoute Yaël Eched. "On confond la question des modes de transmission - c'est-à-dire le contact d'un fluide sexuel à un autre, ou du sang à une muqueuse, etc. - avec les formes de vulnérabilité sociale de la maladie. Et ça, ça se voit aussi chez les hommes. Tous les gays ne sont pas vulnérables de la même manière au VIH. Ça dépend des pratiques, des vulnérabilités sociales, de l'accès aux soins, du rapport au corps, à la sexualité, aux formes de vulnérabilité économique, à la précarité, au fait d'avoir un logement,... Ce sont toutes ces raisons-là qui font qu'on est plus ou moins à risque d'attraper le VIH", analyse-t-elle. "Autant chez les gays, c'est quelque chose qui peut être pensé dans la mesure où on articule leur sexualité avec leur position sociale et leur mode de vie, autant chez les lesbiennes, leur sexualité est complètement pensée à côté de leurs conditions de vie, de leur rapport à la médecine, leur accès aux soins, leur autonomie financière" et de toutes ces autres conditions.

Double peine

Avant l'irruption du sida, les lesbiennes n'oeuvrent pas qu'au sein des mouvements de lutte LGBTQIA+. Elles s'investissent aussi dans la défense des droits de la seconde communauté oppressée à laquelle elles appartiennent, celle des femmes. Or, au début des années 80, "les lesbiennes, pour les féministes, n'existent pas", explique Yaël Eched. "Il y a beaucoup de travaux qui ont montré que le mouvement féministe en France s'est fracturé autour de la question de l'hétérosexualité, et a purgé les groupes lesbiens du mouvement féministe". Durant les "années sida", les lesbiennes subissent ainsi une double discrimination : elles sont d'un côté exclues de la discussion autour du VIH qui a lieu dans la communauté homosexuelle, et de l'autre mises à la marge des mouvements féministes, qui refusent par ailleurs de se préoccuper du virus. "Puisqu'on considérait que le VIH était une maladie d'homosexuels - sous-entendu des hommes homosexuels - le mouvement féministe estimait que ce n'était pas du tout de son ressort, que c'était une question homosexuelle, masculine, et que les féministes s'occupant des femmes, elles avaient d'autres sujets à traiter, notamment en matière de santé reproductive et d’IVG", raconte Yaël Eched. Une réticence à s'emparer de la question qui peut potentiellement s'expliquer aussi, d'après Lydie Porée, par le fait que "l'irruption du VIH est venue perturber 15 ans de discours autour de la libéralité, de l'innovation sexuelle, du plaisir, de la sexualité épanouie sans risque de grossesse non souhaitée. Ça n'a visiblement pas été simple pour les militantes [du Planning] parce qu'elles ont pu prendre la lutte contre le sida comme un retour en arrière, un retour à une sexualité risquée". À plusieurs égards en effet, la fête était résolument finie.

D'après Yaël Eched, "Il y a eu des tensions qui ont été vraiment vives au début des années 90, entre la commission Femmes d'Act Up et certains mouvements féministes". L'entre-deux dans lequel évolue la communauté lesbiennes fait cependant d'elles des actrices cruciales des prises de consciences et du rassemblement autour de la lutte contre le VIH. "Le fait d'être des féministes et des lesbiennes, dès le milieu des années 80, produit une position originale. Ce sont un peu des pionnières, qui traduisent de manière féministe la question du SIDA, et posent la question du SIDA dans l'espace de la santé féministe", développe Yaël Eched. "C'est ça que les lesbiennes ont apporté dans le contexte spécifiquement français". Elles mettent ainsi en lien les réseaux homosexuels et féministes dans lesquels elles évoluent, permettant aussi de faire de la lutte contre le sida une question intersectionnelle. Beaucoup d'associations féministes reconnaîtront plus tard leur manque d'implication aux premières heures de la crise du sida, à regrets.

"Lesbiennes Guerillères contre la classe des hommes", © Archives Recherches Cultures Lesbiennes
"Lesbiennes Guerillères contre la classe des hommes", © Archives Recherches Cultures Lesbiennes
Latex et ciseaux

Il faudra encore du temps avant que les femmes soient inclues dans la recherche concernant le VIH. "La première étude épidémiologique en France qui s'intéresse à la question des femmes et de leur contamination, c'est 92, et c'est une enquête qui s'intéresse à la transmission materno-foetale, c'est-à-dire la transmission du virus de la mère au foetus lors d'une grossesse", décrit Yaël Eched. "C'est là qu'on voit aussi que les femmes, elles, ne sont considérées comme étant un objet d'étude que parce qu'elles sont un mode de transmission pour quelqu'un d'autre. C'est très long, la prise en compte des femmes comme étant des sujets dignes d'intérêt déjà, et dont la santé importe pour elles-mêmes aussi". En ce qui concerne les lesbiennes, elles sont encore moins considérées car elles ne s'inscrivent pas dans le rapport reproductif des femmes à la médecine. "La santé gynécologique, c'est de la santé reproductive", poursuit la chercheuse. "On va chez le gynéco lors du premier rapport sexuel ou des premières règles, on est suivies jusqu'à la ménopause,... tout ça est rythmé par une temporalité qui est celle des grossesses. Alors, les femmes qui sortent de ce parcours hétérosexuel procréatif, dans cette logique et aux yeux des médecins, n'ont pas de raison" de se préoccuper de leur santé sexuelle. "En termes même de socialisation médicale - c'est-à-dire la manière dont on apprend à prendre soin de soi - on apprend que si on n'a pas une sexualité avec des hommes, on n'a pas le désir d'avoir des enfants ou d'avoir une contraception, il n'y a pas de nécessité à avoir un suivi en santé gynécologique. Ainsi, la santé sexuelle des lesbiennes passe complètement à la trappe parce que c'est encore quelque chose qui est appris dans un cadre très hétérosexuel aujourd'hui. Quand on refuse de s'intégrer dans ce cadre, dans cet ordre hétérosexuel, il y a alors une prise de distance avec la médecine telle qu'elle est pratiquée, mais aussi avec la conception la plus répandue du soin, ce qui freine le rapport des lesbiennes à leur propre santé", conclut-elle.

D'après Lydie Porée et Yaël Eched - qui travaillent toutes deux sur le projet de recherche SeSAM LGBTI+ pour le renouvellement de la formation des professionnel·les de santé et des approches en promotion de la santé - la prise en charge des soins de santé, notamment sexuelle, des personnes lesbiennes n'est toujours pas optimale. Pour quelle raison ? En guise d'hypothèse, Lydie Porée souligne d'abord l'héritage de la crise du sida sur la compréhension populaire des rapports sexuels entre hommes homosexuels. Une conversation autour de leur sexualité -soudainement propulsée dans le débat public - a eu lieu en réaction au VIH. Le sexe lesbien n'a pas fait partie de cette découverte collective, les lesbiennes étant par ailleurs "aussi invisibilisées par les combats majeurs de l'époque de conquête des droits sexuels et reproductifs des femmes en général", explique Lydie Porée. Dans ce contexte, la conversation autour de la sexualité des lesbiennes n'a peut-être en fait jamais eu lieu. De ce fait, les pratiques sexuelles des lesbiennes et leurs spécificités restent encore aujourd'hui une zone d'ombre.

Extrait du journal "Actions" d'Act up, 1995 © Lydie Porée
Extrait du journal "Actions" d'Act up, 1995 © Lydie Porée

L'exemple absolu du manque encore très actuel de prise en charge en terme de santé sexuelle lesbienne tient en trois mots : la digue dentaire."C'est un petit peu le truc qu'on balance dès qu'on parle de santé sexuelle lesbienne", affirme Yaël Eched. La digue dentaire - ou "carré de latex" - peut permettre d’éviter la transmission d'IST pendant le sexe oral. Souple et flexible, elle se place avant le rapport buccogénital ou buccoanal sur la zone concernée. Dans les faits, elle est cependant très peu utilisée. "Elle s'appelle digue dentaire, ce qui montre bien par ailleurs que ce n'est pas du tout pensé pour ce type d'usage. À la base, c'est un outil de dentiste, comme son nom l'indique". En France, elle est aussi très peu accessible et coûte deux euros l'unité. Au rayon des autres recommandations à destination des lesbiennes, la médecine propose aussi de découper des capotes pour obtenir des carrés de latex. "Comme si les gens, au moment où ils ont un rapport sexuel, sortaient leurs ciseaux pour découper un préservatif", ironise la doctorante. "On ne suggère jamais à des hétérosexuels d'utiliser une digue dentaire pour leurs rapports orogénitaux. Mais par contre, on va directement le proposer aux lesbiennes parce qu'on a une compréhension très limitée de leurs pratiques sexuelles", conclut-elle.

Pour Lydie Porée, si la digue dentaire est en effet peu utilisée et peu adéquate, c'est parce qu'elle sert davantage de prétexte pour parler de sexualité lesbienne. "Ça permet vraiment de faciliter la discussion avec les personnes. Et puis, c'est un objet de curiosité. J'ai vraiment observé ça dans des séances de prévention et notamment des stands pendant les Marches des Fiertés. Et Il y a aussi un truc qui relève du repère communautaire", explique-t-elle. Le problème, c'est que ce prétexte occulte parfois des façons plus efficaces de pratiquer une sexualité lesbienne en toute sécurité."Comme pour toutes les IST, on ne parle pas du tout assez du dépistage, qui est pour moi un outil de réduction des risques majeur", développe Lydie Porée. "Ce que je trouve dommage, c'est que la digue dentaire écarte complètement la question du dépistage qui, pour moi, est un vrai enjeu de prévention. On sait depuis longtemps que la prévention combinée ne se limite pas à une manière de se protéger et qu'on peut utiliser de la prévention barrière comme un préservatif, mais aussi se dépister", ajoute pour sa part Yaël Eched. Or, dans les esprits, pour les raisons citées précédemment, le dépistage ne concerne pas non plus les lesbiennes.

Un futur plus lesbien

Face à cet héritage de la culture patriarcale hétéronormée mais aussi de la crise du sida, il convient cependant de rester optimiste. Des initiatives comme le projet SeSam, mais aussi les réflexions sur la prise en charge quotidienne au Planning Familial, tendent à se pencher activement sur la question de la santé sexuelle des lesbiennes. "Un groupe de travail national sur la santé des personnes LGBTQIA+ au sein du Planning Familial, qui, ces dernières années, pour tout un tas de raisons légitimes, était très centré sur les questions de santé des personnes trans, va désormais s'intéresser davantage aux questions de santé lesbienne", affirme par exemple Lydie Porée. Plus encore, les deux chercheuses se réjouissent de l'intérêt récent pour l'histoire lesbienne, jusqu'ici très peu documentée, ce qui participait à leur invisibilisation, notamment lors de la crise du sida. "Depuis, je dirais, trois-quatre ans, il y a vraiment un mouvement de redécouverte, un regain d'intérêt pour l'histoire des lesbiennes, l'histoire récente et l'histoire politique des lesbiennes", détaille Yaël Eched. "De plus en plus de personnes viennent consulter les archives - ce qui n'était pas forcément le cas avant - pour éclairer tel ou tel point de l'histoire lesbienne, que ce soit d'un point de vue culturel, politique, ou pour souligner leur présence dans les syndicats, les luttes écologiques, ou encore, évidemment, leur impact dans la lutte contre le VIH...".

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