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Najat Vallaud-Belkacem © DR

Najat Vallaud-​Belkacem : « Les inéga­li­tés de genre amputent le PIB mon­dial de 15%»

Pour notre hors-​série Femmes et argent, le chan­ge­ment c'est main­te­nant !, en kiosque aujourd'hui même, nous avons inter­ro­gé Najat Vallaud-​Belkacem sur la ques­tion, cru­ciale, de la pré­ca­ri­té des femmes. L'ancienne ministre des Droits des Femmes et direc­trice géné­rale de l'ONG ONE1 n'a pas mâché ses mots. Voici son inter­view en intégralité. 

Causette : Les femmes sont davan­tage tou­chées par la pau­vre­té et la pré­ca­ri­té. À cela plu­sieurs causes et par­mi elles, des salaires plus faibles au niveau mon­dial ? 
Najat Vallaud-​Belkacem : C’est clair. Dans les pays en déve­lop­pe­ment, la plu­part des femmes effec­tuent des tra­vaux non rému­né­rés tout au long de leur vie. Et quand elles tra­vaillent, elles sont le plus sou­vent can­ton­nées dans les sec­teurs infor­mels et mal rému­né­rés. Elles sont très nom­breuses à tra­vailler la terre et, pour­tant, elles ne pos­sèdent que 3% des ter­rains agri­coles. De manière géné­rale, les dif­fi­cul­tés et les injus­tices dont sont vic­times les filles et les femmes sont exa­cer­bées dans ces pays, et ce, à tous les niveaux : aban­don de l’école avant 10 ans, mariages for­cés, vio­lences conju­gales, absence de droit à l’héritage, décès lors de l’accouchement, dif­fi­cul­tés d’accès aux ser­vices finan­ciers… Les obs­tacles struc­tu­rels, sociaux, éco­no­miques et poli­tiques sont nom­breux et hélas géné­ra­le­ment cumu­la­tifs.
Mais même dans un pays comme le nôtre, les dif­fé­rences sexuées de reve­nu et de taux d’activité existent. Sans reve­nir sur les dif­fé­rences moyennes de salaires entre femmes et hommes, dont on a com­pris désor­mais qu’elles s’expliquaient par l’absence de véri­table mixi­té des métiers (les femmes étant plus pré­sentes dans les métiers les moins bien payés) autant que par les dif­fé­rences de dérou­le­ment de car­rière (inter­rup­tions de car­rière liées à l’arrivée des enfants…) et les pla­fonds de verre per­sis­tants, je suis tou­jours frap­pée par ce qu’il se passe quand un ter­ri­toire se pau­pé­rise au moment d’une crise éco­no­mique de grande ampleur. Généralement, ce sont les femmes qui vont se reti­rer du mar­ché du tra­vail, comme si lorsqu’il n’y a plus de bou­lot pour tout le monde, la répar­ti­tion sexuée des rôles reve­nait au galop. Durant la crise du Covid-​19, une femme avait près de deux fois plus de risques de perdre son emploi qu’un homme…
Ce qui est fou, c’est qu’à la sor­tie du pre­mier confi­ne­ment, des éco­no­mistes avaient esti­mé que si des mesures cor­rec­trices sur l’inégalité de genre au tra­vail n’étaient pas prises au plus vite, le manque à gagner pour l’économie mon­diale serait de quelque 1 000 mil­liards de dollars…

“70% des 1,3 mil­liard de per­sonnes vivant dans la pau­vre­té aujourd’hui sont des femmes”

L’ONG ONE s’est-elle pen­chée sur cette pré­ca­ri­té qui touche les femmes, qui passe éga­le­ment par un mau­vais accès à la san­té ?
N. V.-B. : ONE s’efforce en effet depuis plu­sieurs années de don­ner à voir com­bien la « pau­vre­té est sexiste », inti­tu­lé de la cam­pagne que nous avons lan­cée en 2015. Le manque de don­nées dans de nom­breux pays en déve­lop­pe­ment est un sérieux obs­tacle et nous récla­mons en per­ma­nence qu’il en soit pro­duit davan­tage, mais nous savons déjà un cer­tain nombre de choses : 70% des 1,3 mil­liard de per­sonnes vivant dans la pau­vre­té aujourd’hui sont des femmes. Les femmes et les filles concer­nées par l’extrême pau­vre­té subissent une double peine : le dénue­ment au quo­ti­dien, la faim, mais aus­si l’absence d’opportunités liées à un accès limi­té à l’éducation, aux ser­vices sociaux, à l’entrepreneuriat, à la pro­prié­té fon­cière… 
Prenons par exemple un sujet qui me tient à cœur : l’éducation. En Afrique, envi­ron une fille sur dix ne va pas à l’école durant ses règles, voire peut se retrou­ver en situa­tion de décro­chage sco­laire une fois pubère du fait du manque de sani­taires adap­tés. Au Mali, seule­ment 38% des filles ont ache­vé leur cycle pri­maire et au Burkina Faso, seule­ment 1% ont ter­mi­né leurs études secon­daires. Pendant la crise du Covid, de nom­breuses écoles ont fer­mé et des mil­lions d’enfants ont été désco­la­ri­sés dans les pays en déve­lop­pe­ment. On sait que par­mi eux, 20 mil­lions de filles risquent de ne jamais retour­ner à l’école – notam­ment parce qu’elles ont été vic­times de mariages for­cés et que les gros­sesses ont aug­men­té. 
Ces inéga­li­tés révol­tantes se retrouvent dans tous les domaines de la socié­té : la majo­ri­té des per­sonnes qui ne pos­sèdent pas de compte ban­caire au niveau mon­dial sont des femmes et, tou­jours au niveau mon­dial, 2,7 mil­liards d’entre elles ne sont léga­le­ment tou­jours pas auto­ri­sées à exer­cer les mêmes fonc­tions que les hommes. 
Enfin oui, les femmes n’ont sou­vent pas accès à des soins de san­té essen­tiels à cause des bar­rières éco­no­miques, socio­cul­tu­relles ou phy­sio­lo­giques. C’est ain­si que les jeunes femmes ont deux fois plus de risques de vivre avec le VIH que les hommes, les femmes enceintes sont par­ti­cu­liè­re­ment vul­né­rables au palu­disme et 11 mil­lions d’entre elles en Afrique sub­sa­ha­rienne l’ont contrac­té en 2019 avec des consé­quences catas­tro­phiques. 94% des décès pen­dant la gros­sesse ou l’accouchement ont lieu dans les pays en déve­lop­pe­ment, et deux tiers en Afrique sub­sa­ha­rienne. Le Covid est venu nous rap­pe­ler la fra­gi­li­té de sys­tèmes de san­té bran­lants dès lors qu’une crise vient les engor­ger. Et les femmes en sont tou­jours les pre­mières victimes. 

“C’est aus­si pour cela que les tra­vailleurs et tra­vailleuses du care sont si mal rému­né­rés : pour­quoi payer ce qui relève – par exten­sion – du champ domestique ?”

Dans votre livre La Société des vul­né­rables2, vous dénon­cez l’exploitation des femmes (elles sont majo­ri­taires) qui exercent les métiers du care. Pourquoi ce sec­teur est-​il ordi­nai­re­ment dépré­cié ? 
N. V.-B. : Les métiers du care sont intrin­sè­que­ment déva­lo­ri­sés parce qu’assurés en majo­ri­té par les femmes. Ils sont vus comme une exten­sion natu­relle de leur géné­ro­si­té, de leur ins­tinct mater­nel, de leur pro­pen­sion à prendre soin des autres. En bref, ces métiers sont consi­dé­rés comme une conti­nua­tion du champ domes­tique, domaine de com­pé­tence sup­po­sé des femmes, et non comme des pro­fes­sions à part entière. C’est une dérive cultu­relle de nos socié­tés, mal­heu­reu­se­ment pro­fon­dé­ment ancrée dans nos per­cep­tions col­lec­tives, et qui conduit à un manque cruel de valo­ri­sa­tion de ces fonc­tions. C’est aus­si pour cela que les tra­vailleurs et tra­vailleuses du care sont si mal rému­né­rés : pour­quoi payer ce qui relève – par exten­sion – du champ domes­tique ?
La fémi­ni­sa­tion d’une pro­fes­sion conduit d’ailleurs bien sou­vent à sa pré­ca­ri­sa­tion : je pense notam­ment aux métiers de magis­trat et d’avocat, qui subissent une véri­table dépré­cia­tion finan­cière et sociale tan­dis que davan­tage de femmes rejoignent leurs rangs. Tout cela est assez insup­por­table quand on y pense. J’ai bien aimé les réflexions qui foi­son­naient durant le pre­mier confi­ne­ment, quand on avait déci­dé de s’intéresser enfin à l’utilité sociale des métiers et d’en faire le pre­mier cri­tère de fixa­tion des rému­né­ra­tions. Il ne tient qu’à nous de conti­nuer à por­ter ce combat-​là, qui est archi cen­tral aus­si bien pour notre éco­no­mie, notre orga­ni­sa­tion sociale, que pour la légi­ti­mi­té de notre démocratie. 

“Le pou­voir de nom­mer les choses, de créer un récit est éga­le­ment celui de trans­for­mer et d’impacter le réel. Celui qui contrôle la nar­ra­tion impose de fait ses décisions”

La socié­té patriar­cale pro­dui­rait donc inévi­ta­ble­ment une plus grande pré­ca­ri­té des femmes ?
N. V.-B. : Oui. Parce que même dans les socié­tés où les droits des femmes sont les plus déve­lop­pés, le patriar­cat comme force cultu­relle conti­nue d’imposer une hié­rar­chie entre hommes et femmes avec, en pre­mier lieu, celle de la parole. Le pou­voir de nom­mer les choses, de créer un récit est éga­le­ment celui de trans­for­mer et d’impacter le réel. Celui qui contrôle la nar­ra­tion impose de fait ses déci­sions. Je suis par exemple convain­cue que, à l’échelle du monde, si nous n’avons pas réus­si à adop­ter suf­fi­sam­ment tôt et sérieu­se­ment les mesures néces­saires face au chan­ge­ment cli­ma­tique, c’est parce que les femmes n’ont pas eu voix au cha­pitre dans ce récit-​là non plus. Car de fait, ce sont encore les femmes qui sont les plus impac­tées par la dégra­da­tion de notre envi­ron­ne­ment, les plus expo­sées à l’insécurité ali­men­taire et hydrique, à la pau­vre­té et à la vio­lence qui en résultent. Lors des phases de recons­truc­tion consé­cu­tives aux catas­trophes natu­relles, ce sont elles qui vont plus encore qu’à l’ordinaire appor­ter leur contri­bu­tion sous forme de tra­vaux non rému­né­rés, ce qui a un impact néga­tif sur leur capa­ci­té à obte­nir un emploi géné­ra­teur de reve­nus ou à pour­suivre leur cur­sus sco­laire… Et pour­tant, elles sont aus­si les prin­ci­pales actrices du chan­ge­ment parce que pré­ci­sé­ment les plus au contact de la terre, de l’approvisionnement en eau et en com­bus­tible pour le chauf­fage et la cui­sine, de l’alimentation des familles, de la ges­tion de la san­té, etc. Tant qu’elles ne sont pas invi­tées dans les cercles de pou­voir et de déci­sion, tant qu’elles n’ont pas un accès équi­table aux res­sources, elles res­te­ront des invi­sibles tou­jours plus tou­chées par la précarité.

“La démo­cra­tie du care per­met­trait pré­ci­sé­ment de rendre toute leur place aux absents de la parole publique, aux vul­né­rables, aux invisibles”

Une « démo­cra­tie du care » pour­rait pal­lier en par­tie la pré­ca­ri­té de ces femmes, dites-​vous dans ce livre. De quelle manière ?
N. V.-B. : La démo­cra­tie du care, pour laquelle nous plai­dons avec Sandra Laugier [phi­lo­sophe et coau­trice, avec Najat Vallaud-​Belkacem, de La Société des vul­né­rables, ndlr], per­met­trait pré­ci­sé­ment de rendre toute leur place aux absents de la parole publique, aux vul­né­rables, aux invi­sibles. Parce que les meilleures déci­sions poli­tiques sont tou­jours prises en tenant compte de la voix de tous.

Au fond, une démo­cra­tie du care serait tout sim­ple­ment une façon dif­fé­rente de gou­ver­ner et d’envisager le rôle des citoyens. Nous devons nous rap­pe­ler qu’historiquement, ce sont nos capa­ci­tés rela­tion­nelles qui nous ont per­mis de sur­vivre et d’évoluer. Conscients de nos inter­dé­pen­dances, nous pour­rions mettre en place une gou­ver­nance où la voix de cha­cun est enten­due, avec des citoyens actifs et mobi­li­sés qui veillent sur le col­lec­tif. Sur le fond, une démo­cra­tie du care, c’est des pou­voirs publics dont les déci­sions se sou­cient véri­ta­ble­ment de l’essentiel : notre bien-​être indi­vi­duel et col­lec­tif, la pré­ser­va­tion de notre envi­ron­ne­ment, le déve­lop­pe­ment de nos communs…

Si l’ONG ONE est d’abord impli­quée dans les pro­blèmes de san­té, elle milite éga­le­ment pour l’autonomie finan­cière des femmes et pour une plus grande faci­li­té d’accès à l’entrepreneuriat… Quelles sont les solu­tions que vous pré­co­ni­sez ?
N. V.-B. : La par­ti­ci­pa­tion des femmes à la vie éco­no­mique est extrê­me­ment impor­tante, bien sûr, parce que les res­sources finan­cières leur per­met­tront d’améliorer leur niveau de vie. Mais aus­si parce qu’elles leur per­met­tront de se battre pour leurs droits. 
Dans les plai­doyers qui sont les nôtres, auprès des bailleurs de fonds et des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales qui sou­tiennent les pays en déve­lop­pe­ment, nous insis­tons donc sys­té­ma­ti­que­ment sur la néces­si­té de veiller à ce que les réci­pien­daires mènent des poli­tiques favo­rables à l’égalité et sou­tiennent notam­ment l’autonomisation éco­no­mique des femmes. Dans ces pays, cela pas­se­ra sou­vent par le sou­tien à l’entrepreneuriat. Donc par un accès au cré­dit faci­li­té, mais aus­si la levée des bar­rières légis­la­tives qui existent encore dans cer­tains d’entre eux. Les incu­ba­teurs et les fonds d’investissement locaux doivent éga­le­ment être encou­ra­gés… Les sujets de mobi­li­sa­tion ne manquent pas. Mais le jeu en vaut la chan­delle. Les inéga­li­tés de genre amputent le PIB mon­dial de 15%. Alors est-​ce qu’on va vrai­ment attendre 150 ans pour réa­li­ser l’égalité pro­fes­sion­nelle entre femmes hommes ? C’est la ques­tion qui est posée à notre monde. 

  1. ONE est un mou­ve­ment mon­dial qui fait cam­pagne pour en finir avec l’extrême pau­vre­té et les mala­dies évi­tables d’ici 2030.[]
  2. La Société des vul­né­rables. Leçons fémi­nistes d’une crise, de Najat Vallaud-​Belkacem et Sandra Laugier. Tracts Gallimard, 2020.[]
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