Il y a 10 ans, les Parisiennes étaient auto­ri­sées à por­ter le pan­ta­lon : Christine Bard nous raconte cette épo­pée féministe

L’abrogation symbolique de l’ordonnance interdisant aux femmes de porter un pantalon, fête ses dix ans ce 31 janvier. L’occasion de revenir sur une lutte culottée avec l’historienne spécialiste des femmes et du genre, Christine Bard.

En 1972, Michèle Alliot-Marie, alors jeune conseillère politique, se voit refuser l’entrée de l’Assemblée par les huissiers. La cause ? Elle porte un pantalon. « Si c’est mon pantalon qui vous gêne, je l’enlève dans les plus brefs délais », défie la jeune femme de 26 ans avant de leur passer fièrement sous le nez. Il faudra toutefois attendre 1980 pour que le port du pantalon féminin soit officiellement autorisé dans l’hémicycle du Palais Bourbon. Et encore plus de trente ans pour que les Parisiennes aient symboliquement le droit d'en porter un dans la rue.

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Christine Bard ©Laurence Prat

Il y a dix ans jour pour jour, le 31 janvier 2013, le ministère des Droits des femmes faisait en effet savoir que l’ordonnance de police de la préfecture de Paris du 7 novembre 1800, qui interdisait aux Parisiennes de s’habiller en homme – et donc en pantalon –, était abrogée. Bien sûr, ladite ordonnance n’était plus respectée depuis des lustres mais était restée en vigueur jusque-là. Dix ans après son abrogation officielle, Christine Bard, professeure d'histoire contemporaine à l'Université d'Angers, spécialiste de l’histoire des femmes et du genre et autrice d’Une histoire politique du pantalon (Seuil), nous raconte le rôle joué par ce vêtement masculin dans la lutte pour l’émancipation des femmes.

Causette : Le pantalon triomphe en 1789 avec la victoire des sans-culottes qui aspirent à un costume citoyen, simple et égalitaire. Pourtant, le 7 novembre 1800, une ordonnance de police de la préfecture de Paris interdit aux Parisiennes d’adopter le pantalon. Pour quelle raison ?
Christine Bard :
Il s’agit d’imposer la différenciation vestimentaire selon le sexe, de codifier le paraître des deux sexes. Ce principe est d’ailleurs déjà présent dans la Bible : « Une femme ne portera pas un costume masculin et un homme ne mettra pas un vêtement de femme, quiconque agit ainsi est une abomination à Yahvé ton Dieu ». Avec la Révolution, un assouplissement des règlementations concernant les apparences est à noter, mais il ne concerne pas le genre. La période qui suit est un moment de remise en ordre de la société. Les révoltes féminines sont matées, notamment avec l’interdiction faite aux femmes de se rassembler à plus de cinq dans la rue. Le droit au pantalon est agité comme un épouvantail : voilà où conduirait l’égalité entre les femmes et les hommes ! Le port du pantalon par les femmes a également été présenté comme une revendication des citoyennes révolutionnaires, ce qui était faux. Prohiber le pantalon fut surtout un prétexte pour interdire aux femmes de se rassembler. 

Cette ordonnance concerne seulement les Parisiennes ?
C.B. :
L'ordonnance concerne les femmes du département de la Seine (Paris) et les communes de Saint-Cloud, Sèvres et Meudon. Il y eut également au XIXe siècle des arrêtés municipaux interdisant aux femmes de se vêtir en homme dans certains lieux publics. Ce fut par exemple le cas au Mans, en 1840, après une émeute.

Si les femmes outrepassent cette interdiction, que risquent-elles ?
C.B. :
Un mauvais moment au commissariat et une amende. Il faut cependant distinguer les femmes qui ignorent l’existence de l’interdiction et celles qui la connaissent et refusent de demander une autorisation. C’est évidemment plus compliqué pour elles si le port du pantalon sert une stratégie d’usurpation de l’identité masculine, pour reprendre la terminologie de l’époque. 

« Les femmes à barbe choquent moins la morale habillées en homme qu’en femme. »

Dans votre livre, Une histoire politique du pantalon, vous dites qu’une autorisation de travestissement peut être demandée. L’ordonnance précise en effet que « toute femme désirant s’habiller en homme doit se présenter à la préfecture de police pour en obtenir l’autorisation et que celle-ci ne peut être donnée qu’au vu d’un certificat d’un officier de santé ». Dans quel cas cette autorisation peut-elle être demandée ? 
C.B. :
Un certificat médical est demandé pour obtenir une dérogation. Cela concerne les cavalières qui doivent protéger le bas de leur corps, les femmes qui souffrent d’être exposées au froid ou encore les actrices qui rentrent tard le soir. L’hypertrichose [augmentation de la quantité de poils sur une partie du corps, ndlr] est aussi mentionnée sur certains certificats médicaux pour les femmes à barbe. Elles choquent moins la morale habillées en homme qu’en femme. 
Il existe également des circonstances particulières, exceptionnelles comme la peintre animalière Rosa Bonheur [Elle obtient l’autorisation de porter un pantalon sous prétexte qu’elle écume les foires aux bestiaux, ndlr]
Il est impossible de chiffrer le nombre de demandes d’autorisation car les archives de la préfecture de police ont été détruites pendant la Commune, mais j’estime à quelques centaines les demandes, qui datent toutes du XIXe siècle. 

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Le Bon Genre, gravure n°42,
Les Grâces en Pantalon (1810)

À quelle catégorie sociale appartiennent les femmes qui luttent pour s’emparer du pantalon ? 
C.B. :
Elles viennent de toutes les catégories sociales. Des ouvrières gagnant le double en tant qu’hommes dans des ateliers masculins, des aristocrates accomplissant des voyages aventureux, des prostituées qui rentrent secrètement dans des casernes, des artistes vivant la vie de bohème ou encore des lesbiennes masculines. Les pantalons portés sont variés : ils peuvent être masculins ou bien spécialement créés pour les femmes. C’est le cas du bloomer, une culotte bouffante descendant sous les genoux, portée avec une tunique. Une tenue inventée par la féministe Amelia Bloomer aux États-Unis au milieu du XIXe siècle. Un scandale pour l’époque. 

« C’était stimulant pour George Sand de s’approcher du monde des hommes sans être remarquée. »

Certaines grandes figures féminines se sont battues pour faire du pantalon un vêtement mixte... 
C.B :
Certaines ont porté le pantalon, sans se battre pour autant pour que toutes les femmes puissent le porter, mais en ayant un discours le légitimant. C'est le cas de l’écrivaine George Sand, qui ne s’abaissa jamais à demander une autorisation de travestissement à la police. Pour elle, qui cacha sa véritable identité, c’était stimulant de s’approcher du monde des hommes sans être remarquée. 
La plus engagée est la militante féministe et première femme interne en psychiatrie Madeleine Pelletier née en 1874. [En 1905, elle décide de se couper les cheveux courts et de s’habiller en costume d’homme, ndlr]. Elle se justifia ainsi par ces mots : « Mon costume dit à l’homme : je suis ton égale. »

La lutte fut-elle difficile ?
C.B.:
La lutte a été extraordinairement difficile, avec de fortes oppositions du côté des hommes. Le vêtement féminin fabrique une féminité soumise, empêchée, entravée. Certaines femmes se sont montrées aussi très attachées aux modes féminines et au « privilège » de la parure. Au XIXe siècle, les femmes sont devenues le « beau sexe », mais un sexe sans pouvoir. Elles ne lâchent pas facilement ce qui fabrique leur séduction. 

« La mode a entériné le changement auquel les femmes, surtout les jeunes femmes, aspirent à l’époque. »

À quel moment le port du pantalon pour les femmes est-il véritablement rentré dans les mœurs en France ? 
C.B. :
Les progrès du pantalon ont accompagné les progrès de l’émancipation des femmes. Cette émancipation s’est jouée sur bien des terrains : la citoyenneté, le sport ou encore la mode. Le tournant des années 1960 est décisif pour le pantalon comme pour d’autres enjeux de libération (la contraception, les études supérieures, le travail salarié…). Enfin, il ne faut pas oublier que la mode a entériné le changement auquel les femmes, surtout les jeunes femmes, aspirent à l’époque [Le couturier Yves Saint Laurent conçoit son célèbre tailleur-pantalon en 1966, ndlr.]. C’est aussi la percée d’un fabuleux vêtement unisexe dans les années 1970 : le blue jeans. 

Votre livre, Une histoire politique du pantalon, sort en 2010. Trois ans plus tard, Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des Droits des femmes, abroge cette ordonnance qui n’était plus appliquée depuis des années. Qu’est-ce que cela a symbolisé ?
C.B. :
Il était admis par tous que l’ordonnance était tombée en désuétude depuis plusieurs décennies. Il n’était d’ailleurs plus possible de définir comme au début du XIXe siècle ce que signifie « s’habiller en homme ». Cela faisait longtemps qu’une femme en pantalon n'était plus perçue comme « travestie » mais l’ordonnance n’avait jamais été abrogée pour autant. La sortie de mon livre en 2010 et sa médiatisation ont enclenché quelque chose en France. Et malgré un vœu du Conseil de Paris, le préfet de police de Paris a tout de même refusé d’abroger l’ordonnance cette même année, indiquant qu’il avait mieux à faire que de l’archéologie législative. Trois ans plus tard, la ministre socialiste Najat Vallaud-Belkacem a alors indiqué que cette ordonnance n’était plus qu’une vieille pièce d’archive. Elle a ainsi montré qu’elle prenait au sérieux une dimension symbolique et historique de la domination masculine. C’était un geste féministe. Mais ce sont les femmes qui ont réellement abrogé cette ordonnance. Dans la dynamique des luttes pour leur libération, elles se sont emparées du symbole du pouvoir et de la virilité, le pantalon, pour en faire un vêtement mixte et ont ainsi frappé de désuétude l’ordonnance de 1800.

Aujourd’hui, nombreuses sont les femmes à davantage porter des pantalons que des robes ou des jupes. Qu’est-ce que cela signifie ? 
C.B. :
Le vêtement ouvert (la jupe, la robe) a été en conséquence resignifié : plus exceptionnel, plus érotisé, plus festif et souvent plus estival. Mais il n’a pas été abandonné : si le pantalon est un puissant symbole d’égalité des sexes dans les années 1960, la minijupe l'est également, en faisant reculer l’injonction discriminatoire à la pudeur.
Ce qu’il faut surtout observer, c’est que les hommes n’ont pas symétriquement adopté le vêtement ouvert. Les jupes pour hommes progressent depuis les années 1960, mais restent à la marge et sont toujours visées par des discours sexistes et homophobes. Le neutre vestimentaire est une réflexion émergente, qui mérite l’attention. On sait bien qu’il est extraordinairement difficile de sortir du binarisme, mais les tentatives se multiplient pour tenter de dégenrer les vêtements. 

Une histoire politique du pantalon, de Christine Bard, Éditions Points Seuil, 2010 (réedition 2014).
Ce que soulève la jupe. Identités, transgressions, résistances, de Christine Bard,
Autrement, 2010.

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