Passée sous les radars médiatiques, une nouvelle injustice pour les jeunes majeurs étrangers encadrés par l’Aide sociale à l’enfance va être créé par la loi immigration. Décryptage avec Lyes Louffok, militant des droits des enfants et essayiste français.
Trente-deux articles de la loi immigration ont été censurés par le Conseil constitutionnel, mais qu’en est-il de ceux qui ont été validés ? Pour Causette, Lyes Louffok, militant des droits des enfants et essayiste français, revient sur l’article 44 de la loi immigration qui prévoit l’exclusion de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) des jeunes majeur·es faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Le militant se dit “scandalisé” et pointe par ailleurs le retard pris dans l’application de la loi Taquet sur la protection de l’enfance.
Causette : Le Conseil constitutionnel a censuré, le 25 janvier dernier, un grand nombre d’articles de la loi dite “immigration” la semaine dernière, mais il a jugé conforme l’article 44. Que prévoit cet article de loi pour les majeurs de l’Aide sociale à l’enfance ?
Lyes Louffok : L’article 44 prévoit que les enfants placés de nationalité étrangère à l’âge adulte doivent prouver qu’ils ne sont pas soumis à une obligation de quitter le territoire français (OQTF) pour pouvoir bénéficier du maintien de leur protection au-delà de 18 ans. Cela fait douze ans que je milite sur les questions de protection de l’enfance et je n’avais jamais vu ça de ma vie. C’est extrêmement choquant.
Aujourd’hui, et ce depuis 2022, un enfant placé a le droit à une prolongation de sa protection auprès de l’ASE, de 18 à 21 ans. Il y a énormément d’enfants placés à l’ASE qui terminent aujourd’hui sans domicile fixe une fois devenus adultes. 40 % des jeunes Français sans domicile fixe de moins de 25 ans sortent tout droit de nos foyers ou de nos familles d’accueil [selon une étude de la Fondation Abbé-Pierre parue en 2019, ndlr]. C’est énorme. Si on règle le problème de l’ASE, on pourrait faire sortir de la rue une personne sans domicile fixe sur quatre. C’est ce que ça représente.
Qu’est-ce que cela implique ?
L. L. : Avec l’article 44, on introduit une forme de préférence nationale. La protection jeune majeur financée par les départements, c’est d’abord pour les enfants de nationalité française et ensuite pour les mineurs de nationalité étrangère, uniquement à la condition qu’ils démontrent qu’ils ne sont pas soumis à une OQTF. Avec ce qui vient d’être voté, il y a donc deux catégories d’enfant : les enfants placés français, qui ont un droit garanti à une protection au-delà de leur majorité, et les enfants placés étrangers, qui n’ont plus ce droit inconditionnel et garanti. En quelques mois, le gouvernement vient de saccager des décennies de combats et de batailles. Ça va être dur, très très dur.
En février 2022 a été votée la loi Taquet, relative à la protection de l’enfance et censée améliorer les conditions d’accueil et d’accompagnement des enfants relevant de l’aide sociale à l’enfance. En étiez-vous satisfait ?
Lyes Louffok : La loi Taquet, tel qu’elle a été votée et promulguée par le président de la République, est une loi plutôt insatisfaisante, puisqu’elle ne répond pas à un certain nombre de besoins. Un certain nombre d’articles dans cette loi visaient très spécifiquement les familles d’accueil de l’ASE, mais ce n’est pas allé suffisamment loin. Notamment pour permettre le recrutement de personnes en cumul emploi, c’est-à-dire des personnes qui occuperaient une activité professionnelle et qui souhaiteraient, en plus de leur activité, occuper les fonctions de famille d’accueil. On est confronté aujourd’hui à une grave pénurie dans ces métiers-là.
Le texte était censé interdire d’ici à 2024 le placement en hôtels ou en campings des mineur·es et jeunes majeur·es confié·es à l’ASE. Qu’en est-il ?
L. L. : On a énormément d’enfants placés à l’ASE qui aujourd’hui survivent dans ces structures-là, livrés à eux-mêmes, sans présence éducative. Quand la loi Taquet a été votée en 2022, le Parlement a fait le choix de laisser un délai de deux ans aux départements et à l’État pour s’organiser et développer les structures suffisantes pour permettre que cette interdiction des placements hôteliers soit réellement effective et que chaque enfant ait des places, soit en famille d’accueil, soit en structure adaptée. Cette mesure était censée entrer en vigueur au 1er février 2024.
Là où moi, je suis assez en colère aujourd’hui, voire extrêmement révolté, c’est que le décret d’application de cette loi n’est pas sorti, ce qui fait que l’interdiction de placer des enfants de moins de 16 ans dans des hôtels ou dans des campings ne sera pas effective au 1er février 2024. Aujourd’hui, la balle est entre les mains du gouvernement, il n’y a que lui qui peut décider de publier ce décret. Force est de constater qu’à J‑2, cela n’a toujours pas été fait.
Quels problèmes pose ce type de placements dans des structures touristiques ?
L. L. : On sait qu’aujourd’hui ces structures peuvent conduire à la mort d’enfants. C’est profondément scandaleux et irresponsable. On est en train de dire à ces jeunes que leurs vies valent beaucoup moins que celles des autres et notamment que celles de ceux qui auraient une présence familiale à leur côté. Alors que ce sont les jeunes les plus vulnérables dans nos sociétés.
Il y a eu un certain nombre d’affaires qui ont défrayé la chronique dans ces structures. On pourrait citer, par exemple, Jess, un mineur de 17 ans qui a été tué [en décembre 2020] par un autre enfant placé dans un hôtel à Suresnes, dans les Hauts-de-Seine. Il y a également le cas d’Anthony Lambert, en Saône-et-Loire, qui a été retrouvé nu et sans vie dans un champ [en janvier 2022]. L’enquête judiciaire est toujours en cours, mais on présume très fortement qu’il a également été tué par un autre mineur placé dans le même camping que lui. On peut également citer le cas de Nour, qui s’est suicidé en se jetant dans la Seine [en février 2018]. Cet enfant avait vécu un parcours migratoire extrêmement violent et traumatisant, il vivait dans un hôtel sans aucun soutien psychologique et éducatif. Il y a également eu deux overdoses, dans des hôtels à Orléans, de jeunes de l’ASE qui n’étaient pas pris en charge sur le plan médical et notamment au regard des addictions qu’ils pouvaient avoir.
Que préconisez-vous pour placer les enfants ?
L. L. : Il n’y a pas de recette miracle. Quand vous regardez les statistiques du nombre d’enfants placés en 1996 et 2022, c’est plus de 43 % d’augmentation. C’est énorme pour un pays comme le nôtre. Selon l’Unicef, il y a actuellement un peu plus de 400 000 enfants placés en institution en Europe, mais 200 000 rien qu’en France. Il est évident qu’on a besoin d’un fonds d’urgence.
Aujourd’hui, on a des enfants qui restent à domicile alors même que la justice les a reconnus en danger dans leur environnement familial. On a des enfants qui, même s’ils sont, sur décision de justice, placés à l’ASE, retournent dans leur famille biologique alors que l’on sait qu’ils y sont en danger. On a même, du fait de la pénurie professionnelle à l’ASE et dans les établissements, des structures qui ferment leurs portes.
L’Igas [Inspection générale des affaires sociales] avait produit en 2019 une très bonne étude sur les infanticides, qui montrait que 49 % des enfants morts dans le contexte familial étaient des enfants préalablement repérés et suivis par les services sociaux. C’est-à-dire que dans notre pays, la moitié des infanticides pourraient être évités à condition qu’on y mette les moyens.
Une autre chose qui permettrait aujourd’hui de créer de nouvelles places dans le système de protection de l’enfance, ce serait de sortir de cette utopie patriarcale qui consiste à embaucher comme famille d’accueil des couples hétérosexuels avec un schéma très traditionnel. C’est-à-dire un mari qui travaille et une femme qui reste au foyer pour s’occuper des enfants placés. Je pense qu’il va falloir diversifier les familles à qui aujourd’hui on délivre des agréments. Il va falloir permettre à des personnes célibataires, en couple, avec ou sans enfants, hétérosexuels ou LGBTQIA+ de pouvoir obtenir un agrément.
Quand on lit la Convention internationale des droits de l’enfant, et notamment l’article 20, on voit bien que le placement à l’institution doit être subsidiaire. Le placement en famille d’accueil est le mode de placement qui doit être privilégié par les États. En France, ce n’est malheureusement pas le cas, puisque seuls 40 % des enfants placés extraits de leur environnement familial sont aujourd’hui placés en famille d’accueil. Il y a dix ans, c’était 51 %.
À votre avis, pourquoi le gouvernement n’avance pas sur ces sujets ?
L. L. : Il y a plusieurs hypothèses. La première, c’est qu’il y a un rapport de force entre les départements et le gouvernement depuis de très nombreuses années. On a des départements qui ne veulent pas investir financièrement dans cette politique publique parce que ça ne leur apporte rien, c’est une réalité. D’année en année, à un niveau national, les budgets d’aide sociale à l’enfance augmentent, mais jamais de manière proportionnelle aux besoins.
La deuxième hypothèse, c’est que pendant très longtemps, depuis qu’on a décentralisé les politiques de protection de l’enfance, l’État n’a pas non plus donné les moyens aux départements de se mettre en conformité avec la loi. Il n’y a pas eu d’enveloppe budgétaire exceptionnelle donnée par le gouvernement aux départements pour leur permettre de vider les hôtels et créer de nouvelles structures. Il y a donc une part de responsabilité qui pèse aujourd’hui sur les épaules du gouvernement dans la non-effectivité et la non-application des lois.
Pourtant, si on écoute les responsables politiques, qu’ils soient de droite ou de gauche, il y a une forme de consensus. En effet, tout le monde considère que c’est inacceptable d’avoir des enfants livrés à eux-mêmes dans des hôtels. C’est une situation que l’on n’accepterait pas pour nos propres enfants. Il n’y a pas de blocage idéologique, je pense qu’on est confronté à un blocage financier.
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