Enfance abu­sée : pour Lyes Louffok, il faut asso­cier les vic­times aux poli­tiques publiques

Une commission indépendante sur les violences sexuelles faites aux enfants doit voir le jour à l’automne. Enfin une bonne nouvelle en France où, chaque année, 165 000 enfants subissent un viol ou une tentative de viol1. Lyes Louffok, ancien enfant placé et lui-même victime, membre du Conseil national de la protection de l’enfance, a demandé à en faire partie. Pas sûr, tant il n’a pas sa langue dans sa poche.

© Thierry NECTOUX GAMMA RAPHO 2
© Thierry NECTOUX/ GAMMA-RAPHO

Causette : Vous avez proposé de siéger au sein de la future commission indépendante sur les violences sexuelles faites aux enfants. Pourquoi ?Lyes Louffok : Il n’a jamais été fait état d’une représentation des victimes au sein de cette commission. Or, on ne peut pas, on ne doit pas établir de politiques publiques sans les personnes concernées. Nos expériences sont nécessaires à l’identification des points de blocage. Le militantisme en protection de l’enfance, qui résulte parfois, comme c’est mon cas, d’une expérience personnelle douloureuse, produit une expertise qui est encore aujourd’hui sous-exploitée par les pouvoirs publics. C’est une parole dont on se passe trop souvent. Et ça ne peut plus durer. Il va maintenant falloir prendre en compte nos propositions qui sont directement tirées de nos expériences. 
L’autre raison qui m’a poussé à « candidater », c’est mon ras-le-bol des commissions qui font siéger toujours les mêmes pédopsychiatres, juristes, magistrats, psychologues. Si les choses n’évoluent pas, c’est aussi parce qu’on ne parvient pas à renouveler le vivier d’experts. Certaines personnalités participent à ce type d’instances depuis des décennies. Cela fait des années que l’ancien vice-président du tribunal pour enfants de Bobigny, Jean-Pierre Rosenczveig, qui siège avec moi au Conseil national de la protection de l’enfance et fera probablement partie de la commission sur les violences sexuelles faites aux enfants, squatte les différents ministères ! 

Avez-vous reçu une réponse ?
L. L. : J’ai écrit à Adrien Taquet [secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles, ndlr] pour lui proposer de siéger au sein de la commission. Nous avons des rapports très tendus et sa réponse à mon texto me laisse peu d’espoir. Il n’y a pas de volonté affichée de me faire participer. Toute critique vis-à-vis du gouvernement est vue comme une agression, au point que son auteur se retrouve blacklisté. Il est ensuite très difficile de maintenir le dialogue avec les responsables politiques. 

Que peut-on attendre de cette instance ?
L. L. : La plus-value de cette commission, dont je me suis félicité tout de suite, c’est son caractère indépendant. Et le fait que le gouvernement lui ait alloué un budget propre. J’espère qu’on se donnera les moyens de dresser un état des lieux le plus exhaustif possible de la situation. Ce serait déjà très bien. On a un gros problème en France avec la production de données. Les chiffres des ministères de l’Intérieur et de la Justice sont réactualisés tous les ans, mais il existe très peu d’études scientifiques financées permettant de quantifier le phénomène. Au-delà de cet aspect quantitatif, j’aimerais qu’on étudie des cas concrets, vécus, de viols sur mineurs qui ont été correctionnalisés, c’est-à-dire convertis en délits, pour comprendre où ça dysfonctionne. Par exemple, dans la façon dont l’enfant a été reçu au commissariat. Cela pourrait permettre de mieux identifier les difficultés rencontrées dans le repérage des violences et d’ajuster les réponses à apporter pour lever les points de blocage. 

© Benedicte Kurzen Noor
© Benedicte Kurzen / Noor

Le secrétaire d’État Adrien Taquet a annoncé que cette commission serait « centrée pour l’essentiel sur le cercle familial, qui concentre 80 % des violences ». Partagez-vous ce choix ? 
L. L. : Non. C’est un fléau qu’on doit attaquer sur tous les fronts. Pour moi, cette commission a aussi vocation à sortir de l’angle mort les problématiques qui ne préoccupent personne. Je pense, par exemple, aux violences sexuelles entre mineurs, qui restent extrêmement taboues. Dans les institutions de l’Aide sociale à l’enfance, il arrive que, faute de place, on laisse l’enfant victime cohabiter avec l’enfant agresseur parfois pendant des années, sans les séparer. C’est hyper traumatisant. Je vous le dis parce que ça m’est arrivé personnellement. Je n’oublie pas les jeunes handicapés violés et, plus généralement, tout ce qui se passe à l’intérieur des institutions, dans les écoles, les foyers, les centres sportifs… Les récentes affaires médiatiques dans le monde du sport, où les révélations se multiplient, montrent bien que les violences sexuelles débordent largement du cadre familial et intrafamilial. On a besoin d’avoir une vue d’ensemble. D’autant que les réponses apportées seront différentes selon les cas. On n’accompagne pas de la même manière les enfants quand les faits se sont déroulés dans le cadre familial ou à l’extérieur. Pour activer des leviers adaptés, évitons de hiérarchiser les situations.

Mais comment sortir les violences intrafamiliales du huis clos qui les caractérise ?
L. L. : Toutes les violences sexuelles sur mineurs se déroulent à huis clos ! L’omerta est présente partout, en tout lieu et en tout temps, même si les conséquences diffèrent quand ça se joue dans la sphère familiale. On peut alors assister à une marginalisation de l’enfant, une rupture avec -l’entourage, les frères, les sœurs… Par ailleurs, le rôle des médecins et des professionnels de l’Éducation nationale est d’autant plus important que le repérage des violences repose essentiellement sur des interlocuteurs extérieurs à la famille. 

Les affaires récentes, qui visent Gabriel Matzneff, Christophe Ruggia et Christophe Girard, peuvent-elles aider à libérer la parole ?
L. L. : Toutes les personnalités médiatiques qui ont brisé le silence ces dernières années l’ont fait avec un courage immense, qui a permis à d’autres de témoigner à leur tour. J’ai été à la fois choqué et ému de voir tous les récits publiés sous le hashtag #IWas. C’est quelque chose de tout à fait sain. Après, il y a quand même un problème : si les personnes en viennent à raconter leur histoire sur les réseaux sociaux, c’est bien parce qu’elles n’ont pas pu le faire ailleurs ! Il est donc urgent d’inventer des dispositifs pour faciliter le recueil de cette parole et permettre l’accompagnement des victimes. 

Pourquoi leur est-il si difficile de parler ? 
L. L. : La victime qui s’exprime est toujours confrontée à un retour de bâton très violent. Les réactions de la majorité municipale à l’affaire Girard [ex-adjoint à la Culture de la mairie de Paris], et notamment de la maire de la plus grande ville de France, qui a apporté son soutien à l’agresseur présumé, sont scandaleuses. C’est une nouvelle fois la preuve que les politiques s’empressent d’enterrer les principes qu’ils brandissent d’habitude en étendard quand on touche à leurs amis ou à leur camp. Cette position de défense collective est d’une extrême violence vis-à-vis de l’homme qui accuse Christophe Girard de l’avoir contraint à des rapports sexuels lorsqu’il était mineur. La présomption d’innocence qu’on invoque toujours ne doit pas se transformer en présomption de non-culpabilité, ni servir de prétexte pour faire taire les victimes et leurs soutiens. Ne pas être cru ou pris au sérieux est très violent pour la victime. Souvent, on cherche à minimiser ce qu’elle a subi en disant qu’elle l’a bien cherché ou qu’une fellation, ce n’est pas si grave, quand on ne la suspecte pas de mentir. Et derrière, la justice lui demande de prouver qu’elle dit vrai…

Vous plaidez pour la création d’un crime spécifique afin
que les violences sexuelles sur mineurs n’entrent plus dans
la catégorie du viol. Pourquoi ?

L. L. : Dans le Code pénal, pour qu’un viol soit caractérisé, il faut que la justice établisse que l’acte a été commis sous la contrainte, la menace, la surprise ou au moyen de la violence. Cela met les enfants victimes dans une position impossible. C’est d’ailleurs pour ça que les cours de justice requalifient régulièrement des viols sur mineurs en agressions sexuelles. La seule façon de s’en sortir, ce serait de créer un crime spécifique qui dirait que tout acte sexuel d’un adulte sur un mineur de moins de 15 ans est passible de vingt ans de prison. 

Que proposez-vous ?
L. L. : Avant toute chose, former, former, former. Le cursus initial des enseignants ne comporte aucun module sur le repérage et le signalement des violences. Tous les professionnels de l’Éducation nationale sans exception devraient notamment savoir rédiger une « information préoccupante »2 et connaître le circuit emprunté par celle-ci une fois qu’elle est lancée ! Je suis par ailleurs scandalisé qu’en 2020, la question du casier judiciaire soit autant absente des débats. On le vérifie en début de carrière – ce qui devrait être systématique dans tous les lieux qui accueillent des enfants –, mais très peu d’institutions font des mises à jour régulières. Le questionner au minimum tous les trois ans pour s’assurer qu’aucune condamnation n’a eu lieu entre-temps me semblerait judicieux. Un violeur qui a fait appel peut continuer à sévir puisque son crime n’est alors pas mentionné. Revérifier son casier par la suite permet de voir apparaître les faits s’il a été condamné. 
Il y a un autre problème : les victimes se souviennent des violences parfois trente ans après, si bien que les faits sont prescrits. Pour prendre en compte ce phénomène d’amnésie traumatique, on demande que le délai de prescription coure à partir du moment où la personne en a la mémoire. Et, par ailleurs, je trouve que ce n’est pas aux victimes de payer pour se reconstruire, d’où l’idée de rembourser les séances de psychothérapie pour les enfants et les adultes, comme cela se pratique dans d’autres pays. Les conséquences ne s’arrêtent pas à 18 ans… 

  1. Enquête Ipsos 2019 pour Mémoire traumatique et victimologie.[]
  2. Courrier envoyé à la Cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP) du département de résidence de l’enfant.[]
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