Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. Salomé Bour, docteure en philosophie, a consacré sa thèse aux transhumanistes1. Des hommes et des femmes persuadé·es que les technosciences leur offriront une vie éternelle et sans souffrance.
![Transhumanistes : mégalos devant l’éternel 1 vieEternelle A](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/01/vieEternelle-A-1024x955.jpg)
Causette : À quoi ressemblerait une société transhumaniste ?
Salomé Bour : Dans sa Lettre d’utopie, le philosophe Nick Bostrom décrit le futur de l’humanité si le projet transhumaniste venait à se concrétiser. Il imagine des êtres qui auraient accompli trois transformations. D’abord, ils ne seraient plus à la merci de la mort et des maladies, et vivraient indéfiniment. Ils ne subiraient plus, non plus, la domination des instincts ou des réactions « primaires » et négatives : ils auraient réussi à amplifier leurs émotions et à augmenter leur intelligence. Enfin, ils ne souffriraient plus. Ils se seraient élevés à un état de bien-être absolu qui dépasse l’imagination. Les transhumanistes voient l’existence comme la possibilité infinie d’expériences. Ainsi, la mort doit être bannie. Pour eux, il ne doit pas y avoir de limites au progrès de l’humain et à son amélioration. Ils ont choisi de se rebeller contre la condition humaine.
D’où vient cette philosophie ?
S. B. : Elle est née à la fin des années 1980 en Californie, dans la tête de Max More. Ce qui motive ce philosophe britannique, c’est à la fois une certaine frustration et un très grand optimisme. Selon lui, les technosciences contiennent en elles un réel potentiel pour l’espèce humaine, mais les mentalités, qui portent un regard défaitiste sur l’avenir, freinent ces progrès.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Existe-t-il des technologies qui permettent d’« augmenter » l’humain significativement ?
S. B. : Pas vraiment. Cependant, de nombreuses recherches scientifiques portent sur la prolongation de la vie en bonne santé et il existe déjà des procédés de cryopréservation, proposés notamment par Alcor Life Extension, aux États-Unis. Des personnes choisissent aujourd’hui de préserver leur corps et/ou leur cerveau après leur mort dans des cuves d’azote liquide en attendant les progrès scientifiques qui leur offriraient une seconde vie. Mais ce procédé reste tout à fait incertain.
Le projet transhumaniste ne relève-t-il pas de la science-fiction ?
S. B. : Oui, par certains aspects. Il a d’ailleurs été nourri par ce genre. Son ambition paraît tout à fait impossible à réaliser et n’est peut-être pas souhaitable. Pour autant, des personnes y croient et déploient énormément de moyens pour tenter de le concrétiser. On peut prendre l’exemple des recherches menées au sein de Calico, une société de biotechnologies de Google. Son objectif principal est de vaincre la mort en comprenant mieux le vieillissement et les maladies qu’il entraîne. De façon plus générale, la volonté de prolonger la durée de vie en bonne santé donne lieu à plusieurs recherches scientifiques, qui n’en sont encore qu’à leurs débuts.
La philosophie transhumaniste a‑t-elle été captée par la Silicon Valley ?
S. B. : En effet, la Silicon Valley s’est emparée de la philosophie transhumaniste. Les principaux financeurs de recherches d’orientation transhumaniste en font partie, comme Google ou Facebook, qui s’intéressent notamment à l’intelligence artificielle. En l’absence de réflexion éthique, les progrès réalisés pourraient être réservés à quelques privilégiés. Au vu de la diffusion plus ou moins avouée des idées transhumanistes dans le monde scientifique et médical, il paraît important que des débats soient menés. Tout le monde devrait pouvoir s’emparer des questions soulevées par le projet transhumaniste, étant donné qu’il concerne l’avenir de l’espèce humaine dans son ensemble.
Certains « piratent » déjà leur propre corps : les « biohackers transhumanistes ». Qui sont-ils ?
S. B. : Comme les transhumanistes, ces adeptes de la modification corporelle que l’on appelle « grinders » œuvrent à l’amélioration de l’humain, mais ils se distinguent des fondateurs du mouvement par leurs expérimentations. Les technologies qu’ils développent sont souvent réalisées de façon artisanale et les protocoles qu’ils élaborent sont diffusés sur des forums. Ils ont mis au point leur propre code éthique pour guider leurs pratiques. La biohackeuse Lepht Anonym, par exemple, prône un transhumanisme « pratique », qui consiste à mettre en œuvre le projet transhumaniste en procédant à des expérimentations sur son propre corps pour obtenir de nouvelles capacités. Elle a inséré au bout de ses doigts des aimants qui lui permettent de ressentir les champs électromagnétiques, lui offrant une sorte de sixième sens. Elle a notamment été inspirée par Amal Graafstra, qui s’est servi de puces RFID [Radio Frequency Identification, une technologie d’identification par radiofréquences, ndlr] intégrées sous la peau pour pouvoir ouvrir et fermer des portes (de maison ou de voiture) sans clés. On peut aussi penser à Tim Cannon, fondateur de la start-up de biotechnologies Grindhouse Wetware, qui s’est implanté son dispositif Circadia 1.0 dans le bras pour pouvoir récupérer ses propres données biomédicales par Internet grâce au Bluetooth.
Où en est le mouvement aujourd’hui ?
S. B. : L’optimisme des années 1980 s’est un peu estompé. Toutefois, les idées transhumanistes se sont diffusées à l’échelle internationale et, depuis une dizaine d’années, on voit les choses évoluer, en Europe notamment où l’on continue à interroger le transhumanisme. En France, par exemple, l’accent est mis sur une conception technoprogressiste [idéologie qui considère que le développement technologique favorise le progrès social s’il est bien encadré], sous l’égide de l’association Technoprog, qui promeut un « transhumanisme démocratique », selon ses propres termes. Aujourd’hui, la définition et la conception du transhumanisme donnent lieu à des débats et le mouvement évolue.
- Essai sur ce sujet à paraître aux éditions Otrante en 2021. Otrante.fr[↩]