Ménopause sociale : la pres­sion de l'obsolescence programmée

Pas encore méno­pau­sées, mais plus cen­sées être mères : c’est le lot des femmes à par­tir de 40 ans, l’âge où débute la « méno­pause sociale ». Une règle qui ne dit pas son nom, mais qui influence les femmes, leur rap­port à la mater­ni­té et, plus encore, le regard qu’on porte sur elles. 

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© Camille Besse

« J’ai eu mes deux pre­miers enfants à 18 et 24 ans. À 42 ans, j’ai eu envie d’en avoir un troi­sième. Mais j’ai eu peur que l’écart d’âge dans la fra­trie soit trop impor­tant. Et puis je n’avais pas envie de faire “un enfant de vieux”, alors j’ai renon­cé », confie Ghislaine, aujourd’hui grand-​mère. Ce qu’elle raconte là n’est ni sin­gu­lier ni ano­din : c’est la par­faite illus­tra­tion de ce que la socio­logue Cécile Charlap appelle la « méno­pause sociale », cette norme qui veut que, après 40 ans, les femmes ne sont plus cen­sées faire d’enfants, même si elles sont encore fer­tiles. « Un bon usage du corps est enjoint aux femmes à par­tir de la qua­ran­taine : elles passent du pou­voir de pro­créer au devoir de ne plus le faire », explique Cécile Charlap dans sa thèse sur la ménopause. 

Cet inter­dit, l’ethnologue Véronique Moulinié l’avait déjà poin­té dans son tra­vail sur les opé­ra­tions chi­rur­gi­cales et leur por­tée sociale1 au début des années 1990. À l’époque, elle avait enquê­té dans le Lot-​et-​Garonne auprès de femmes qui, dans les années 1960, étaient alors nom­breuses à avoir subi une hys­té­rec­to­mie (une abla­tion de l’utérus) à l’approche de la méno­pause. Un acte qu’elles voyaient non pas comme une muti­la­tion, mais comme une « libération ». 

Libérées, oui, mais de quoi ? « Je me suis aper­çue qu’il exis­tait un inter­dit, qui appa­rais­sait lorsque le scan­dale écla­tait : il ne fal­lait pas que la mère et la fille soient enceintes en même temps. Quand la fille était en âge de pro­créer, la mère fai­sait donc en sorte de ne pas pou­voir tom­ber enceinte. Si l’hystérectomie a pu si faci­le­ment s’imposer, c’est qu’elle gra­vait dans le corps un inter­dit social », détaille l’ethnologue. Traversant les époques et les cultures, cette règle impli­cite repose sur un seul et même prin­cipe : il faut que le « pou­voir géné­sique » (c’est-à-dire le pou­voir de faire des enfants) passe d’une géné­ra­tion à l’autre. « Il ne faut pas qu’il y ait de che­vau­che­ment. C’est vrai­ment une mise en ordre de la suc­ces­sion des géné­ra­tions… qui vaut pour les femmes, et uni­que­ment pour elles », pour­suit Véronique Moulinié. Et si jamais elles dérogent à la règle… anar­chie assu­rée ! C’est tout l’objet du film Telle mère, telle fille (2017), dans lequel Camille Cottin, 30 ans, et Juliette Binoche, sa mère de 47 ans, tombent enceintes en même temps. Alors que la pre­mière est réflé­chie et res­pon­sable, la seconde appa­raît comme une femme délu­rée et com­plè­te­ment imma­ture. Une inver­sion des rôles pour le moins cari­ca­tu­rale, comme pour mieux sou­li­gner l’incongruité de la situation.

“Ce n’est plus un âge”

Reste que, enfants ou pas, toutes celles qui envi­sagent d’enfanter après la barre fati­dique des 40 ans sont mises en garde, par­fois sévè­re­ment. « Une gros­sesse après 40 ans, est-​ce rai­son­nable ? », « Grossesses tar­dives : la mise en garde des méde­cins »… Aujourd’hui, c’est d’abord le monde médi­cal qui, en abor­dant les « gros­sesses à risques » sous le seul prisme du risque et du dan­ger, se fait le gar­dien de la norme. Avec plus ou moins de suc­cès. Selon l’Insee, même si les gros­sesses tar­dives sont moins nom­breuses qu’au début du XXe siècle, elles ne cessent d’augmenter depuis les années 1980. Une « ten­dance à la hausse » dont s’inquiétait déjà, en 2005, le Haut Conseil de la famille, qui allait jusqu’à par­ler d’un « véri­table pro­blème de san­té publique »

Les mères qua­dras seraient-​elles en passe de pro­vo­quer une crise sani­taire et sociale ? En 2011, quatre cher­cheurs fran­çais ont vou­lu savoir si ces dis­cours alar­mistes étaient scien­ti­fi­que­ment valables. Et leurs conclu­sions sont sans appel : si l’avancée en âge (dès 35 ans) entraîne une aug­men­ta­tion des risques d’anomalies chro­mo­so­miques (pour l’enfant), de dia­bète et d’hypertension (pour la mère), ces gros­sesses sont aus­si plus sui­vies et, de l’aveu même du Dr Tournaire, « il n’existe pas de rai­son pour faire de l’âge un seul cri­tère de gra­vi­té ». Comme le sou­ligne l’étude, « le seul risque sur lequel les pro­fes­sion­nels de san­té sont una­nimes est celui de ne pas/​plus pou­voir conce­voir au-​delà d’un cer­tain âge, car les risques d’infertilité aug­mentent avec l’âge »2. Par ailleurs, les cher­cheurs ont obser­vé que ce dis­cours sur les risques ne s’adressait qu’aux mères, alors que les pater­ni­tés tar­dives sont plus nom­breuses et génèrent tout autant de risques d’anomalie. Ce qui, éton­nam­ment, n’a pas géné­ré une pres­sion sur les hommes à obéir à leur « hor­loge bio­lo­gique », soulignent-ils.

« Si le dis­cours médi­cal des gros­sesses tar­dives est aus­si pré­gnant aujourd’hui, c’est parce qu’il englobe le dis­cours sur le scan­dale social qui exis­tait autre­fois. Derrière ces pro­pos, il y a l’idée que, quand même, ce n’est plus un âge pour faire des enfants », ana­lyse l’ethnologue Véronique Moulinié. Il n’y a qu’à voir la façon dont les médias traitent les « gros­sesses tar­dives » des stars. « Ces stars maman à 40 ans (et même plus !) », « Adriana Karembeu : maman pour la pre­mière fois à 46 ans ! »… « Ni la gros­sesse ni l’accouchement ne sont ici mis en exergue », pointe la socio­logue Cécile Charlap, qui voit dans ce trai­te­ment média­tique « la dési­gna­tion d’une trans­gres­sion sociale »

Date de péremption 

Cette norme, les femmes l’intègrent elles-​mêmes très tôt. Dans son livre Sorcières (éd. Zones), la jour­na­liste Mona Cholet évoque ain­si, au détour d’un cha­pitre inti­tu­lé « Toujours déjà vieilles », « ce sen­ti­ment d’obsolescence pro­gram­mée, cette han­tise de la péremp­tion qui marque toutes les femmes et qui leur est propre ». Une han­tise qui, selon elle, concerne pour bonne part leur capa­ci­té à enfan­ter. Mais aus­si leur appa­rence phy­sique. Car elles le savent : les femmes sont jugées « vieilles » bien avant les hommes. C’est ain­si qu’à la qua­ran­taine, elles com­mencent à dis­pa­raître des écrans, comme l’atteste une étude amé­ri­caine por­tant sur sept cents films récents : après 40 ans, les actrices n’incarnent plus que 21,7 % des rôles (contre 57 % entre 21 et 39 ans). « La qua­ran­taine, c’est l’âge auquel les femmes com­mencent à être confron­tées au fait que les hommes recherchent des par­te­naires plus jeunes », ajoute la socio­logue Juliette Rennes, qui a récem­ment diri­gé l’Encyclopédie cri­tique du genre (La Découverte, 2016). Aujourd’hui encore, observe-​t-​elle, « on invoque sou­vent le fait que les femmes perdent en moyenne leur fer­ti­li­té avant les hommes pour jus­ti­fier que leur “car­rière sexuelle” dure moins long­temps ». Mais à l’entendre, point de fata­li­té : « La mater­ni­té n’est plus for­cé­ment au centre de la vie des femmes, et il est sim­pliste de pen­ser que la séduc­tion est direc­te­ment liée à la capa­ci­té repro­duc­tive. Rappelons-​nous qu’au XIXe siècle, une femme était “vieille” à 30 ans. Les normes d’âge et de genre liées à la séduc­tion ont évo­lué et conti­nuent de bou­ger. » Au point de remi­ser la « méno­pause sociale » dans les pla­cards de l’Histoire ? 

1. La Chirurgie des âges, de Véronique Moulinié. Éd. de la MSH, 1998.
2. « Les mater­ni­tés dites tar­dives en France : enjeu de san­té publique ou dis­si­dence sociale ? », de Laure Moguérou, Nathalie Bajos, Michèle Ferrand et Henri Leridon, dans Nouvelles Questions fémi­nistes, 2011/​1, vol. 30.

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