« Plus de gens devraient être gros » : petite his­toire du mou­ve­ment body posi­tive aux Etats-Unis

Il n’y aurait pas de body posi­tive sans les Fat Acceptance Activists, premier·ères à défendre les per­sonnes grosses dans les années 1960, et sans l’engagement des per­sonnes raci­sées, en situa­tion de han­di­cap et queer. Retour sur les racines, par­fois oubliées, du mouvement.

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Il y a ce que dit Wikipédia et il y a ce que dit l’Histoire. D’après l’encyclopédie en ligne, le Body Positive est né en 1996 de l’initiative de deux Américaines : l’autrice Connie Sobczak et la psy­cho­logue Elizabeth Scott, « à la suite de la mort de la sœur de Connie, qui a déve­lop­pé des troubles de l’alimentation durant son ado­les­cence ». C’est vrai, si l’on parle de l’organisation Body Positive (avec majus­cules). Un ins­ti­tut qui pro­meut la décons­truc­tion des normes phy­siques domi­nantes et pro­pose des cours (moyen­nant 99 à 450 dol­lars) pour s’accepter. Mais si l’on se penche sur le mou­ve­ment body posi­tive (sans majus­cules), alors, ses ori­gines sont tout autre. Historien·nes et socio­logues s’accordent : il faut remon­ter au Fat Acceptance Movement. Et donc, au New York de la fin des années 1960.

Tigress Osborn est pré­si­dente de la plus impor­tante asso­cia­tion amé­ri­caine (et mon­diale) de défense des per­sonnes grosses : la National Association to Advance Fat Acceptance (Naafa). Elle retrace : « La lutte a débu­té grâce à trois faits majeurs. D’abord, le “Fat-​in”, à Central Park, orga­ni­sé en 1967 par un DJ radio nom­mé Steve Post. » Un ras­sem­ble­ment d’environ cinq cents « petites per­sonnes grosses, grandes per­sonnes grosses et une dou­zaine de per­sonnes fines qui disent qu’elles aime­raient être grosses », qui ont, entre autres, « céré­mo­nia­le­ment brû­lé des livres de régime », dépeint alors le New York Times. 

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« Le deuxième évé­ne­ment, reprend Tigress Osborn, est la publi­ca­tion, la même année, d’un article dans le Saturday Evening Post – l’un des jour­naux les plus impor­tants aux États-​Unis à l’époque – inti­tu­lé “Plus de gens devraient être gros”. Il expli­quait pour­quoi les Américains devraient arrê­ter d’être obsé­dés par la min­ceur. » Et enfin, « en 1969, la créa­tion de la Naafa par Bill Fabrey ». Un homme qui « n’était pas gros lui-​même, mais était marié avec une femme grosse, sou­vent dis­cri­mi­née ». Il vou­lait la défendre. Cette conjonc­tion d’événements est consi­dé­rée comme la genèse du Fat Acceptance Movement. Les premier·ères acti­vistes à lut­ter contre « les normes autour de la cor­pu­lence, la graisse, les tis­sus adi­peux, la chair flasque », cadre Audrey Rousseau. Elle est pro­fes­seure de socio­lo­gie à l’Université du Québec en Outaouais et a ana­ly­sé l’émergence du mou­ve­ment dans plu­sieurs de ses recherches.

Féministes radi­cales

Le moment de cette éclo­sion n’est pas ano­din, insiste-​t-​elle. « La nais­sance du mou­ve­ment est vrai­ment liée aux luttes pour les droits civiques dans les années 1960, notam­ment le Black Power. » Au début, pour­tant, recon­naît Tigress Osborn, le but de la Naafa était plus social que poli­tique. Il s’agissait « d’organiser des évé­ne­ments pour aider les per­sonnes grosses à se ren­con­trer ». Mais de l’autre côté du pays, à San Francisco, en pleine vague hip­pie, un groupe de fémi­nistes radi­cales veut, « comme les autres groupes mili­tants d’alors », note Audrey Rousseau, démo­lir toutes les oppres­sions qui vont avec la gros­so­pho­bie. Elles se font appe­ler Fat Underground. « En 1973, pour­suit Tigress Osborn, elles ont publié le Fat Manifesto, où elles s’affirment comme anti­ca­pi­ta­listes, dénoncent l’industrie médi­cale, l’industrie de “la réduc­tion” – le mot qu’elles emploient pour “régime” – et l’industrie de la pub… Elles ont for­mé des petits groupes dans tout le pays et ame­né la notion de fat­ness [cor­pu­lence, ndlr] dans les espaces fémi­nistes. » C’est ain­si que le mou­ve­ment prend.

Au fur et à mesure de son déve­lop­pe­ment, le Fat Acceptance Movement affine son argu­men­taire en trois points, sché­ma­tise Audrey Rousseau. « Le “fat is beau­ti­ful”, qui vise à célé­brer la beau­té des per­sonnes consi­dé­rées comme grosses. La phi­lo­so­phie “Health at eve­ry size”, qui consiste à contes­ter les normes médi­cales, en disant “Je suis en bonne san­té car je fais du vélo, je n’ai pas de dia­bète, même si j’entre dans la caté­go­rie pro­blé­ma­tique de l’IMC”. Et enfin, le fait de se battre pour avoir plus de droits dans l’espace public. Avoir un meilleur accès à l’emploi, à l’éducation, par exemple. »

Intersectionnalité

C’est dans ce contexte que le terme body posi­tive fait, dans les années 1990, ses pre­mières appa­ri­tions. On com­mence à le trou­ver dans le dis­cours d’associations de sou­tien aux per­sonnes atteintes du VIH1, dans les tra­vaux de la doc­teure en psy­cho­lo­gie amé­ri­caine Deb Burgard, qui a fait de la gros­so­pho­bie sa spé­cia­li­té, et, comme on le sait, sur le site de l’organisation Body Positive. « Mais, pré­vient Tigress Osborn, le mou­ve­ment tel qu’on l’entend aujourd’hui est né un peu indé­pen­dam­ment, sur Internet, dans les années 2000. » Il reprend le « fat is beau­ti­ful » du Fat Acceptance Movement, en y ajou­tant la prise en compte sys­té­ma­tique d’autres oppres­sions. « Il s’agissait de jeunes qui étaient par exemple gros ET raci­sés, en situa­tion de han­di­cap ET queer ou défi­gu­rés, qui pos­taient des pho­tos d’eux sur Tumblr. C’est un mou­ve­ment d’outsiders, plus large que le Fat Activism. Sa popu­la­ri­sa­tion doit beau­coup aux femmes – et per­sonnes s’identifiant comme telles – grosses, noires et raci­sées de l’époque, qui ont visi­bi­li­sé leurs corps. » Elle cite, par­mi d’autres, Sonya Renee Taylor, autrice de This Body is not an Apology, ou Essie Golden, inven­trice du hash­tag #GoldenConfidence.

Cette phi­lo­so­phie body posi­tive repose alors en par­tie sur un concept de la fémi­niste noire et mili­tante des droits civiques Audre Lorde : le self-​care. Un terme mili­tant qui porte l’idée qu’« agir en com­mu­nau­té de per­sonnes qui se com­prennent, c’est prendre soin de soi, car tu peux voir ton reflet dans d’autres et comp­ter sur eux », détaille Tigress Osborn. « Mais ça, c’était avant que le capi­ta­lisme voie les béné­fices du mou­ve­ment et com­mence à l’uniformiser, à l’axer sur des per­sonnes proches de la norme, dénonce-​t-​elle. Depuis, on s’est mis à dire que le body posi­tive et le self-​care, c’était se mettre du ver­nis à ongles. Une par­tie du suc­cès du body posi­tive est dû à ce côté apo­li­tique. » Audrey Rousseau abonde : « Cette quête de bien-​être n’appelle pas de résis­tance, là où le Fat Acceptance Movement était radical. »

En guise d’épilogue, Tigress Osborn tient à pré­ci­ser un fait impor­tant. Le body posi­tive a appor­té, en retour, un élé­ment fon­da­men­tal au Fat Acceptance Movement : la diver­si­té. Élue pré­si­dente de la Naafa en 2020, elle sou­ligne qu’elle est, sur les cinquante-​deux ans d’activisme du mou­ve­ment, « la pre­mière femme noire à ce poste, en dehors d’un rem­pla­ce­ment temporaire ».

  1. Depuis le milieu des années 1980, plu­sieurs assos offrant des infor­ma­tions claires aux malades, dans les pays anglo­phones, prennent le nom de Body Positive.[]
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