Seins : chérissons-les !

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© Marie Boiseau pour Causette

« Le gros touf­fu, le p’tit jouf­flu, le grand ridé, le mont pelé. Tout tout tout tout je vous dirai tout sur le zizi », chan­tait Pierre Perret en 1974. Ce tube, qui décri­vait l’appareil mas­cu­lin sous toutes ses cou­tures, on pour­rait s’amuser à le reprendre aujourd’hui pour évo­quer la forme des seins. Seul pro­blème : l’idéal de la poi­trine en demi-​pomme, dotée de tétons capables de défier les lois de la gra­vi­té, conti­nue de han­ter l’imaginaire. À tel point que les nichons – les vrais – n’en finissent plus de se dis­si­mu­ler der­rière des coques en mousse, com­pri­més par des arma­tures en fer. « Quand ma fille avait 12 ans et demi, nous sommes allées lui ache­ter son pre­mier soutien-​gorge. Le seul modèle que la ven­deuse a pu nous pro­po­ser était rem­bour­ré ! Du temps de ma propre ado­les­cence, nous por­tions de petits tri­angles en coton… », enrage la phi­lo­sophe fémi­niste Camille Froidevaux-​Metterie, qui publie ces jours-​ci une étude sur les seins sous-​titrée En quête d’une libé­ra­tion*. « C’est un signal aber­rant qui insuffle l’idée que ces poi­trines nais­santes ne sont déjà pas suf­fi­santes, qu’elles sont impar­faites avant même d’exister. De quoi ino­cu­ler aux ado­les­centes le virus de la détes­ta­tion de soi et faire d’elles d’éternelles com­plexées. » Un « petit choc » per­son­nel, point de départ de l’enquête qu’elle a menée auprès de quarante-​deux filles et femmes qui ont accep­té de se faire inter­vie­wer et pho­to­gra­phier torse nu. 

On y découvre les humi­lia­tions quo­ti­diennes que cha­cune a pu vivre. Ce méde­cin qui parle d’« appa­rence décente » pour convaincre sa patiente de pro­cé­der à une recons­truc­tion mam­maire après une mas­tec­to­mie et qui s’exclame : « Mais vous vous ren­dez compte ? Vous allez voir ça dans la glace tous les jours ! » Ou cette ven­deuse de lin­ge­rie, s’adressant à la mère sous les yeux de la fille, qui fait la moue : « C’est un peu œuf au plat pour l’instant. » C’est aus­si Zoé qui, à 54 ans, se sou­vient de la pique d’un cama­rade de col­lège : « Sophie, elle a des oranges, mais Zoé, elle a des pam­ple­mousses. » Et se croit aujourd’hui obli­gée de dire à son chi­rur­gien : « Regardez, j’ai une forme hor­rible… » pour jus­ti­fier sa déci­sion de pas­ser sous le bis­tou­ri. « Ne pas avoir de seins ou en avoir trop, qu’ils soient en poire ou qu’ils tombent, que les tétons pointent ou qu’ils soient ombi­li­qués, les motifs d’avoir honte sont infi­nis », déplore la phi­lo­sophe. S’ajoute à cela la peur d’avoir « des seins en gants de toi­lette » si on allaite. Les plus invi­sibles étant sans doute ceux des vieilles, ces poi­trines plates, ridées et affais­sées. Nao, qui a tra­vaillé en Ehpad (éta­blis­se­ments d’hébergement pour per­sonnes âgées dépen­dantes), s’est confiée à l’autrice : « Ça m’a mar­quée de voir des seins de femmes de 90 ans […]. Socialement, c’est comme la déchéance absolue. » 

Seins vs clito

Il faut dire que le dik­tat esthé­tique du sein ni trop gros ni trop petit, bien haut et bien ferme, dis­tille son venin depuis l’Antiquité. Qu’il s’agisse d’Aphrodite ou de La Belle Hélène, les textes clas­siques célèbrent déjà cette « pomme » dont on conti­nue de faire l’éloge au Moyen Âge. « Arborer de “grandes tétasses”, ces mamelles lourdes et pen­dantes qui sont le propre des nour­rices, est pro­pre­ment impen­sable pour les femmes des classes supé­rieures de la socié­té médié­vale, qui uti­lisent tous les sub­ter­fuges pour sous­crire au sein idéal », rap­pelle la phi­lo­sophe dans son enquête. Mais que ce modèle « très mino­ri­taire » de sein par­fait ait été choi­si pour figu­rer sur la cou­ver­ture du livre de la phi­lo­sophe, pour­tant par­se­mé de pho­to­gra­phies qui affirment la sin­gu­la­ri­té de chaque néné, a de quoi sur­prendre. « J’aurais vou­lu que, sur la cou­ver­ture, on puisse voir des seins qui tombent, car c’est banal, mais ça ne pas­sait pas. Faute d’y être habi­tués, un tel visuel est qua­si­ment insup­por­table », raconte l’autrice. Bref, une poi­trine lamb­da n’a pas droit de cité. Et ne par­lons pas de plai­sir : même là, elle a un peu de mal à trou­ver sa place. « Si le mou­ve­ment de réap­pro­pria­tion du corps fémi­nin dans ses dimen­sions intimes a per­mis que les méca­nismes du plai­sir soient mieux connus, […] cette nou­velle péda­go­gie fait une place immense au cli­to­ris en négli­geant à peu près tout le reste », déplore Camille Froidevaux-​Metterie. À force de dérou­ler le tapis rouge au cli­to, en serait-​on venu à oublier le pou­voir éro­gène de cet organe qui fonc­tionne par paire ? Les seins, nous dit-​elle, sont sur­tout faits pour « exci­ter à dis­tance. Une fois les corps entrés en contact, ils béné­fi­cie­ront peut-​être de quelques caresses rapides, dans le meilleur des cas ils seront titillés, avant de retom­ber dans l’oubli… » Même les fémi­nistes auraient ten­dance à omettre cet enjeu, au pro­fit de l’appareil géni­tal. Une omis­sion d’autant plus dom­ma­geable que libé­rer les seins recou­vri­rait une vraie dimen­sion poli­tique. En effet, aux yeux de la phi­lo­sophe, ces der­niers « condensent toutes les carac­té­ris­tiques fémi­nines qui ont jus­ti­fié et per­pé­tué la domi­na­tion mas­cu­line. Ils sont le sym­bole par excel­lence de la mater­ni­té, le signe pri­vi­lé­gié de la fémi­ni­té et l’antichambre de la sexua­li­té. En tant que tels, ils syn­thé­tisent l’injonction à demeu­rer des corps sexuels et mater­nels à dis­po­si­tion ». 

Au départ, elle avait ran­gé les hash­tags qui plaident pour la libé­ra­tion des tétons ou pour en finir avec les sou­tifs dans la case des « phé­no­mènes de mode pop fémi­nistes por­tés par des femmes socia­le­ment aisées et phy­si­que­ment avan­ta­gées ». Au terme de l’enquête, son point de vue a chan­gé. Elle y décèle désor­mais un désir par­ta­gé de s’aimer comme on est. Très sein, non ? 

* Camille Froidevaux-​Metterie est une phi­lo­sophe fémi­niste, pro­fes­seure de science poli­tique et char­gée de mis­sion éga­li­té à l’université de Reims. Autrice de La Révolution du fémi­nin (éd. Folio essais), elle publie Seins. En quête d’une libé­ra­tion (éd. Anamosa, mars 2020). 


La fin du topless ?

Alors que le mono­ki­ni avait fini par se bana­li­ser après son irrup­tion scan­da­leuse sur les plages, dans les années 1960 impré­gnées de morale bour­geoise, il est en perte de vitesse. Les Françaises, qui étaient 43 % à pra­ti­quer le topless en 1984, selon une enquête Ifop, ne sont plus que 19 % en 2019. Et la réti­cence est plus forte encore chez les jeunes femmes, qui craignent des réac­tions néga­tives. Parmi les moins de 25 ans, 59 % redoutent le regard ­concu­pis­cent des hommes, 51 % ont peur d’une agres­sion et 41 % des moqueries. 

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