Alexia Cassar : téton, tat­too, thérapie

Le tatouage, elle l’envisage comme une thé­ra­pie. La sienne, d’abord, mais aus­si celle des autres. À 40 ans, Alexia Cassar, jusque-​là habi­tuée des ser­vices d’oncologie, a opé­ré une recon­ver­sion pro­fes­sion­nelle. Pionnière en France, la scien­ti­fique se lance dans la recons­truc­tion des seins vic­times de can­cer, grâce à une tech­nique de tatouage du mame­lon… effet 3D.

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© Nadège Abadie /​Signatures pour Causette

Elle a sélec­tion­né six fla­cons de cou­leur, des roses pâles, d’autres plus rouges, et même un beige tirant sur le mar­ron. Les a enrou­lés dans de la cel­lo­phane, par mesure d’hygiène, et posés sur une com­mode, au-​dessus de laquelle est accro­chée une pho­to des seins de sa cliente. Gracieuse et bavarde, Alexia Cassar pré­pare, en cet
après-​midi de mai, son aiguille et sa table de tra­vail dans la mai­son médi­cale de la
Chapelle-​en-​Serval (Oise) en atten­dant la venue de Chloé. Est-​elle stres­sée ? Cette
blonde en che­mise et slim noir, un rien rock avec ses tatouages le long des bras, ne le paraît pas. Elle rayonne. Tout à l’heure, les mains de cette femme de 40 ans ne trem­ble­ront pas : elles auront pour tâche de des­si­ner à l’encre indé­lé­bile un téton sur la peau du sein gauche de la jeune femme qui a subi une mas­tec­to mie il y a un an. Chloé sera la quin­zième cliente d’Alexia Cassar, seule Française à maî­tri­ser pour l’heure la tech­nique, impor­tée des États-​Unis, de tatouage effet 3D du mame­lon. Le point final d’une recons­truc­tion après un can­cer du sein.

À l’issue de la recons­truc­tion chi­rur­gi cale, Chloé a choi­si de pas­ser par l’étape clas­sique de der­mo­pig­men­ta­tion de son mame­lon, réa­li­sée par l’équipe médi­cale qui la sui­vait. Si cette tech­nique per­met de recou­vrer l’aspect visuel de l’aréole dis­pa­rue, elle pos­sède des incon­vé­nients : l’effet n’est pas des plus réa­listes et le tatouage médi­cal se réa­lise avec des encres semi-​permanentes qui s’effacent peu à peu, obli­geant la patiente à y recou­rir plu­sieurs fois. C’est aux femmes en quête d’une solu­tion défi­ni­tive et d’un aspect plus ana­to­mique que s’adresse Alexia Cassar. 

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Alexia Cassar, tatoueuse de tétons. La Chapelle en Serval, le 23 mai 2017.

Ex-​attachée de recherche cli­nique en onco­lo­gie et opé­rant une recon­ver­sion pro­fes­sion­nelle, cette bio­lo­giste de for­ma­tion compte bien cas­ser la baraque des soins de sup­port post­can­cer du sein. Pour aider les femmes à accep­ter leur nou­veau corps. Dans cet acte, aux confins du médi­cal et de l’esthétique, tout réside dans une maî­trise du des­sin en trompe‑l’œil, où la jeune femme va réa­li­ser sur la peau un jeu d’ombres et de lumière digne de l’académisme des Beaux-​Arts. Pointe du mame­lon, gra­nules de l’aréole : l’enjeu est pour le nou­veau téton de bluf­fer son monde en pleine conscience, au pre­mier rang duquel celle qui le porte. « J’explique aux femmes qui viennent me voir que ce que je vais faire, ce ne sera jamais le sein qu’elles ont per­du. Je ne peux pas le leur rendre, ce n’est pas magique, pré­vient
Alexia. En revanche, on peut s’approcher d’un com­pro­mis en choi­sis­sant la cou­leur, la forme, l’effet de tex­ture. » Dans les cas de double mas­tec­to­mie, c’est « open-​bar
téton »
: « Je peux me retrou­ver face à une femme qui me dit : “J’avais de grosses aréoles que je n’aimais pas, j’en veux des plus petites.” Ou même ima­gi­ner un téton en forme d’étoile ou de cœur, si cela lui correspond. » 

Alexia Cassar a ce je-​ne-​sais-​quoi d’accueillant et cha­leu­reux – décom­plexant – qui vous met tout de suite en confiance pour par­ler inti­mi­té mam­maire. Car, n’en dou­tons pas, « le mame­lon a un pou­voir incroyable sur l’identité de ses déten­trices, parce que la socié­té l’a mis au centre du sexuel et de la séduc­tion », observe-​t-​elle, avant que Chloé ne toque à la porte. À son arri­vée, l’installation de la tatoueuse est fin prête. Les deux femmes se sont déjà longue ment par­lé au télé­phone. Après avoir fait signer à Chloé un docu­ment expli­quant la méthode, Alexia la laisse ôter son haut et son soutien-gorge.

Café phi­lo
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© Nadège Abadie /​Signatures pour Causette

Pour la femme de 27 ans, qui arbore déjà un tatouage dans la nuque et un autre sur la côte, pas de trac devant l’aiguille : « Je les ai fait faire après avoir été diag­nos­ti­quée », sourit-​elle comme pour faire la nique à la mala­die. « Tes mame­lons, ils sont plu­tôt relâ­chés ou fermes, d’habitude ? Il faut voir ce que la nature nous dit », demande Alexia en invi­tant Chloé à regar­der dans la glace les traits qu’elle vient de des­si­ner au feutre sur son sein. Ici, coquet­te­rie et pinaillage
au mil­li­mètre sont recom­man­dés pour ne pas se retrou­ver avec l’éminence de tra­viole. Après quelques ajus­te­ments, la jeune femme s’allonge, Alexia Cassar enfile ses gants et allume son aiguille élec­trique. Quand le dard per­fore le derme du sein cica­tri­sé de Chloé, celle-​ci ne sent que quelques pico­te­ments. « Je n’ai plus vrai­ment de sen­sa­tions par ici », explique-​t-​elle. Malgré la solen­ni­té du moment et la concen­tra­tion que demande le geste, Alexia Cassar et sa cliente ont toutes deux le
cœur à rire. « C’est trop rosé ! » s’amuse la tatoueuse en sur­veillant constam­ment la
colo­ra­tion du mame­lon droit de Chloé, qui évo­lue au fil de sa rétrac­ta­tion. « Il a
encore chan­gé de cou­leur, pour bien mon­trer qui est le patron ! »,
reprend-​elle en s’armant d’un ton plus beige.

“Je trouve ça drôle d’être aujourd’hui celle qui res­taure la fémi­ni­té, alors que, pour moi, c’était un vrai fardeau”

Alors que le téton se forme sous nos yeux, la conver­sa­tion prend une tour­nure de café phi­lo. « Ce qui est fati­gant, fait remar­quer Chloé, ce sont les gens qui répètent sans cesse “pour­quoi moi ?” face à un can­cer. » « Pourquoi pas toi ? », ren­ché­rit
Alexia Cassar. Et d’ajouter : « Si le can­cer m’avait tenue à une dis­tance res­pec­table, je n’en serais pas là aujourd’hui. Mais il s’est atta­qué à ma famille, ce con. » 

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© Nadège Abadie /​Signatures pour Causette
Quelque chose qui fai­sait sens

La recon­ver­sion d’Alexia Cassar a la trame d’un drame hol­ly­woo­dien. En 2013, sa plus jeune fille, Capucine, est diag­nos­ti­quée leu­cé­mique, à 10 mois. Le temps s’arrête pour cette mère de trois enfants, qui a été res­pon­sable d’essais cli­niques dans les hôpi­taux pari­siens Saint-​Louis et Georges Pompidou, et res­pon­sable scien­ti­fique en onco­lo­gie auprès de laboratoires. 

À l’époque, sa car­rière, rem­plie de rédac­tions de pro­to­coles et de docu­ments scien­ti­fiques pour les labos, l’emmène régu­liè­re­ment à l’étranger. Elle res­sent le besoin de se fixer au ber­cail, dans la mai­son de Marly-​la-​Ville (Val d’Oise), auprès de ses filles et de Philippe, son com­pa­gnon, qui tra­vaille dans la haute cou­ture. « Et
puis, un jour de 2014, elle a vu une vidéo de Vinnie Myers, qui l’a com­plè­te­ment chan­gée »,
raconte Philippe. Ce repor­tage du New York Times où l’artiste amé­ri­cain Vinnie Myers tatoue avec cette tech­nique effet 3D le mame­lon d’une patiente car­tonne sur Internet, avec dix mil­lions de vues aujourd’hui. « Elle me l’a mon­trée tout de suite après l’avoir vue, et j’ai com­pris que ce pro­cé­dé était une révé­la­tion pour Alexia. Une renais­sance, quelque chose qui fai­sait sens et a pris une dimen­sion obses­sion­nelle, parce qu’Alexia, c’est quelqu’un de pas­sion­née, fon­ceuse et têtue », observe Philippe, avec ten­dresse. Dès lors, la convic­tion d’Alexia Cassar est faite : les tatouages, elle connaît, elle en a déjà quelques-​uns sur la peau, « pour chaque coup dur de la vie, parce que le tatouage est thé­ra­peu­tique ». En plus, elle a tou­jours des­si­né. Elle sera donc tatoueuse. Tatoueuse de tétons.

Une voca­tion mystérieuse 

« J’ai l’impression d’avoir les pla­nètes ali­gnées au-​dessus de ma tête. En ana­ly­sant ma vie et ma car­rière, je me dis que tout ça m’a ame­née ici », dit-​elle avec assu­rance. Pourtant, la jeune femme n’a pas tou­jours été aus­si confiante en elle. Née dans le Val‑d’Oise d’une mère ins­ti­tu­trice et d’un père tra vaillant à Air France, Alexia Cassar se rap­pelle avoir été une enfant « style tête d’ampoule très peu sûre d’elle, très com­plexée et très peu fémi­nine ». Le che­min est long avant de ché­rir la fémi­ni­té des autres, et sur­tout la sienne. « Dans ma famille, j’ai été la pre­mière fille depuis des géné­ra­tions. Je me suis construite dans l’idée qu’être une fille, ce n’était pas opti­mal, qu’il valait mieux être un gar­çon, et je n’ai pas por­té de robe jusqu’à mes 18 ans. » Un « revi­re­ment » s’opère à l’adolescence, en même temps qu’elle se débar­rasse de son appa­reil den­taire. En fait, la voca­tion tar­dive d’Alexia Cassar est pour elle un truc un peu mys­té­rieux, de l’ordre de l’attraction tel­lu­rique : « Je trouve ça drôle d’être aujourd’hui celle qui res­taure la fémi­ni­té, alors que, pour moi, c’était un vrai fardeau. »

“Tes mame­lons, ils sont plu­tôt relâ­chés ou fermes, d’habitude ? Il faut voir ce que la nature nous dit”

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© Nadège Abadie /​Signatures pour Causette

Peu importe la nature de cette force qui la pousse, elle s’y jette à corps per­du. Elle com­mence par se for­mer auprès d’un tatoueur fran­çais au B.A.BA du tatouage. Avec
« la peur de se plan­ter » au ventre, elle tatoue dans ce petit salon « un pre­mier
cobaye, une cliente régu­lière »
qu’elle orne de pattes de chat. Tout s’accélère quand une amie lui envoie un article sur Stacie-​Rae Weir, une autre Américaine qui forme ses pairs au tatouage effet 3D de mame­lons. « Le soir même, je contac­tais Stacie-​Rae et pre­nais mon billet d’avion », raconte Alexia Cassar, qui doit alors régu­liè­re­ment envoyer à Weir des cro­quis de tétons pour mon­trer son évolution.

Le sou­tien des chirurgiens

La for­ma­tion accé­lé­rée, en jan­vier 2017, se déroule pen­dant une semaine à San
Antonio, Texas, avec sept autres tatoueuses, amé­ri­caines et cana­dienne. Clou de l’apprentissage : des femmes venues de tous les États-​Unis confient leurs seins à ces wan­nabe tits tatooeuses. « J’ai eu la chance de tom­ber sur une femme solaire, sou­riante, avec un men­tal de bat­tante. Son mari l’avait aban­don­née, et elle avait déci­dé de reprendre sa vie en main, fina­li­ser ce geste de recons­truc­tion pour repar­tir sur de bonnes bases. L’enjeu était donc immense, j’étais énor­mé­ment stres­sée, se rap­pelle Alexia Cassar. Et cette femme a été très encou­ra­geante. Elle avait le sen­ti­ment de par­ti­ci­per à la créa­tion d’un mou­ve­ment. D’être la pion­nière qui me per­met­trait de déve­lop­per cette tech­nique en France. »

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© Nadège Abadie /​Signatures pour Causette

Rentrée des États-​Unis, elle se rap­proche de l’Institut Gustave-​Roussy de Villejuif, pour faire connaître la tech­nique aux chi­rur­giens. « Nous l’avons tout de suite sou­te­nue dans son pro­jet, parce que cette tech­nique est très per­for­mante. Il n’y a aucun pro­blème par­ti­cu­lier à tatouer une peau cica­tri­cielle », affirme Nicolas Leymarie, chi­rur­gien plas­tique spé­cia­li­sé en recons­truc­tion. Aujourd’hui, il envoie, selon les cas et les vœux de cha­cune, cer­taines de ses patientes à une Alexia Cassar qu’il juge « d’une éner­gie folle ». Preuve en est, la réus­site éclair du mon­tage de son
busi­ness : si Alexia Cassar reçoit pour l’heure dans la mai­son médi­cale de la Chapelle-​en-​Serval, elle a conclu en mai une levée de fonds de 30000 euros, grâce à un finan­ce­ment par­ti­ci­pa­tif, pour créer un lieu dédié dans… son jar­din. « Je vou­lais un endroit qui ne soit pas un lieu médi­cal, car les patientes en rémis­sion en ont marre. Elles doivent m’offrir une inti­mi­té de façon assez rapide, alors je me suis natu­rel­le­ment dit que, moi aus­si, je devais les ouvrir à mon inti­mi­té. » Les prix ne chan­ge­ront pas : 400 euros pour un téton, 600 pour les deux. Avec Philippe, ils ont
ima­gi­né un « stu­dio de jar­din » en bois, sis sur la pelouse, où aucune enseigne ne rap­pel­le­ra l’acte confi­den­tiel qui s’y déroulera.

“Le mame­lon a un pou­voir incroyable sur l’identité de ses déten­trices, parce que la socié­té l’a mis au centre du sexuel et de la séduction”

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© Nadège Abadie /​Signatures pour Causette

Sa fille Capucine a sur­vé­cu à sa mala­die. Le pré­fa­bri­qué sera livré début juillet, Alexia Cassar pour­ra com­men­cer à rece­voir dès cet été. « Je n’ai pas l’impression de tra­vailler quand je tatoue, mais de par­ti­ci­per à quelque chose qui me dépasse, réfléchit-​elle. Au moment où elles découvrent devant la glace leur nou­veau téton, je les observe dis­crè­te­ment. Elles sont face à quelque chose de nou­veau, de grand, elles se disent que tout est per­mis main­te­nant, et c’est juste ces deux petits ronds de cou­leur qui leur donnent cette capacité-là. »

Deux semaines après, si Chloé regrette que l’acte ne soit pas encore rem­bour­sé par­tiel­le­ment par la Sécu au même titre que la der­mo­pig­men­ta­tion, elle « le recom­mande com­plè­te­ment ». Parce qu’Alexia Cassar pressent que la tech­nique sera plé­bis­ci­tée, elle ima­gine déjà ouvrir des for­ma­tions. Elle reçoit d’ailleurs des demandes de per­sonnes qui découvrent son tra­vail et ont sou­dai­ne­ment envie de chan­ger de métier. « J’ai l’impression que c’est sou­vent ça, dans les recon­ver­sions pro­fes­sion­nelles : je ne sais pas pour­quoi, mais on a besoin de prendre soin de l’autre. »

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