Donner le sein à son enfant sur un banc public, assise à la terrasse d’un café ou dans la file d’attente d’un supermarché ne devrait pas être un acte révolutionnaire. Pourtant, nombreuses sont les femmes à subir des œillades gênées, des discriminations voire des violences physiques lorsqu’elles réalisent en public cet acte banal de la vie quotidienne. Alors qu'on ne compte plus les scandales et polémiques liées à l'allaitement en public en France, la Belgique semble d'ailleurs avoir pris les devant en installant début août son premier banc d'allaitement dans la ville de Courtrai.
À l’occasion de la semaine mondiale de l’allaitement organisée par l’Unicef et l’OMS qui se tient du 1er au 7 août, Caroline Chautems, docteure en anthropologie et chercheuse post doctorante à l’Université de Lausanne explique à Causette pourquoi l’allaitement en public suscite encore de vives réactions alors qu'il devrait être normalisé.
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Causette : En mai, une jeune maman se prenait une gifle parce qu’elle nourrissait au sein son bébé de six mois dans la file d’attente d’un point relais. Début juillet c’est la maman d’un bébé de deux mois qui se voit priée de ranger son sein à Disneyland Paris par un agent du parc. Qu’est-ce que ces incidents traduisent de l’allaitement en public aujourd’hui ?
Caroline Chautems : Cette année on a effectivement vu en France une série d’incident de ce type qui montre que l’allaitement suscite toujours des réactions émotionnelles fortes. C’est un acte banal, mais qui peut être vu comme une transgression des frontières morales entre la fonction sexuelle et maternelle des seins. Ces deux fonctions sont alors pensées par certain·es comme compétitives, voire antagonistes. Dans un contexte d’hypersexualisation du corps féminin, on a tendance à valoriser davantage la fonction sexuelle des seins que la fonction physiologique.
C'est-à-dire que le sein doit d’abord assurer sa fonction sexuelle et rester disponible pour le ou la partenaire avant d’assurer sa fonction maternelle. Allaiter dans un lieu public c’est donc, dans cette perspective, donner aux seins une place inhabituelle. C’est cela qui est perturbant, voire choquant.
Les seins lactants ne correspondent alors plus à l’idéal standardisé et hétéronormé des seins esthétiques, ronds, fermes mais aussi passif et inertes. Au contraire, les seins allaitants sont actifs, visibles, vivants. Ce n’est pas la manière dont les seins sont habituellement pensés dans l’espace public.
Ces incidents, fortement médiatisés, montrent-ils qu’il y a davantage de pression sur les femmes allaitantes dans l’espace public ces dernières années ?
C.C.: Je n’ai pas forcément l’impression que les discriminations liées à l’allaitement dans l’espace public se soient accélérées ces dernières années mais plutôt le sentiment que leur visibilité et la manière dont on les traite et dont on y réagit a changé dernièrement. On a la sensation de voir davantage d’incidents mais c’est peut-être surtout parce qu’ils sont de plus en plus dénoncés, médiatisés et exposés. On a vu qu'à chaque fois, cela a soulevé une mobilisation de soutien sans précédent, un véritable élan de solidarité envers ces femmes allaitantes discriminées dans l’espace public. On a vu aussi l’essor d’un mouvement de dénonciations de ces discriminations qui est de plus en plus fort aussi grâce aux réseaux sociaux. Je crois que les femmes qui sont discriminées parce qu’elles allaitent dans l’espace public prennent aussi plus la parole qu’auparavant. Je trouve tout cela vraiment positif, c’est important de défendre l’accès des femmes allaitantes à la sphère publique.
« Les choix des femmes en ce qui concerne l’alimentation de leurs enfants, qu’elles donnent le sein jusqu’à six mois, jusqu’à deux ans ou plus ou qu’elles donnent le biberon seront toujours soumis à la controverse car ces choix font toujours l’objet d’une attention particulière de la société. »
Depuis quelques années, on voit apparaître un mouvement de revalorisation et de réhabilitation de l’allaitement accompagné par les encouragements d’organisations comme l’OMS. Et en même temps, ces femmes sont discriminées d’avoir allaité en public. Pourquoi ?
C.C.: Effectivement, il y a un paradoxe autour de l’allaitement. Les organismes de santé publique comme l’OMS recommandent d’allaiter exclusivement jusqu’à six mois, puis de poursuivre l’allaitement jusqu’à deux ans ou plus en complément d’autres apports nutritifs. Les femmes qui allaitent dans l’espace public se conforment donc à ces normes sanitaires. Alors qu’elles devraient être valorisées socialement, elles se retrouvent paradoxalement victimes de discriminations. Elles sont finalement stigmatisées pour avoir respecté des normes sanitaires. Ça donne l’impression qu’il faut que ces femmes se conforment, qu’elles allaitent mais que cela reste invisible. Que ce soit une pratique qui n’apparaisse pas dans l’espace public.
Cela touche-t-il à l’image de la « bonne mère » ?
C.C.: Oui, les normes de puériculture ont beaucoup évolué au fil du temps mais l’invariant c’est que la responsabilité de l’application de ces prescriptions revient toujours aux mères qui deviennent les garantes de ces normes de "bonne" parentalité. Tandis que le rôle des pères est toujours considéré comme auxiliaire.
D’une manière plus générale, les choix des femmes en ce qui concerne l’alimentation de leurs enfants, qu’elles donnent le sein jusqu’à six mois, jusqu’à deux ans ou plus ou qu’elles donnent le biberon seront toujours soumis à la controverse car ces choix font toujours l’objet d’une attention particulière de la société. L’image de la « bonne mère » est tellement ancrée culturellement et moralement dans notre société que toutes les mères peuvent être finalement stigmatisées pour les choix qu’elles font pour leurs enfants.
« Les femmes qui maintiennent un allaitement au-delà de quelques mois sont suspectées de maintenir un enfant dans un état de dépendance vis-à-vis d’elles. »
L’OMS encourage l’allaitement jusqu’à deux ans ou plus. Allaiter un nourrisson en public est soumis au regard de la société mais qu’en est-il lorsque l’enfant est plus âgé ?
C.C.: Les femmes qui allaitent un enfant plus longtemps sont soumises à un ensemble d’injonctions sociales : pourquoi ? jusqu’à quand ? quand ? combien de temps ? devant qui ? La société encourage généralement l’allaitement d’un nourrisson, mais l’allaitement d’un petit enfant qui marche ou qui parle sera souvent stigmatisé alors qu’encore une fois ce sont les recommandations des organismes de santé publique.
On peut mettre cela en lien avec un certain idéal néolibéral d’autonomisation des enfants. Les femmes qui maintiennent un allaitement au-delà de quelques mois sont suspectées de maintenir un enfant dans un état de dépendance vis-à-vis d’elles alors même qu’on se trouve dans un contexte éducatif qui pousse toujours plus vers l’autonomisation des enfants. Dans cet idéal, les enfants devraient dès la naissance pouvoir s’endormir seuls dans une pièce séparée de leurs parents, par exemple.
Les mères qui tirent leur lait en public sont-elles soumises aux mêmes discriminations ?
C.C.: Oui et je dirais encore plus que les autres. Beaucoup de personnes ont encore moins envie de voir une femme tirer son lait en public qu’une femme qui donne le sein. Cela revient à voir les seins dans leur fonction purement maternelle. Mais c’est encore une fois paradoxal. Suivre les recommandations d’allaitement des organisations comme l’OMS c’est-à-dire allaiter son enfant jusqu’à deux ans ou plus veut souvent dire allaiter après avoir repris une activité professionnelle. Ce qui n’est absolument pas réalisable sans tirer son lait pour ensuite pouvoir alimenter son enfant lorsque la mère n’est pas là. En Suisse [En France aussi, ndlr], sur le lieu de travail, on a une loi qui vise à protéger l’allaitement et le favoriser dans le cadre d’une reprise professionnelle. Ainsi les femmes ont le droit à une heure et demi de pause allaitement par jour sur une journée de travail et ce jusqu’à une année de vie de leur enfant.
L’allaitement en public n’est ni interdit ni officiellement autorisé par la loi. Pour combler ce vide juridique, Fiona Lazaar, députée du Val d’Oise a déposé le 15 juin, une proposition de loi créant le délit d’entrave à l’allaitement. Cette loi peut-elle selon vous faire changer les mentalités ?
C.C.: Je ne sais pas si cela peut faire changer les mentalités mais cela peut en tout cas faciliter l’identification d’un comportement de discrimination à l’égard d’une femme qui allaite en public. Ça peut aussi faciliter la dénonciation si les femmes savent qu’une loi est prévue pour les protéger.
« C’est bien d’avoir des salles dédiées mais les mères ne décident pas quand et où leur bébé va avoir faim. »
Suite à la polémique, Disney s’est s'excusé auprès de la mère de famille tout en précisant avoir mis à disposition des mères des salles dédiées à l’allaitement. Est-ce une bonne initiative selon vous ? Ces lieux ne risquent-ils pas d'envoyer le message suivant : cachez-vous pour allaiter vos enfants ?
C.C.: On peut effectivement se poser la question. Ce type d’initiative peut être bien perçu pour certaines qui apprécient avoir un lieu dédié où elles peuvent bénéficier d’un certain confort. Mais cela peut aussi encore plus invisibiliser ces pratiques au lieu de les normaliser dans l’espace public. Les jeunes mères peuvent parfois ressentir une solitude lors des premiers mois de vie de leur bébé, les isoler dans des salles dédiées peut renforcer cet isolement.
Et puis c’est bien d’avoir des salles dédiées mais les mères ne décident pas quand et où leur bébé va avoir faim. Dans les premiers mois de vie, un bébé qui est allaité à la demande peut téter plus de quinze fois par jour donc il ne peut pas attendre que sa maman se déplace jusqu’à l’un de ses endroits pour être nourri.
En Suisse, par exemple, nous avons l’application smartphone « mamamap » qui recense des lieux pour allaiter. Ce sont souvent des lieux liés à la santé comme des pharmacies ou des cliniques. Certaines femmes m’ont dit les avoir utilisés occasionnellement mais elles se heurtent à plusieurs contraintes. Il faut déjà avoir l’application puis se déplacer jusqu’au lieu se trouvant uniquement en ville. Cela part d’une bonne intention mais c’est finalement peu adapté à l’allaitement à la demande et aux besoins de nutrition des enfants. Et cela participe à l’exclusion des femmes allaitantes de l’espace public et donc accentue la discrimination.
Autre initiative : la ville de Courtrai en Belgique vient d’installer début août son premier banc d’allaitement pour « mettre fin aux tabous ». Ce dernier est doté d’un accoudoir, d’un espace à langer et de quelques jeux pour le bébé. Peut-on y voir aussi une manière de déplacer le problème et de restreindre les femmes aux bancs d’allaitement ?
C.C.: C’est selon moi un peu différent que les salles dédiées à l’allaitement. Ici c’est un banc à l’air libre, intégré à l’espace public. Il faut voir dans la pratique s’il sera utilisé ou non par les mères allaitantes. Pour l’instant je me suis seulement demandé pourquoi il n’y avait pas de toit, il ne me paraissait pas très pratique. Mais cela reste une initiative assez intéressante. Avec ce banc à l'extérieur, on va plus vers une visibilisation et une normalisation de la pratique. Mais évidemment les femmes qui allaitent leurs enfants doivent pouvoir le faire absolument partout dans l’espace public.
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