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Répétition spectacle Woke © Soraya Garlenq

On a vu “Woke”, la pre­mière pièce de Virginie Despentes

Comme à peu près tout ce que fait Virginie Despentes, Woke, pré­sen­tée pour la pre­mière fois au Théâtre du Nord (Lille) mar­di 12 mars, était très atten­due. La pièce fait incon­tes­ta­ble­ment par­tie des évé­ne­ments scé­niques de l’année. Écrite à quatre mains avec l’écrivaine Anne Pauly, l’essayiste Paul B. Preciado et l’écrivain Julien Delmaire, la pièce au titre ironico-​provoc est mise en scène par Despentes elle-​même. Une première.

Cinq dates seule­ment. Du 12 au 16 mars. Un seul endroit : le Théâtre du Nord, à Lille, dont Virginie Despentes est, depuis quelque temps, artiste asso­ciée. Pour espé­rer en être, il fal­lait s’y être pris très à l’avance et avoir été rapide dans la prise de billet. Inutile de pré­ci­ser que la pre­mière de Woke, hier soir, à Lille, affi­chait com­plet. Dans la salle, un public très jeune, très queer, hyper exci­té. Mais pas que. À en croire ce mon­sieur bien plus âgé que la moyenne qui parle fort avant que le spec­tacle com­mence : “Ce soir, ça va être chaud, chaud, chaud.”

Il faut dire que le pro­jet est allé­chant. Quatre écrivain·es aus­si divers·es que talentueux·euses : Anne Pauly, à qui l’on doit le très beau Avant que j’oublie, paru en 2019 ; l’essayiste pro­li­fique trans Paul B. Preciado ; le roman­cier et poète Julien Delmaire qui, dans la tra­di­tion du spo­ken word, déclame ses textes sur scène depuis des années, quand il n’anime pas des ate­liers d’écriture dans les écoles, les hôpi­taux psy, ou en milieu car­cé­ral ; et, bien sûr, Virginie Despentes, qu’on ne pré­sente pas. Réuni·es par cette der­nière pour ten­ter d’écrire col­lec­ti­ve­ment un texte pour la scène – à un moment où le cli­mat poli­tique en France était plus que ten­du (manifs contre la réforme des retraites, assas­si­nat du jeune Nahel), l'entreprise était ambi­tieuse. On ne sait exac­te­ment quelle était l'ambition de départ, d'ailleurs, mais la pièce dont ils et elles ont accou­ché s’avère être une réflexion sur le pro­ces­sus d’écriture, le rôle de l’écrivain·e dans la socié­té, son uti­li­té, “sa capa­ci­té à dénon­cer, à émou­voir, à faire émer­ger de l’inédit, à esquis­ser des pos­sibles”, comme l’écrivent les auteur·rices, dans le texte qui accom­pagne la pièce.

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Répétition spec­tacle Woke © Soraya Garlenq

Sur scène, donc, des comédien·nes jouent les ava­tars de Despentes, Preciado, Pauly et Delmaire, incarné·es res­pec­ti­ve­ment par Sasha Andrès, grande amie de l’autrice depuis le début des années 1990 et qui jouait déjà dans Bye Bye Blondie ; la rap­peuse Casey, déjà aper­çue aux côtés de Despentes et de Béatrice Dalle dans le spec­tacle Viril·es ; Clara Ponsot, éga­le­ment de la par­tie dans Bye Bye Blondie, et Mata Gabin, chan­teuse, chro­ni­queuse, humo­riste et autrice, qui a notam­ment col­la­bo­ré au livre mani­feste Noire n’est pas mon métier. Sur la scène, autour d’une grande table de tra­vail, ils et elles échangent, réflé­chissent, galèrent, s’embrouillent un peu, se char­rient. Quatre écri­vains en quête d’un texte. “L’écrivain est-​il un col­la­bo ?” se demandent-ils·elles d’emblée ? Ça com­mence fort…

Après avoir envi­sa­gé une scène inau­gu­rale de poli­cier se fai­sant sodo­mi­ser par des les­biennes éner­vées, les auteur·rices se ravisent. Conscient·es de la cari­ca­ture et pas sûr·es de la per­ti­nence du pro­pos, ils et elles ten­te­ront donc plu­tôt d’écrire sur “ce qui nous reste d’humanité”. C’est alors qu’apparaissent sur scène les per­son­nages des textes de chacun·e des écrivain·es. Des seconds rôles qui n’en sont pas, sou­vent drôles, qui amènent déri­sion, rythme et déca­lage néces­saire sur ces auteur·ices par­fois en panne d’inspiration.

Pour les incar­ner, Despentes est allée cher­cher du côté des marges, aux “confins de l’art, de la fièvre des ball­rooms, de la per­for­mance queer, du théâtre expé­ri­men­tal, du caba­ret bur­lesque, du ciné­ma under­ground”. Et clai­re­ment, voir ces artistes aux par­cours inédits, aux per­son­na­li­tés hors normes, sur la scène d’un théâtre public (bien qu’il soit à l’avant-garde en l’occurrence) fait un bien fou. Citons-​les, donc : il y a Soa de Muse (star du drag et per­for­meuse bur­lesque) ; Félix Maritaud (120 Battements par minute) ; l’artiste Mascare, qui offi­cie habi­tuel­le­ment au caba­ret pari­sien La Bouche et en tant que DJ au club queer L’œil ; ou encore l’hilarante et très cha­ris­ma­tique Soraya Garlenq, cham­pionne du monde d’air gui­tar en 2010 et cofon­da­trice du col­lec­tif Airnadette. Leur éner­gie, leur fièvre, leur humour et leur ten­dresse ruissèlent. 

Ces per­son­nages, donc, viennent titiller et bous­cu­ler leurs auteur·rices : à l’avatar de Despentes, ils lancent : “L’amour, c’est pas ton rayon”, “Pourquoi cet achar­ne­ment à tou­jours faire quelque chose alors que t’as pas besoin d’argent”. À celui de Pauly : “Je m’emmerde dans ta conscience classe moyenne.” Au cours des deux heures quinze que dure la pièce, il sera ques­tion des blo­cages de l’écriture, de la libi­do des femmes, du mot “raci­sé”, de sa place dans le groupe, de Jean Genet, Toni Morisson, James Baldwin, des mères iso­lées, des étudiant·es qui crèvent la dalle, de la dif­fi­cul­té d’aimer quand on est pauvre – “L’amour c’est un truc de bourges” –, de pré­ca­ri­té – “La pré­ca­ri­té, c’est phy­sique” –, des Gilets jaunes – “Le #MeToo de l’économie” –, d’un dia­logue inter­gé­né­ra­tion­nel très beau entre une mère pro­lotte morte trop tôt et sa fille deve­nue écri­vaine. Le tout ter­mine en fan­fare dans un moment très cathar­tique de joie col­lec­tive et de grosse musique qui appelle à agir, à “créer une com­po­si­tion dési­rante”, qui hurle à la fin du capi­ta­lisme. En fond de scène, de grosses lettres com­posent le mot “AntiFaLove”. Sur le devant, les lettres “WOKE” enva­hissent l’espace. “C’est ici que l’amour com­mence”, crie-​t-​on sur scène. Le public est debout, gri­sé par l’énergie col­lec­tive et le mes­sage à haute teneur politique.

De “wokisme”, au fond, il n’est pas tel­le­ment ques­tion dans cette pièce. Ce qui n’est pas très éton­nant fina­le­ment, puisqu’il est vide de sens, agi­té sim­ple­ment comme un chif­fon rouge par ses détracteur·rices : les ennemi·es du pro­gres­sisme. Ces détracteur·rices, jus­te­ment, appa­raissent dans la pièce sous les traits de jour­na­listes genre CNews, posant des ques­tions débiles, ou dans la bouche du direc­teur du théâtre cari­ca­tu­ré en figure hyper réac qui les accuse, elles et eux, les auteur·rices, d’hystériser le débat. Vision, soit dit en pas­sant, un peu binaire de la chose…

Mais alors : de quoi est-​il ques­tion, vrai­ment dans Woke ? C’est bien tout le sujet… Car si on en sort sans s’être jamais ennuyé et char­gé d’une éner­gie salu­taire qui donne envie de battre le pavé et de faire la révo­lu­tion, reste tout de même en bouche un goût de per­plexi­té. Le texte, s’il est émaillé, sou­vent, de ful­gu­rances sty­lis­tiques et de pun­chlines savou­reuses, peine à se struc­tu­rer. On a bien du mal à suivre le fil de la réflexion et du pro­pos. Finalement, il pêche exac­te­ment là où il aurait vou­lu, et pu, chan­ger la donne : à savoir trou­ver une seule voix. Woke n’y par­vient jamais vrai­ment, se résu­mant fina­le­ment à un patch­work de textes, où l’on recon­naît d’ailleurs aisé­ment la patte de chacun·e. Ils sont beaux, d'ailleurs, ils s’écoutent sans déplai­sir, mais ne font jamais corps. Surtout, ils ne font pas théâtre. Il y a indé­nia­ble­ment des idées de mise en scène, de l’humour, des hap­pe­nings, mais tout cela mis bout à bout peine à faire spec­tacle. Manque la dramaturgie.

Au bout du compte, venant de Despentes, on aurait atten­du une pro­po­si­tion plus sub­ver­sive, notam­ment en termes de scé­no­gra­phie. L’ensemble manque de folie, d’audace, de punk. De révo­lu­tion scénique.

WOKE Affiche

Woke, texte de Julien Delmaire, Virginie Despentes, Anne Pauly et Paul B. Preciado. Mise en scène de Virginie Despentes. Théâtre du Nord, à Lille, jusqu’au 16 mars.

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