S’affirmer en tant que femme magicienne, dans un milieu où les mecs monopolisent la baguette, n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Magicienne, comédienne et metteuse en scène, Claire Chastel l’a fait.
Si vous rencontrez Claire Chastel de façon impromptue, ne lui réclamez pas un tour de magie. Elle déteste ça. Pourtant, elle trimballe des cartes partout où elle va. « Je ne me présente jamais comme magicienne, ça interpelle trop. Je dis que je suis comédienne et metteuse en scène, que je travaille dans le spectacle. » Fidèle à ses habitudes, elle est venue à notre rendez-vous avec un jeu dans son sac, qu’elle ne sortira pas. « Beaucoup de magiciens triturent sans arrêt des cartes en parlant. J’ai envie de leur dire de ranger leur zizi ! » Sur scène, à la télévision ou dans les clubs, le milieu de la magie reste chargé en testostérone. D’après la Fédération française des artistes prestidigitateurs, les femmes représentent 20 % des pratiquant·es. « La Fédération fait tout pour que la magie se féminise, assure son président, Serge Odin, mais le mouvement est lent. »
Combien de fois Claire Chastel a‑t-elle entendu des jeunes spectateur·rices s’exclamer « Ah, mais le magicien, c’est une fille ! » ? Claire détonne dans le paysage. Parce que femme de 35 ans d’abord, et aussi parce qu’elle défend la magie nouvelle, celle qui, par son dialogue avec le théâtre, réveille les consciences et interroge le réel. Dans ses spectacles, comme Les Clairvoyantes, qu’elle joue en mars à Paris, elle est tantôt conteuse et comédienne, tantôt magicienne et mentaliste. Elle manipule les cartes et le public, mais toujours en douceur. « La magie, c’est dire quelque chose à quelqu’un, tout en faisant autre chose. C’est pas seulement faire deux choses à la fois, c’est arnaquerles gens. Il faut assumer l’autorité et la malhonnêteté que ça nécessite. »
La magie est apparue très tôt dans la vie de Claire Chastel. Enfant, elle est fascinée par les tours proposés dans Picsou magazine. À 13 ans, elle l’annonce à ses parents : elle sera magicienne. Lui, photographe, et elle, secrétaire administrative, trouvent ce projet professionnel formidable. À l’époque, la famille vit à Paris et la culture passe avant tout. Ariane, benjamine de la fratrie, admire cette sœur qui fait apparaître et disparaître des objets : « La chambre de Claire pour moi, c’était la caverne d’Ali Baba. Il y avait plein de pièces, de petites boules et, surtout, de cartes. » De 13 à 16 ans, tous les samedis, Claire prend des cours à l’Académie de magie, « dans une cave qui sent le renfermé et le vieux garçon ». Elle est la seule fille et elle est douée. « J’ai bossé comme une dingue, adolescente, en close up*. J’ai passé mon collège et mon lycée avec des pièces empalmées dans les mains, à faire des tours avec mon stylo. »
Conservatoire hétéronormé
À 15 ans, elle commence à prendre des cours de théâtre. Elle y excelle moins qu’en magie, mais travaille dur. « Je finis par tirer un trait sur la magie en me disant qu’il n’y a pas de place pour les filles. Tout est fait et pensé pour les hommes : la taille des cartes, les livres, les poches de vestes. C’est toujours comme ça aujourd’hui : la magie est un champ plus commercial qu’artistique. Et ceux qui achètent sont des hommes », raconte-t-elle. Au lycée, elle surfe sur ses facilités, obtient son bac facilement, puis intègre Périmony, une école de théâtre privée, la seule accessible sans concours. Elle bosse, encore et encore. En 2008, le Graal : elle entre au Conservatoire national supérieur d’art dramatique.
Au Conservatoire, elle fait la connaissance de l’actrice Flore Babled, qui deviendra l’une de ses meilleures amies. « J’ai vu arriver cette grande brune aux longs cheveux frisés, qui était précédée d’une réputation de comédienne talentueuse, raconte Flore Babled. J’aimais son regard un peu décalé sur les choses, comme si elle regardait la vie d’un autre champ. Elle était très mûre, instinctive, mystique. » Elle y rencontre aussi le mentaliste Thierry Collet, qui va ramener la magie dans sa vie. Pendant six mois, il anime un cours que seule Claire Chastel semble prendre au sérieux. « Elle était assidue, alors que la plupart des élèves prenaient ça pour une récréation », se souvient-il.
Une approche singulière de la magie
Il lui fait découvrir une approche singulière, bien loin de la magie traditionnelle qu’on voit à la télé. Mais la priorité de Claire reste le théâtre. « Le Conservatoire, ce sont des gens qui ne pensent qu’au théâtre pendant trois ans et à qui on dit qu’ils sont l’élite de la nation. Il n’était pas question pour moi de faire de la magie. » La jeune femme est tiraillée par des questionnements sur son orientation sexuelle, rattrapée par des angoisses, le théâtre lui offre une échappatoire. « Cela me permettait d’avoir accès à quelque chose de moi au prétexte de jouer. Je pouvais enfin sortir les rages, les colères et les désirs qui me traversaient et qui étaient impossibles à dire et à vivre hors de la scène. »
Claire Chastel le reconnaît maintenant : le Conservatoire l’a aussi abîmée. « J’étais violentée à l’intérieur par l’énorme caricature de ce qu’on attend des actrices. Ça a changé, mais il y a plus de dix ans, il fallait entrer dans un canon de beauté. Le Conservatoire forme à être une bonne actrice hétérosexuelle, jolie et modelable. J’avais des relations avec des hommes, en partie pour me conformer à la norme. » Il lui a fallu plusieurs années et une dépression pour arriver à ce constat. Pour se remettre, elle se lance dans une grande détox. Se donne du temps sans théâtre, travaille comme vendeuse, voyage de l’Inde au Pérou, marche sur les chemins de Compostelle, pratique la méditation et commence des études de philosophie. Elle en rigole : « Une caricature de femme en quête de sens ! Ça ne m’a pas apporté de réponses, mais ça m’a aidée à ouvrir des portes nouvelles. »
Elle en est là, lorsque la magie la rattrape, en 2015. Son ancien professeur, Thierry Collet, cherche une comédienne pour incarner le spectacle Je clique donc je suis, qu’il a écrit. Dans cette « science-fiction magique », il utilise le mentalisme pour démontrer et dénoncer la captation des données personnelles par les téléphones. « Je voulais transmettre le rôle à une femme, dans une démarche de discrimination positive. En magie, les femmes sont maltraitées : au mieux, elles font potiches et enlèvent les accessoires, au pire, elles sont coupées dans une boîte. Et certaines reproduisent des clichés sexistes en se sentant obligées d’être dénudées ou aguicheuses. » Il se souvient alors de Claire Chastel, qu’il contacte. « Elle réunissait tout ce qui m’intéressait : très bonne actrice, qui a l’habitude de bosser sur les projets des autres, metteuse en scène, donc capable de faire des propositions, et surtout magicienne. »
Elle refuse, il insiste. Elle finit par accepter, sous la pression d’un ami. « Ça a été compliqué pour moi de reprendre la magie, d’autant que celle de Thierry est clivante. Il interroge le pouvoir du magicien, la manière dont on manipule », explique Claire. Pendant cinq ans, elle joue ce rôle, mais elle ne se sent pas tout à fait à sa place et à l’aise avec son pouvoir de manipulatrice.
Propre compagnie
Les planètes finissent par s’aligner quand elle crée sa propre compagnie, Yvonne III, avec celle qui est devenue sa compagne, Camille Joviado. Ensemble, elles écrivent et mettent en scène Je suis 52, un premier spectacle de cartomagie mêlant théâtre, poésie et féminisme. Seule sur scène, perchée sur un tabouret, vêtue comme dans la vraie vie – pantalon et veste à poches –, Claire Chastel raconte comment elle est tombée amoureuse de Dominique, le 7 de carreau. Est-ce un homme ? Une femme ? On ne le saura pas et peu importe. Avec un savant mélange d’autorité et d’humour, elle met le public à contribution. Camille Joviado assiste à chaque représentation pour améliorer les aspects scéniques : « En tant que magicienne, Claire emmène les gens exactement là où elle veut les emmener, avec douceur et sévérité. Elle impose ce qu’elle a envie de faire, mais personne ne se sent malmené. »
Depuis 2020, Je suis 52 a conquis le public et les professionnel·les, notamment Chloé Tournier, qui dirige la scène nationale de La Garance, à Cavaillon (Vaucluse), où le spectacle a été programmé en décembre. « Comme elle vient du théâtre, Claire arrive avec un propos et pas seulement une technicité. Elle utilise sa virtuosité de magicienne pour développer un récit gender fluid qui transcende ses prouesses », analyse Chloé Tournier.
L’Impératrice
Avec Les Clairvoyantes, Claire Chastel et Camille Joviado utilisent la cartomagie et le mentalisme pour interroger la manière dont les voyantes délivrent leurs prédictions. Assis en cercle et non face à la scène, le public est immergé dans l’histoire. Déjà, elles réfléchissent à leur prochaine création, prévue pour 2024, qui convoquera des fantômes et des lieux hantés. Avant ça, Claire Chastel rendra son mémoire sur la mystique en philosophie, un travail intellectuel qui nourrit sa pratique artistique. Son rare temps libre, elle le consacre au jardin de sa maison, dans l’Yonne. Et avoue un plaisir coupable pour la série Buffy contre les vampires. Elle qui avait délaissé la magie pendant plusieurs années continue d’apprendre des tours, dans des vidéos ou avec ses « copains geeks » qui la conseillent pour la scène.
Une chose n’a pas changé : la magie reste un truc d’hommes. « Si vous entrez dans un magasin de magie, on va vous demander de qui vous êtes l’assistante ou si vous voulez faire un cadeau. Ça ne leur vient pas à l’idée qu’une femme peut acheter des tours pour elle-même ! » Dans sa maison, une pièce est réservée à tous ses accessoires. On y trouve des cartes, beaucoup de cartes. À son cou brille une petite carte dorée, offerte par sa sœur pour ses 35 ans. C’est la numéro 3 du tarot, l’Impératrice, qui lui va très bien.
* Tour de magie réalisé en proximité directe avec le public.
Les Clairvoyantes, de Claire Chastel et Camille Joviado. Les 10 et 11 mars au Magic WIP, La Villette, à Paris.