Que dirait le corps s’il pouvait parler ? Cette question – qui pourrait aussi bien ouvrir un séminaire de développement personnel – est au cœur des trois romans les plus merveilleusement étranges, non genrés (au sens de genre littéraire) et éblouissants de ce printemps.
Faire corps
Dans Faire corps, son premier roman, Sophie Benard relève un défi littéraire inédit : faire dialoguer le corps et l’esprit. D’un chapitre à l’autre, ces deux entités parlent l’une de l’autre, se toisent, cherchent à prouver leur indépendance, à se quereller, se réconcilier et à cohabiter. Le corps se vexe d’avoir été nommé ainsi – “Du latin corpus, corpori. C’est-à-dire le cadavre, la charogne, le corps mort – c’est vexant.” Il rappelle à la narratrice qu’il est bien plus que cela. “C’est moi le point de départ de sa pensée. Les belles idées, les grands concepts, c’est moi. La liberté, la justice, l’amour, l’infini, Dieu, c’est moi. Qui d’autre ?” C’est ensuite l’esprit qui prend la parole. Genrée au féminin, cette âme lucide rappelle son rôle quotidien. Le temps passé à déchiffrer les désirs du corps, ses nausées, à les coucher chez le médecin, à combler ses besoins. Elle retrouve la trace des organes blessés, des dents de lait arrachées, des blessures incomprises, des désirs niés. Elle pardonne à son corps la complicité juvénile perdue. L’époque où celui-ci se pliait, sans effort ni conscience, aux “normes esthétiques pédophiles”. “Tu changes trop vite, beaucoup trop vite. Tu te soustrais au regard de vieil homme lubrique que je posais sur toi : tu n’es plus assez beau, plus assez jeune, plus assez tonique. Tu n’es plus docile. Tu n’es plus soumis. Je t’en veux mais je n’ai que toi.” Chercheuse en philosophie, critique littéraire, notamment pour Le Monde des livres, Sophie Benard manie une écriture scrupuleuse, tour à tour drôle, caustique, émouvante, frôlant le fantastique. Avec cette expérience poétique pure, elle nous fait sentir comment les femmes pourraient désactiver les codes qui verrouillent le corps et l’esprit et les laisser déployer leur voix et leur force de vie.
Faire corps, de Sophie Benard. Équateurs, 176 pages, 18 euros. Parution le 10 avril.
Une époque en or
Dans Une époque en or, Titiou Lecoq, brillante essayiste féministe, retrouve sa passion originelle : le roman. Elle invente un personnage au premier abord bien ordinaire : Chloé Berthoul, 38 ans, compagne de Greg, belle-mère de Colette, mère de Raoul. Chloé passe ses plus belles soirées aux réunions hebdomadaires de Belles-mères anonymes (les BMA) – un groupe de parole qui lui permet de tenir le coup et de s’accrocher à l’un de ses rêves. À savoir : accomplir une famille recomposée formidable “dont les membres [riraient] aux éclats autour d’une pile de pancakes”. Un jour, Chloé se retrouve lâchée par son corps. “Je voulais passer ma vie à dormir et j’avais bien conscience que cela me rapprocherait de l’état d’un macchabée […] Je me détestais d’être à ce point fatiguée. Je me haïssais. Je haïssais ma fatigue. Ma vie était vide.” Cette sensation soudaine que sa vie n’a aucun sens fait écho à un autre coup dur. Elle vient de découvrir que les voisins de son immeuble, dans la petite ville sans histoire de Gabarny, sont des escrocs recherchés par la police et ont, par conséquent, une vie bien plus trépidante que la sienne. “Je ne voulais pas y croire. Mon esprit était arc-bouté contre la possibilité que mes voisins aient été les héros d’aventures aussi rocambolesques. Je le vivais comme une trahison de leur part.” Quel sens donner à ces deux événements simultanés ? Forment-ils des panneaux indicateurs qui l’inviteraient à changer de vie ? Ouvrir une porte vers l’inconnu dans son existence réglée comme du papier à musique ? Toujours est-il qu’à ce moment-là, Chloé abandonne provisoirement ses rêves de “belle-mère idéale” pour aller fouiller ses propres secrets de famille. L’aventure commence alors. Les pages se tournent à toute vitesse, dans un récit allègre et burlesque, mi-divertissant, mi-politique, jusqu’au coup de théâtre final qui donne encore un nouveau tour à ce roman dont la construction se révèle épatante.
Une époque en or, de Titiou Lecoq. L’Iconoclaste, 414 pages, 21,90 euros.
Francia
Dans Francia, le vingtième roman de Nancy Huston, la romancière et essayiste franco-canadienne trempe sa plume dans une forme de réalisme magique. Francia, le personnage principal, est une femme trans, née sous le nom de Ruben en Colombie. Venue s’installer à Paris, elle est devenue travailleuse du sexe au Bois de Boulogne. Son enfance, Ruben l’a passée à fuir les coups et les insultes de son père, en se réfugiant notamment sur les genoux de sa grand-mère – abuela. Magicienne du tissage, abuela déchiffrait les rêves et les cauchemars du petit garçon. Elle lui racontait aussi, en le berçant, les histoires des femmes de sa tribu qu’elle tissait sur “le corps des sacs”, les “susu” sacrés dont les motifs révélaient les non-dits du passé. Pour la première fois, Nancy Huston devient elle-même personnage de sa propre fiction, dans son rôle d’écrivaine. Elle accompagne Francia dans sa transition – que cette dernière appelle sa “parousie” – une renaissance, au sens christique. Puis au fil d’une journée de travail, avec les Latinas, Roumaines, Ukrainiennes, Africaines qui quadrillent le Bois de Boulogne. Dans une fluidité de récits croisés aussi organiques qu’une broderie, elle raconte aussi les dix-sept clients réguliers de Francia. Il y a Jean, qui rêvait d’une carrière d’artiste et s’est perdu dans les obligations familiales. Ernest, qui a grandi dans la culpabilité de son corps. Cyril, qui sort de dix-huit ans de prison pour avoir tué sa femme. Tous viennent voir Magda – nom de scène de Francia – cette femme-homme, disent-ils, qui accueillera leur violence, leur trouille et leur tristesse. Aucun d’entre eux ne s’intéresse à elle, aux risques qu’elle court, aux fantômes de son passé qui continuent de hanter ses nuits, aux vies brisées qui l’entourent. C’est à Francia d’accueillir la détresse du monde, de la recouvrir de son corps féminin, massif et musclé, de protéger ses sœurs – les vraies, restées au pays, mais aussi celles qu’elle a adoptées ici. Fabuleux et troublant, oscillant entre le sublime et le tragique, ce roman de Nancy Huston rend hommage aux prostituées, aux violences qu’elles dissimulent et aux peines qu’elles soignent dans le secret de leur immense cœur en miettes.
Francia, de Nancy Huston. Actes Sud, 304 pages, 22 euros.