Reco litt
Titiou Lecoq ©Les joues rouges / Nancy Huston ©Francesco Gattoni / Sophie Benard ©Michel Slomka

Titiou Lecoq, Nancy Huston, Sophie Benard : nos trois recos lec­tures du printemps

Que dirait le corps s’il pou­vait par­ler ? Cette ques­tion – qui pour­rait aus­si bien ouvrir un sémi­naire de déve­lop­pe­ment per­son­nel – est au cœur des trois romans les plus mer­veilleu­se­ment étranges, non gen­rés (au sens de genre lit­té­raire) et éblouis­sants de ce printemps.

Faire corps

Dans Faire corps, son pre­mier roman, Sophie Benard relève un défi lit­té­raire inédit : faire dia­lo­guer le corps et l’esprit. D’un cha­pitre à l’autre, ces deux enti­tés parlent l’une de l’autre, se toisent, cherchent à prou­ver leur indé­pen­dance, à se que­rel­ler, se récon­ci­lier et à coha­bi­ter. Le corps se vexe d’avoir été nom­mé ain­si – “Du latin cor­pus, cor­po­ri. C’est-à-dire le cadavre, la cha­rogne, le corps mort – c’est vexant.” Il rap­pelle à la nar­ra­trice qu’il est bien plus que cela. “C’est moi le point de départ de sa pen­sée. Les belles idées, les grands concepts, c’est moi. La liber­té, la jus­tice, l’amour, l’infini, Dieu, c’est moi. Qui d’autre ?” C’est ensuite l’esprit qui prend la parole. Genrée au fémi­nin, cette âme lucide rap­pelle son rôle quo­ti­dien. Le temps pas­sé à déchif­frer les dési­rs du corps, ses nau­sées, à les cou­cher chez le méde­cin, à com­bler ses besoins. Elle retrouve la trace des organes bles­sés, des dents de lait arra­chées, des bles­sures incom­prises, des dési­rs niés. Elle par­donne à son corps la com­pli­ci­té juvé­nile per­due. L’époque où celui-​ci se pliait, sans effort ni conscience, aux “normes esthé­tiques pédo­philes”. “Tu changes trop vite, beau­coup trop vite. Tu te sous­trais au regard de vieil homme lubrique que je posais sur toi : tu n’es plus assez beau, plus assez jeune, plus assez tonique. Tu n’es plus docile. Tu n’es plus sou­mis. Je t’en veux mais je n’ai que toi.” Chercheuse en phi­lo­so­phie, cri­tique lit­té­raire, notam­ment pour Le Monde des livres, Sophie Benard manie une écri­ture scru­pu­leuse, tour à tour drôle, caus­tique, émou­vante, frô­lant le fan­tas­tique. Avec cette expé­rience poé­tique pure, elle nous fait sen­tir com­ment les femmes pour­raient désac­ti­ver les codes qui ver­rouillent le corps et l’esprit et les lais­ser déployer leur voix et leur force de vie.

Faire corps © Equateurs Litterature

Faire corps, de Sophie Benard. Équateurs, 176 pages, 18 euros. Parution le 10 avril.

Une époque en or 

Dans Une époque en or, Titiou Lecoq, brillante essayiste fémi­niste, retrouve sa pas­sion ori­gi­nelle : le roman. Elle invente un per­son­nage au pre­mier abord bien ordi­naire : Chloé Berthoul, 38 ans, com­pagne de Greg, belle-​mère de Colette, mère de Raoul. Chloé passe ses plus belles soi­rées aux réunions heb­do­ma­daires de Belles-​mères ano­nymes (les BMA) – un groupe de parole qui lui per­met de tenir le coup et de s’accrocher à l’un de ses rêves. À savoir : accom­plir une famille recom­po­sée for­mi­dable “dont les membres [riraient] aux éclats autour d’une pile de pan­cakes”. Un jour, Chloé se retrouve lâchée par son corps. “Je vou­lais pas­ser ma vie à dor­mir et j’avais bien conscience que cela me rap­pro­che­rait de l’état d’un mac­cha­bée […] Je me détes­tais d’être à ce point fati­guée. Je me haïs­sais. Je haïs­sais ma fatigue. Ma vie était vide.” Cette sen­sa­tion sou­daine que sa vie n’a aucun sens fait écho à un autre coup dur. Elle vient de décou­vrir que les voi­sins de son immeuble, dans la petite ville sans his­toire de Gabarny, sont des escrocs recher­chés par la police et ont, par consé­quent, une vie bien plus tré­pi­dante que la sienne. “Je ne vou­lais pas y croire. Mon esprit était arc-​bouté contre la pos­si­bi­li­té que mes voi­sins aient été les héros d’aventures aus­si rocam­bo­lesques. Je le vivais comme une tra­hi­son de leur part.” Quel sens don­ner à ces deux évé­ne­ments simul­ta­nés ? Forment-​ils des pan­neaux indi­ca­teurs qui l’inviteraient à chan­ger de vie ? Ouvrir une porte vers l’inconnu dans son exis­tence réglée comme du papier à musique ? Toujours est-​il qu’à ce moment-​là, Chloé aban­donne pro­vi­soi­re­ment ses rêves de “belle-​mère idéale” pour aller fouiller ses propres secrets de famille. L’aventure com­mence alors. Les pages se tournent à toute vitesse, dans un récit allègre et bur­lesque, mi-​divertissant, mi-​politique, jusqu’au coup de théâtre final qui donne encore un nou­veau tour à ce roman dont la construc­tion se révèle épatante.

Une epoque en or © Liconoclaste

Une époque en or, de Titiou Lecoq. L’Iconoclaste, 414 pages, 21,90 euros.

Francia

Dans Francia, le ving­tième roman de Nancy Huston, la roman­cière et essayiste franco-​canadienne trempe sa plume dans une forme de réa­lisme magique. Francia, le per­son­nage prin­ci­pal, est une femme trans, née sous le nom de Ruben en Colombie. Venue s’installer à Paris, elle est deve­nue tra­vailleuse du sexe au Bois de Boulogne. Son enfance, Ruben l’a pas­sée à fuir les coups et les insultes de son père, en se réfu­giant notam­ment sur les genoux de sa grand-​mère – abue­la. Magicienne du tis­sage, abue­la déchif­frait les rêves et les cau­che­mars du petit gar­çon. Elle lui racon­tait aus­si, en le ber­çant, les his­toires des femmes de sa tri­bu qu’elle tis­sait sur “le corps des sacs”, les “susu” sacrés dont les motifs révé­laient les non-​dits du pas­sé. Pour la pre­mière fois, Nancy Huston devient elle-​même per­son­nage de sa propre fic­tion, dans son rôle d’écrivaine. Elle accom­pagne Francia dans sa tran­si­tion – que cette der­nière appelle sa “parou­sie” – une renais­sance, au sens chris­tique. Puis au fil d’une jour­née de tra­vail, avec les Latinas, Roumaines, Ukrainiennes, Africaines qui qua­drillent le Bois de Boulogne. Dans une flui­di­té de récits croi­sés aus­si orga­niques qu’une bro­de­rie, elle raconte aus­si les dix-​sept clients régu­liers de Francia. Il y a Jean, qui rêvait d’une car­rière d’artiste et s’est per­du dans les obli­ga­tions fami­liales. Ernest, qui a gran­di dans la culpa­bi­li­té de son corps. Cyril, qui sort de dix-​huit ans de pri­son pour avoir tué sa femme. Tous viennent voir Magda – nom de scène de Francia – cette femme-​homme, disent-​ils, qui accueille­ra leur vio­lence, leur trouille et leur tris­tesse. Aucun d’entre eux ne s’intéresse à elle, aux risques qu’elle court, aux fan­tômes de son pas­sé qui conti­nuent de han­ter ses nuits, aux vies bri­sées qui l’entourent. C’est à Francia d’accueillir la détresse du monde, de la recou­vrir de son corps fémi­nin, mas­sif et mus­clé, de pro­té­ger ses sœurs – les vraies, res­tées au pays, mais aus­si celles qu’elle a adop­tées ici. Fabuleux et trou­blant, oscil­lant entre le sublime et le tra­gique, ce roman de Nancy Huston rend hom­mage aux pros­ti­tuées, aux vio­lences qu’elles dis­si­mulent et aux peines qu’elles soignent dans le secret de leur immense cœur en miettes.

Francia © Actes Sud

Francia, de Nancy Huston. Actes Sud, 304 pages, 22 euros.

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.