Autrice de bande dessinée, illustratrice prolixe, podcasteuse féministe et défricheuse pleine d’humour, Tiffany Cooper s’invite aussi, désormais, en littérature jeunesse. À l’occasion de la sortie du deuxième tome de Patatouille, Causette lui a tiré le portrait.
Après Patatouille, qui s’attaquait avec humour aux injonctions virilistes, l’autrice et illustratrice Tiffany Cooper récidive avec Patatouille : Solal est amoureux, second tome de sa série de littérature jeunesse, en librairie depuis le 11 janvier. Un ouvrage féministo-rigolo, qui vient ponctuer une carrière démarrée dix ans plus tôt, presque par hasard. “Cooper, c’est un pseudo. Parce qu’à l’époque, je cherchais un ‘vrai boulot’ et je ne voulais pas que des recruteurs puissent m’identifier. Je pensais que c’était une blague, la BD”, lâche-t-elle franco. Si elle a mis du temps à envisager d’en faire son métier, le dessin, lui, a toujours fait partie de sa vie. “Quand j’avais 4 ans et qu’il y a eu le tremblement de terre à San Francisco, en 1989, je me souviens que j’étais en train de dessiner et que mon trait s’est mis à trembler”, rapporte l’illustratrice, qui tient son bilinguisme des années d’expatriation familiale en Californie.
De ses 3 à ses 5 ans, elle a en effet vécu à San Francisco, avant de retourner à Grenoble, où elle est née. Deux salles, deux ambiances. “La culture anglo-saxonne, c’est très bienveillant, très encourageant. Quand on est arrivés en France avec mon frère et mes sœurs, on a tous les quatre été un peu saisis par la froideur du système éducatif français”, se souvient Tiffany, troisième enfant et troisième fille de la fratrie. “Pour la petite anecdote, ma mère voulait deux filles et deux garçons, dans un truc bien ‘family Kinder’. Elle a même fait un régime spécial en espérant avoir un fils… et elle a eu une fille ! Je pense qu’il y a eu chez moi une espèce de truc de vouloir prendre une place d’homme en étant une femme. Aujourd’hui, dans ma famille, je suis la seule femme qui travaille”, poursuit-elle.
Elle qui a grandi à l’aune d’un modèle familial classique, entre un père salarié d’une multinationale américaine et une mère au foyer – “Elle travaillait, mais gratuitement”, tient-elle à préciser – n’a jamais rêvé de s’y fondre un jour. Au contraire. “Je crois que ça m’a rendue un peu allergique au schéma cis-hétéro : le papa qui part le matin avec sa mallette, qui rentre tard, qui demande pourquoi il n’y a rien dans le frigo, et la maman qui est tout le temps en train de faire des trucs dans la maison. De ce que j’ai perçu, j’ai vu ma mère assez malheureuse – même si aujourd’hui, elle dit qu’elle le referait sans hésiter. À aucun moment de mon enfance, je ne me suis dit que j’aurai un mari et des enfants”, résume celle qui a toujours avancé à l’instinct.
Hasard, culot et intuition
Après son diplôme des Arts déco, à Strasbourg, c’est d’abord vers le monde de l’art contemporain, puis celui de la mode, que s’est tournée Tiffany Cooper. “Je n’avais pas de plan préétabli. J’ai toujours été vers des trucs qui m’intéressent, à l’intuition”, retrace-t-elle. Elle a envie de monter des expos d’art ? Elle décroche un poste comme assistante de galerie, pour finalement quitter ce monde qui l’a rapidement “dégoûtée”. Elle ambitionne de bosser dans la mode ? Elle dégote alors un poste de vendeuse chez Sonia Rykiel, puis frappe à la porte d’Isabelle Marant, où elle se retrouve – là encore, “un peu par hasard” – à manager une trentaine de personnes pendant plus de deux ans. Avant de tout quitter pour partir voyager.
C’est à ce moment-là, en 2012, qu’elle se décide à ouvrir un blog, Le meilleur des mondes possibles, où elle commence à partager ses illustrations. Ces dessins qu’elle avait un peu mis entre parenthèses depuis son entrée dans le monde du travail mais qui, depuis gamine, lui ont toujours valu l’assentiment des autres. “Petite, j’ai vécu beaucoup de rejet, d’exclusion et de harcèlement à l’école. Par contre, quand je dessinais, les autres enfants m’aimaient bien, ils me donnaient des chewing-gums en échange… Je ne comprenais pas trop pourquoi, mais j’ai compris que j’avais une sorte de pouvoir là-dessus. Plus tard, quand j’étais en école d’art, j’ai fait un milliard de choses : de la sculpture sur tissu, de la photo, de la vidéo, des trucs plus ou moins bien… Et à chaque fois que je faisais mes petits dessins de blagues ou d’anecdotes, les gens étaient extatiques. Mais à aucun moment je ne me disais que je voulais devenir illustratrice. Pour moi, à moins d’être Joann Sfar ou Sempé, c’était quand même un métier de crève-la-dalle. Je ne voyais pas comment remplir une vie avec ça”, confie-t-elle, presque surprise, une décennie plus tard, d’en avoir fait son gagne-pain.
Quelques mois après avoir lancé son blog, malgré son ambivalence, elle contacte alors des dizaines et des dizaines de maisons d’édition, jusqu’à réussir à faire publier son premier livre, Le Meilleur des mondes, en 2013. Deux ans plus tard, elle se met en tête d’écrire une lettre à Karl Lagerfeld, pour qui elle s’est prise de passion. “Quand tu le vois, c’est le mec snob, méchant, avec ses lunettes… Mais quand tu lis ses livres, il raconte des trucs abracadabrants et tu te rends compte que c’est un mec qui a beaucoup d’humour, y compris sur lui”, dépeint-elle. Banco : Tiffany Cooper, qui avait déjà créé des tee-shirts vendus dans la boutique de luxe parisienne Colette, se retrouve à concevoir une collection-capsule pour Karl Lagerfeld, une expo itinérante internationale, puis à publier un livre illustré sur le bonhomme (Karl’s Secrets, en 2015).
Ouvrir nos univers
Après ça, il y a eu bien d’autres collaborations avec des marques – quoique très rarement avec la mode, ces dernières années. Sans compter ses livres : Les Contes de notre enfance (qu’elle a revisités, en 2016), Moi, maman ? (sur la maternité, en 2019) et Homme sweet homme (sur la charge mentale et domestique) – car oui, entre temps et contre toute attente, Tiffany Cooper est devenue mère. Et puis la littérature jeunesse, donc, dans laquelle elle a mis le pied en 2023 avec Patatouille. “Ce qui est génial avec un livre jeunesse, c’est que tu vas peut-être le lire trente ou quarante fois avec ton gosse – là où une BD, tu la lis une fois et c’est fini. Moi, ce que j’aime, c’est que les choses que je fais soient utilisées. Et puis surtout, j’aime bien glisser des messages importants, des messages que j’aurais parfois voulu entendre quand j’étais petite”, confie cette mère, qui a elle-même grandi avec The Berenstain Bears, Tom-Tom et Nana ou Max et les Maximonstres.
Dans Patatouille, elle montre ainsi que les petits garçons ne sont pas obligés de se conformer aux diktats de la masculinité et qu’ils ont le droit d’être qui ils veulent. Dans Patatouille : Solal est amoureux, elle vient parler de consentement, de charge mentale ou d’injonction à la maternité à hauteur d’enfant. Dans L’amour est partout (2023), elle rappelle que celui-ci ne se limite pas au seul couple romantique, histoire de contrebalancer la myriade de récits qui invitent les petites filles à surinvestir les relations amoureuses. Quant à son prochain livre, qui sortira au printemps, il parlera d’amour inconditionnel. “En tant que féministe, je me dis qu’on revient toujours à l’éducation. Que ce soit la façon dont on envisage notre vie, notre vision du couple, notre façon de se comporter les uns avec les autres, de vivre notre genre. C’est vraiment des choses qu’on nous a apprises quand on était petit”, constate l’autrice, qui aimerait “ouvrir un peu l’univers” de nos enfants… comme le nôtre.
Qu’elle s’adresse aux petit·es ou aux grand·es, elle tente notamment d’apporter un contrepied à ce qui, dénonce-t-elle, s’apparente à de “la propagande” autour du couple romantique – et presque toujours hétéro. “Toutes ces images qu’on te jette à la gueule en permanence. L’autre jour, dans le métro, il y avait d’un côté une pub pour le Salon du mariage, de l’autre une affiche avec un couple qui s’embrassait. Depuis l’enfance, on t’apprend que c’est le seul chemin possible. En fait, je trouve ça fou, parce que c’est super enfermant”, relève-t-elle.
Va vers ton risque
Chez Tiffany Cooper, c’est d’ailleurs par le prisme de la conjugalité que s’est fait son éveil féministe. Elle qui a longtemps été “en mode célibataire endurcie” a rencontré le père de son fils au début de la trentaine, se retrouvant finalement dans le rôle très balisé de l’amoureuse hétéro. “Au début, j’ai plongé là-dedans avec beaucoup d’effroi, je ne comprenais pas tous ces codes [du couple, ndlr]. Et puis, finalement, je suis partie dans l’extrême inverse, en reproduisant un schéma très classique. Quatre ans après, ça ne me convenait plus du tout. J’étais malheureuse, ça m’épuisait. J’avais vraiment un sentiment d’injustice très fort. Puis un jour, je me suis dressée. Je suis partie. Et je me souviens que le premier truc que j’ai fait alors qu’on était en train de se séparer, c’est que je suis allée acheter le livre de Titiou Lecoq, Libérées [Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale, 2017]”, raconte-t-elle. Le point de départ d’une longue boulimie de lectures féministes – mais pas que.
Savourant aujourd’hui sa “liberté incroyable”, elle a également lancé son podcast, Cours vers ton risque, en 2021. Un titre inspiré d’une citation du poète René Char – “Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque” –, qu’elle a découverte, enfant, sur un faire-part de naissance et qui s’est rappelée à elle à plusieurs reprises dans sa vie, comme un mantra. Jusqu’à devenir le nom de ce podcast dédié “aux personnes qui osent sortir des schémas classiques”. “J’adore rencontrer des gens et c’était le prétexte parfait. Les personnes à qui je donne la parole ne font pas des choses extraordinaires au sens où elles ne vont pas grimper le Kilimandjaro. Mais par un tout petit truc, elles ont une vie atypique, elles ouvrent un chemin différent”, estime Tiffany.
“C’est Marie Kock qui dit : chercher l’amour, ça ne m’intéresse pas. Moi, je préfère vapoter en regardant le plafond. C’est Barbara Butch qui dit : je suis obèse, je fais de la musique, je suis sur scène et je vous emmerde. C’est Fiona Schmidt qui dit : un enfant, non merci. C’est ma cousine qui dit : je vais faire un enfant avec mon meilleur ami, qui est la personne que je préfère au monde”, égrène-t-elle avec passion. Convaincue que nous avons “besoin” d’entendre des femmes et des hommes qui se sont autorisé·es à vivre comme elles et ils l’entendaient. Tout comme elle a appris à s’autoriser : à publier ses dessins, à mettre fin à son couple ou, plus récemment, à cesser de consommer de l’alcool, puis à prendre ses distances avec Instagram. Elle est comme ça, Tiffany Cooper : elle va vers son risque. Et nous invite, non sans une bonne dose d’humour, à en faire de même.