Vahina Giocante C Catherine Delahaye
© Catherine Delahaye

Vahina Giocante : “Ce que je raconte, c’est le sys­tème insi­dieux de l’inceste”

Dans son pre­mier livre poi­gnant, À corps ouvert, l’actrice Vahina Giocante revient sur l’inceste com­mis sur elle par son père de ses 5 à 10 ans, avant qu’il ne soit condam­né à de la pri­son. Causette a ren­con­tré cette sur­vi­vante pour par­ler des étapes de sa reconstruction.

Causette : Pourquoi est-​ce que vous avez eu envie d’écrire ce livre ?
Vahina Giocante : Le déclic a eu lieu après le départ d’Adèle Haenel des César. J’ai eu envie de prendre la parole et de la sou­te­nir. Après, je crois que je me suis ren­du compte aus­si de la néces­si­té de faire tom­ber le tabou. Je n’ai pas vrai­ment écrit ce livre pour moi. Parce que je suis à un moment de ma vie où ça va plu­tôt bien. Mais j’ai eu besoin de racon­ter la tra­jec­toire de gué­ri­son. Ce n’est pas tel­le­ment un sujet qui est abor­dé sous cet angle-​là. J’avais envie de l’aborder sous un angle plu­tôt lumineux.

Dans ce livre, pour nom­mer les choses, vous par­lez de l’inceste que vous avez subi. Une enfance mar­quée par la honte…
V.G : L’enfance en elle-​même, je la raconte dans le livre. Dans le sens où l’épisode de l’inceste arrive assez tôt. Il arrive à la ving­tième page et j’en parle de manière assez détaillée. Mais ce que je raconte, c’est plu­tôt le sys­tème insi­dieux de l’inceste. C’est-à-dire com­ment l’inceste se met en place. On a du mal à poser des mots des­sus quand on le vit. Ce n’est que bien plus tard qu’on arrive à com­prendre l’étendue de l’impact et de la défla­gra­tion qu’on vit. La honte fait par­tie de l’inceste. C’est une charge que l’on porte. On sent bien qu’on vit quelque chose d’anormal, sans vrai­ment com­prendre jusqu’à quel point c’est anor­mal. Il y a aus­si toute la culpa­bi­li­té de détruire une famille, de détruire les gens qu’on aime.

Et jus­te­ment, vous venez de le dire, vous êtes très jeune quand ça vous arrive. À quel moment vous com­pre­nez que, je vous cite, “les câlins qui dérapent” de votre père, ce n’est pas nor­mal ?
V.G :
J’en prends conscience, je dirais vers 7–8 ans, quand il me dit qu’on risque la pri­son, la sépa­ra­tion. Qui dit pri­son, dit quelque chose de grave. Et donc, à par­tir du moment où c’est grave, je prends la mesure de l’acte, de l’anormalité, du côté cri­mi­nel aus­si, de l’acte. Oui, c’est des mots vrai­ment effrayants pour une petite fille. Prison, sépa­ra­tion, des­truc­tion. Ce n’est pas quelque chose auquel on doit être confron­té en étant si jeune. Donc effec­ti­ve­ment, on com­prend que cette intimité-​là, elle est poten­tiel­le­ment dan­ge­reuse et elle a des consé­quences très graves.

Vous finis­sez par l’annoncer à votre mère. Quelle est sa réac­tion ? Est-​ce que vous vous sen­tez sou­te­nue ?
V.G : Je l’annonce quand j’apprends que ma sœur est tou­chée par la même chose. Et, oui, je me sens sou­te­nue. Oui, je me sens crue. Et ça, c’est déjà la pre­mière chose essen­tielle. C’est de croire la parole d’un enfant. Il y a énor­mé­ment d’enfants qui ne sont pas crus. Et c’est une aber­ra­tion parce que quand on est enfant, déjà, c’est très dur de les sor­tir, ces mots-​là. Même moins jeune d’ailleurs… Et de ne pas croire ça, c’est vrai­ment… la double peine. Donc, ma mère, elle me croit tout de suite. Elle s’en dou­tait, d’ailleurs. Mais j’ai plu­tôt l’impression que c’est moi qui la sou­tiens, parce que c’est très dur pour une mère de por­ter la culpa­bi­li­té, de se dire “je n’ai rien fait, je n’ai pas vu, j’aurais pu faire plus…”

Et main­te­nant que vous avez gran­di, quel regard vous por­tez sur votre mère ?
V.G : J’ai beau­coup de gra­ti­tude. Déjà qu’elle m’ait crue, qu’elle m’ait accom­pa­gnée dans tout le pro­ces­sus de por­ter plainte… Elle m’a beau­coup appor­té sur l’écriture du livre, elle a ani­mé des ate­liers d’écriture, donc elle m’a beau­coup appris là-​dessus. Elle a ensuite ten­té de m’apprendre à jouer sans avoir for­cé­ment des bonnes cartes en main au départ. Elle m’a trans­mis beau­coup de choses, notam­ment sur la rési­lience, sur la capa­ci­té d’adaptation. J’ai vrai­ment beau­coup de recon­nais­sance envers elle.

Dans le livre, on com­prend que, en fait, c’est un peu la double peine quand on ose par­ler, car on passe pour l’emmerdeuse qui détruit la famille…
V.G : Emmerdeuse, c’est un faible mot. Non, je pense que je suis vrai­ment prise pour la folle, la men­teuse, la per­verse. Enfin, quelqu’un qui est très net­te­ment déran­gée. Donc, la double peine, c’est qu’en plus, il y a le rejet. L’abandon. On se dit, mais quel inté­rêt j’ai à perdre les gens que j’aime le plus au monde, à perdre ma cel­lule fami­liale. Ça a été peut-​être presque le plus dif­fi­cile en fait. Les consé­quences de l’inceste, à savoir devoir por­ter le poids de la des­truc­tion de la famille. Et être com­plè­te­ment lâchée, devoir se recons­truire seule. Et puis, c’est très dif­fi­cile pour les gens de com­prendre ce qui se passe à l’intérieur, de mesu­rer la vio­lence, la dou­leur et ce par quoi on doit pas­ser pour se récu­pé­rer, pour se libé­rer de cette culpa­bi­li­té. C’est plus facile pour beau­coup de gens de choi­sir le déni, de dire par exemple “ma sœur est folle” plu­tôt que “mon père est un pédocriminel.”

Lorsque vous confron­tez votre père, vous réa­li­sez que depuis toutes ces années vous lut­tez contre l’emprise d’un père sur sa fille.
V.G : Le lien père-​fille est vrai­ment par­ti­cu­lier. Le père, pour une petite fille, c’est cen­sé être vrai­ment le socle. C’est une confiance abso­lue en son père qu’a nor­ma­le­ment toute petite fille. Quand je parle du par­don vis-​à-​vis de mon père et qu’on me dit, mais vous êtes dans le syn­drome de Stockholm, je refuse ça. Je l’ai quand même confron­té devant un juge. Je l’ai quand même envoyé en pri­son. Je l’ai, à un moment don­né, cou­pé tota­le­ment de ma vie. Et encore aujourd’hui, je l’ai tué sym­bo­li­que­ment. Je l’expose aujourd’hui devant des mil­lions de gens. Mais je n’ai jamais fait ça pour faire du mal à qui­conque. Même à lui. J’ai juste essayé de le mettre hors d’état de nuire.

Il a été jugé cou­pable. D’ailleurs, vous sou­li­gnez que c’est quand même rare…
V.G : Très rare. C’est seule­ment 3 % de ces plaintes qui abou­tissent à une condam­na­tion. Je pense que c’est bien de le rappeler.

En quoi cette recon­nais­sance, à l’époque, donc pour la jeune fille que vous êtes, est impor­tante ? Qu’est-ce que ça change pour vous ?
V.G : La recon­nais­sance, elle est impor­tante parce que, tout d’un coup, il y a une auto­ri­té supé­rieure qui effec­ti­ve­ment sta­tue sur le fait qu’on a bien été bles­sé. Que c’est réel. Que ça s’est pas­sé. Je ne suis pas sûre que j’aurais réus­si à me recons­truire sans ça. Sans cette reconnaissance-​là. J’ai eu beau­coup de chance dans mon épreuve. Et… oui, 3 %, ce n’est rien. Après, sur la peine, ce qu’on me dit sou­vent c’est “mais c’est rien du tout, une peine de pri­son de 3 ans, il aurait dû avoir plus.” Mais le but, ce n’était pas qu’il aille crou­pir sa vie en pri­son. Je vou­lais qu’il essaie de gué­rir. Mais je ne pense pas que la pri­son aide à gué­rir. Parce que c’est, à mon avis, une mala­die men­tale, enfin… un trouble. Je n’en ai pas dis­cu­té avec des psy­chiatres, mais ça m’intéresserait aus­si d’avoir des réponses de ce côté-là.

Comment on se recons­truit après une telle épreuve ?
V.G : Merci de poser la ques­tion parce que le livre entier est là-​dessus. Depuis le début de la sor­tie du livre et de la pro­mo­tion, on parle beau­coup des faits, de ce qui s’est pas­sé… Et je com­prends parce que c’est tel­le­ment dif­fi­cile de l’appréhender. Se recons­truire, c’est très long. On doit deman­der de l’aide. Tout seul, c’est com­pli­qué. Et il y a énor­mé­ment de tech­niques thé­ra­peu­tiques aujourd’hui qui sont à dis­po­si­tion. Et qui sont extrê­me­ment effi­caces pour trai­ter les trau­mas. Je pense à l’EFT, l’EMDR, l’hypnose. Et puis il faut avoir beau­coup de dou­ceur envers soi-​même. On ne se recons­truit pas du jour au len­de­main. Ça ne se fait pas tout seul. Il faut avoir pas mal de cou­rage. Et y aller étape après étape. J’ai aus­si envie de dire à ceux qui ne sont pas tou­chés : vous avez aus­si une res­pon­sa­bi­li­té. Vous pou­vez deman­der aux gens qui sont concer­nés : “Comment est-​ce que je peux t’aider ?” Qu’est-ce que je peux faire pour te sou­te­nir, t’accompagner ?” Parce qu’on a besoin de la mobi­li­sa­tion col­lec­tive. On a besoin que la socié­té regarde le fléau en face. Et que cha­cun prenne sa part.

Dans les deux cha­pitres, vous par­lez aus­si de Benoît Jacot qui vous demande de vous dénu­der. Il s’agit à nou­veau d’emprise, de domi­na­tion. Et, en réa­li­té, on vous fait culpa­bi­li­ser en disant que vous devriez vous esti­mer heu­reuse d’avoir une camé­ra bra­quée sur votre pubis. Comment vous avez réus­si à vous accro­cher à ce métier-​là ?
V.G : Oui, il y a une sorte de repro­duc­tion à une moindre échelle de la sexua­li­sa­tion et de l’utilisation du corps et de la notion du désir, effec­ti­ve­ment de mani­pu­la­tion. Justement, il m’a fal­lu beau­coup de temps pour com­prendre que je m’infligeais incons­ciem­ment encore les mêmes sché­mas, encore une fois dans une moindre mesure. Mais je pense que la lutte que j’ai entre­prise pour faire condam­ner mon père m’a quand même don­né cer­taines armes et cer­taines clés pour com­prendre ce qui se jouait. Mais jus­te­ment, la dif­fi­cul­té aus­si, c’est qu’on a ten­dance à être dans un sché­ma répé­ti­tif. Et tant qu’on n’en a pas vrai­ment pris conscience et qu’on n’a pas réus­si à se libé­rer de ces bles­sures internes, de les regar­der en face, de les admettre, on va aller dans des endroits de répé­ti­tion de ces mêmes bles­sures jusqu’au moment où ça devient insup­por­table. Jusqu’au moment où on dit non, j’ai mal. Je ne peux plus jouer à ce jeu mal­sain ou en tout cas par­ti­ci­per encore et tou­jours à ce système.

Justement, pensez-​vous qu’avec cette nou­velle prise de parole de Judith Godrèche la France est vrai­ment en train de vivre son #MeToo ? Et que la der­nière fois, on a raté le coche ?
V.G : Moi, je fais le paral­lèle avec un accou­che­ment. On n’accouche pas comme ça. Il y a des contrac­tions. Il y a des pous­sées. On accouche d’une nou­velle socié­té, d’un nou­veau para­digme. D’un nou­vel état de conscience. D’une nou­velle rela­tion entre les hommes et les femmes. Les hommes doivent aus­si se repo­si­tion­ner, se réadap­ter aus­si. On est là dans une pous­sée peut-​être un peu plus intense, un peu plus forte. Et peut-​être qu’on en aura besoin d’autres. Peut-​être que ça va retom­ber. Mais le tra­vail s’est enclenché.

Pour conclure. Tout sim­ple­ment, quel effet vous aime­riez que ce livre pro­duise ?
V.G : J’ai reçu pas mal de témoi­gnages de gens qui ont peur de lire le livre parce qu’ils ont peur que ça les remue, que ce soit incon­for­table ou dif­fi­cile. J’ai jus­te­ment écrit ce livre pour les gens qui ont peur de le lire. Pour que ce soit un baume apai­sant sur les bles­sures. J’aimerais que ce soit un peu comme une petite bou­gie dans une caverne. Même dans les endroits les plus obs­curs, il peut y avoir une petite bou­gie qui éclaire la voie.

Avez-​vous un mes­sage pour la petite fille que vous étiez ?
V.G : Je n’aurais pas pu agir dif­fé­rem­ment pour la pro­té­ger, mais je suis fière d’elle. Je suis très fière de cette petite Vahina qui a mon­tré une force, un cou­rage, une déter­mi­na­tion à s’en sor­tir, à ne pas se lais­ser détruire. Et là, j’ai envie de lui dire qu’elle est enfin en sécu­ri­té, qu’elle est enfin libre, aimée, qu’elle peut être joyeuse. J’ai presque envie de lui dire, vas‑y, danse, cours, vis, sois. Oui. Sois enfin la petite fille que tu n’as pas pu être à l’époque.

Couv a corps ouvert
À corps ouvert, de Vahina Giocante. Robert Lafont, 288 pages, 20 euros.
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