Avec son ouvrage Crimes sexuels et société à la fin de l’Ancien Régime, Enora Peronneau Saint-Jalmes propose un état des lieux du traitement judiciaire des crimes sexuels et de leur répercussion dans la société du XVIIIème siècle.
Longtemps resté au placard, le viol devient depuis quelques années un sujet d’étude historique. Pour sa thèse, Enora Peronneau Saint-Jalmes a étudié à l’aide des archives judiciaires de l’Yonne 31 affaires de crimes sexuels traitées entre 1695 et 1780 par les justices seigneuriales et royales des environs d’Auxerre et de Sens. En débouche un ouvrage, Crimes sexuels et société à la fin de l’Ancien Régime, publié début octobre aux éditions Perrin. Loin de l’image de droit de cuissage impuni, les archives étudiées par la paléographe de 26 ans montrent une réelle prise au sérieux de ces crimes sexuels et de la nécessité de punir celui qui les commet. Grâce à un état des lieux concret du traitement judiciaire des violences sexuelles au XVIIIème siècle, Enora Peronneau Saint-Jalmes dépoussière donc nos préjugés. Entretien.
Causette : Pourquoi avoir consacré votre thèse aux crimes sexuels et plus spécifiquement à ceux jugés dans l’Yonne à la fin de l’Ancien Régime ?
Enora Peronneau Saint-Jalmes : L’histoire des crimes sexuels sous l’Ancien Régime est un sujet qui m'intéresse depuis assez longtemps car elle revient à s'intéresser à l’histoire des femmes et du genre. Pour autant, dès le début je me suis heurtée à un manque de visibilité sur le sujet dans la période de l'histoire moderne.
Cela m’a donné envie de me pencher sur la question. Je voulais au départ étudier les archives judiciaires du parlement de Paris mais mon directeur de thèse m’a conseillé de me tourner vers des archives locales afin d’étudier des documents inédits. J’ai travaillé sur des fonds judiciaires et paroissiaux conservés à Auxerre dans les fonds des archives départementales de l’Yonne. Lorsque j’ai commencé à l’automne 2017, je pensais trouver peu de plaintes mais ce fut tout le contraire. Je me suis rapidement aperçue qu’il y avait au XVIII ème siècle une véritable prise en compte du viol comme étant un crime grave.
Est ce que le viol a le même sens au XVIIIème siècle qu’aujourd’hui ?
E.P.S.-J. : Oui et non. La question du vocabulaire est importante dans mes recherches car la difficulté est de ne pas calquer notre vision actuelle du viol sur des affaires qui ont 200 ou 300 ans. Il est en fait assez difficile de le qualifier car avant la révolution, le viol n’appartient pas à l’univers de la violence, mais à celui du désordre moral et de la déviance. C’est très étrange avec notre vision d’aujourd’hui mais c’est logique dans l’univers religieux de l’Ancien Régime. Il n’y a d’ailleurs pas de loi fixe sur les crimes sexuels. Quand j’ai commencé à éplucher les archives judiciaires, je ne m’attendais donc pas à y trouver le terme « viol ». Mais si, il est bien attesté dans plusieurs documents même si on lui préfère le terme « rapt de violence ».
Il y a cependant un tabou autour de la qualification et de la description du crime qui est peut-être lié à une forme de traumatisme ou à la volonté de vouloir protéger l’honneur de la famille mais on ne peut qu’émettre des hypothèses là-dessus. Les enfants décrivent avec davantage de précisions les violences qu’ils ont subis. Pour les jeunes filles et les femmes plus âgées, c’est assez flou. On dira que l’auteur de violences « s’est mis sur elle » ou qu'« il a pris les dispositions d’un homme sur sa femme ».
Qu’est-ce que nous apprennent les crimes sexuels et la façon dont ils sont jugés sur la société de l’Ancien Régime ?
E.P.S‑J. : L’histoire du viol est un pan de l’histoire du droit et de la justice, mais c’est aussi un pan de l’histoire sociale et culturelle. L’analyse de ces affaires judiciaires m’a notamment permis de lever certains préjugés sur l’époque. On a l’impression d’une société de violence très débridée alors que non. J’ai découvert une société de l’Ancien Régime beaucoup moins crue qu’elle n’y paraît. La violence est certes au centre des rapports humains de l’époque où elle apparaît comme une composante essentielle de l’existence admise par le corps social à condition de ne pas dépasser certaines limites. Le viol, considéré comme un crime grave est l’une de ses limites. J’ai le sentiment qu’une fois que la machine judiciaire est engagée, il y a un suivi, une écoute et une prise en compte de la parole de la victime.
Il ne faut pas perdre de vue toute fois que la société patriarcale de l’époque est foncièrement misogyne et sexiste. Cependant je n’ai pas trouvé d'éléments pouvant attester d’une réelle banalisation institutionnelle des crimes sexuels et d’une culture du viol. Ce que j'ai pu constater c'est que le crime sexuel n’est pas ignoré par la société. Et que cette dernière n’est pas indifférente à la souffrance physique ou émotionnelle qu’il suscite.
Dans son ouvrage Histoire du viol. XVIe – XXe siècle, publié en 1998, l’auteur Georges Vigarello estime que la gravité du crime sexuel est définie, non par la souffrance de la femme mais par le statut social du mari. En somme, il faut protéger son honneur. Pourtant, vous avez étudié 31 affaires de crimes sexuels dans lesquelles les classes sociales des victimes sont très différentes.
E.P.S‑J. : On a longtemps cru en effet que peu importe ce que la victime éprouve, ce qui compte, c’est l’atteinte au prestige de son père ou de son époux. Mais en épluchant les archives judiciaires, je me suis rendu compte qu’il n’y a pas de profil type. Il y des femmes issues de la pauvreté, d’autres avec des revenus moins modestes et également des femmes issues de l'aristocratie. J'ai étudié, par exemple, les affaires d’une domestique très pauvre, d’une fille d’artisan et d'une fille d’avocat. Toutes ont pu déposer plainte et ce gratuitement, même si bien sûr plus la famille de la victime a de l’argent, meilleure sera sa défense puisqu’elle pourra prendre un procureur personnel, c'est-à-dire un avocat.
En ce qui concerne l'âge, sur 31 affaires, il y a une majorité d’enfants âgés de 13 ans et moins. L’hypothèse est qu’il est plus facile à l’époque de prouver qu’une petite fille a été violée parce qu’il y a des traces évidentes de défloration mais aussi que la justice tient peut-être davantage à la vertu d’une petite fille vierge qu’à celle d’une femme. On a également quelques adolescentes de plus de 13 ans ainsi que 2 veuves et 6 femmes mariées. J’ai été assez surprise de trouver des femmes mariées et des veuves car n’étant plus vierges, je pensais qu’elles étaient exclues du dépôt de plainte. Un autre préjugé tient sur le rôle passif des victimes d’une relation sexuelle forcée. Alors que non. On s'aperçoit à travers leurs témoignages que les femmes vont à l’attaque dans leur défense. Qu’elles soient riches ou pauvres, elles demandent avec force que leur violeur soit condamné.
Y a t‑il un profil type pour les auteurs de violences sexuelles ?
E.P.S‑J. : En ce qui concerne les profils des auteurs de violences, on est bien loin de l’image romancée et fantasmée du marquis de Sade. On a plutôt affaire à des curés, des soldats ou des artisans. D’ailleurs, ce sont – comme aujourd’hui – souvent des hommes qui connaissent leurs victimes. Ils vivent dans le même village, voir le même quartier ou la même rue. Une proximité géographique qui implique des rencontres régulières avec leurs victimes, à la messe, au marché, à l’école…
A t‑on sous l’Ancien Régime une notion de viol conjugal ?
E.P.S‑J. : Non, ça n’existait pas. Il est parfois – mais cela reste très rare – mention de violences conjugales mais jamais de viol. Le devoir conjugal étant tellement intériorisé à l’époque, il est impensable qu’une femme dépose plainte pour cela.
Avez-vous trouvé des affaires attestant d’un viol masculin ?
E.P.S‑J. : Une seule. Pour les hommes on ne parlera d’ailleurs pas de viol ou de rapt de violence mais d’acte de sodomie. Je n’ai pas eu plus de détail sur l’affaire, il ne restait que quelques pages.
De quelle manière est recueillie la parole des victimes à l’époque ?
E.P.S‑J. : Il faut savoir que sous l’Ancien Régime, le mot “victime” n’existe pas pour parler des femmes ayant subi des violences sexuelles. Il est réservé à la sphère religieuse. Pour le viol, on parlera de “parties civiles”, de “demanderesse” ou de “défenderesse”. J’ai été obligée d’utiliser le mot “victime” dans ma thèse de façon à ce que cela soit plus compréhensible. En ce qui concerne la prise en compte de leur parole, j’ai été là aussi assez surprise. Je partais du principe que les femmes de l’époque n’étaient pas entendues au niveau de la plainte. Et même qu’elles étaient exclues du dépôt de plainte. Alors qu’au contraire la parole de la victime est recueillie par le juge et ce de manière brute. Il n’y a pas ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui des procès verbaux avec les questions des enquêteurs et les réponses des victimes. Seulement la version de la victime.
Après, ce ne sont que des traces écrites. Peut-être qu’à l’oral, les choses étaient dites différemment. Mais sur les 31 affaires que j’ai étudiées, j’ai lu une seule fois une forme de jugement sexiste : le juge conseille lors du procès à un couple dont la femme a été violée collectivement de ne plus inviter des gens tard le soir à l’avenir.
Quelle est la procédure judiciaire type après un crime sexuel ?
E.P.S‑J. : Soit la victime ou les parents de la victime déposent plainte devant un juge, soit un témoin fait une dénonciation devant un représentant du ministère public qui dépose ensuite plainte. Le juge désigné donne l’autorisation de mener ce qu’on appelle une phase d’informations, ce qui se rapproche aujourd’hui d’une enquête préliminaire. Des experts médicaux légaux se présentent chez la femme et constatent si il y a ou non des traces sur son corps. En parallèle, on interroge les témoins. Il n’y a pas de lois fixes sur les crimes sexuels, c’est le juge qui considère qu’il y a suffisamment de preuves pour décerner un décret à l'encontre de l’accusé, qui doit alors se présenter immédiatement. Une sorte de comparution immédiate.
S’il n’en profite pas pour fuir (ce qui arrive très souvent), l'accusé est alors interrogé par le juge puis confronté aux témoins. Si après tout cela, le juge considère que l’accusé est coupable, ce qui relève de sa seule appréciation, il est condamné. La procédure peut prendre de quelques jours à plusieurs années. Sur les 31 affaires étudiées, il y en a deux où les accusés ont été relaxés faute de preuves.
Avant de me pencher sur les archives judiciaires, je pensais que la partie gagnante serait forcément la plus riche des deux. Mais pas toujours. Des domestiques ont réussi à faire condamner leur employeur.
Qu’est ce qu’encourt l’accusé reconnu coupable ?
E.P.S‑J. : Le plus souvent, ils parviennent à s’enfuir avant le procès. Quand ce n’est pas le cas, ils sont condamnés à des châtiments corporels, à payer des amendes au profit du roi ou sont envoyés aux bagnes ou aux galères. Il arrive aussi qu’il y ait des arrangements financiers privés entre l’accusé et la famille de la victime. Sur les 31 affaires que j’ai étudiées, un seul homme fut condamné à mort par pendaison. Il cumulait des cirscontances aggravantes : c’était un soldat qui se vantait d’avoir violé collectivement une femme vierge. Plus la personne violée est jeune donc considérée comme pure, plus la sentence est sévère. Même si lorsqu’on regarde l’échelle des peines, généralement ils ne reçoivent qu’une amende.
La victime peut recevoir une compensation financière si elle s’est déclarée partie civile mais pour cela elle doit avoir les moyens de se munir d’un avocat. Dans ce cas, elle reçoit alors une réparation civile d’un montant variable.
Les violeurs jugés et condamnés sont-ils exclus de la société ?
E.P.S‑J. : On ne sait pas ce qu’il advient des accusés après leur condamnation mais ce qui transparaît des témoignages, c’est que les crimes sexuels sont vus comme anormaux par le reste de la société. Encore plus quand il s’agit de petites filles et de jeunes adolescentes pas encore mariées et donc vierges. Il faut savoir que les communautés de l’Ancien Régime sont très soudées, surtout les communautés rurales. Les viols viennent donc perturber l'ordre social et bouleversent la tranquillité du groupe. Dans les témoignages on perçoit d’ailleurs une considération et même une forme d’empathie envers les victimes ainsi qu’une profonde colère pour celui qui vient déranger l’ordre.
Les victimes de violences sexuelles sont-elles stigmatisées ?
E.P.S‑J. : Oui et non. L’honneur et la réputation comptent beaucoup. On touche à la moralité d’un homme en s’attaquant à sa femme ou à sa fille et certains témoignages laissent à penser qu’il y a en effet une forme de honte sur les victimes. Comme celui d’une femme violée par deux hommes dans une ruelle qui est ensuite battue par des femmes et traitée de “putain”. Mais j’ai voulu m’intéresser à l’après : sont-elles ensuite exclues de la société ? Pour cela, je me suis penchée sur les registres de l’état civil et les registres paroissiaux. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, elles ne deviennent pas des parias. Sur la majorité des victimes qui ont porté plainte et que j'ai pu ensuite suivre sur les registres, elles sont beaucoup à s’être mariées et à avoir eu des enfants.
Certaines se marient même avec des hommes de leurs villages qui étaient forcément au courant. Ce qui n’a d’ailleurs rien à voir avec l’âge ou la classe sociale. Des domestiques agressées par leur employeur ont pu se marier quelques mois après leur viol. Le viol n’est pas donc pas considéré comme quelque chose qui vous stigmatise et vous exclut de la société.
Le groupe social le plus concerné par les affaires de viol est aussi le plus restreint et propice au secret : la famille. Comment réagissent les proches des victimes ?
E.P.S‑J. : La famille s’implique dans la demande de justice. J’ai tout de suite cherché à comprendre si c’était pour défendre l’honneur ou s' il y a derrière une véritable empathie pour les victimes. On peut se dire qu’à l’époque, les enfants sont une quantité négligeable par rapport à l’importante mortalité. Mais non, j’ai remarqué dans les témoignages de véritables traces d’empathie. Des pères et des mères qui pleurent et qui sont en colère. Une belle-mère qui menace d’aller chercher son fusil si on ne retrouve pas le violeur de sa belle-fille. C’est une hypothèse après l’analyse d’une quarantaine de témoignages mais je pars du principe qu’il y a une forme d’amour envers ces victimes.
Crimes sexuels et société à la fin de l'Ancien Régime, d'Enora Peronneau Saint-Jalmes. Ed Perrin. 368 pages, 25 euros.