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De gauche à droite Lori Saint Martin, Ana Iris Simon et Nawal El Saadawi. © Ariane Gibeau, © Guillermo García, © DR

Romans : nos 3 recos du mois de novembre

Le récit de soi – Simone de Beauvoir, Judith Butler et Audre Lorde le disent et le répètent –, c’est le pre­mier pas vers l’émancipation. Même (sur­tout) s’il joue à cache-​cache avec la fic­tion. Alors, voi­ci trois mer­veilles d’autofictions, de romans auto-​inspirés – appelons-​les comme on veut – qui nous gal­va­nisent et nous pro­pulsent vers l’action. 

"Pour qui je me prends", de Lori Saint-Martin 

Dans Pour qui je me prends, Lori Saint-​Martin (L’Olivier), écri­vaine et tra­duc­trice cana­dienne, morte juste après avoir écrit ce texte en octobre 2022, raconte la façon dont elle a don­né nais­sance à son “nou­veau moi”. Née dans une famille ouvrière pauvre du sud de l’Ontario, au Canada, la petite Lori Farnham ne parle pas un mot de fran­çais. À l’âge de 10 ans, elle entend à l’école la phrase qui va lit­té­ra­le­ment chan­ger sa vie : “Today you’re going to start French.” La maî­tresse sou­lève alors un car­ton illus­tré et pré­sente aux écolier·ères une famille fran­çaise fic­tive : Monsieur et Madame Leduc, leurs quatre enfants et leur chien Pitou. “En moi, un monde s’ouvrait”, écrit l’autrice, qui y voit immé­dia­te­ment la porte salu­taire de l’évasion. Quelques années plus tard, deve­nue doc­to­rante, âgée de 24 ans, tou­jours escor­tée par les Leduc dans sa vie ima­gi­naire, Lori part s’installer au Québec et décide de chan­ger de nom, afin de se “décou­per de [sa] pho­to de famille pour y lais­ser un trou”. Elle ouvre un annuaire télé­pho­nique pour y pio­cher sa nou­velle iden­ti­té et choi­sit le nom le plus por­té en France, Martin, devan­cé du pré­fixe “Saint” pour se rêver un pas­sé qué­bé­cois. Voilà l’acte de mort et de renais­sance de Lori Saint-​Martin. Sa sor­tie revi­go­rante de l’arbre fami­lial et sur­tout le début de sa vie réelle. “Pour qui tu te prends ?” lui assène sa mère, tout en lui rap­pe­lant son amer­tume et sa vie gâchée, elle qui aurait pré­fé­ré ne pas avoir d’enfant. Les années qui sui­vront, l’autrice s’appliquera à “se prendre pour une autre”, à chan­ger de langue mater­nelle – oui c’est pos­sible, nous apprend-​elle – à tra­quer la désap­pro­ba­tion de sa mère autant que pos­sible, à habi­ter d’autres villes, à gagner les lieux “intou­chés” de son his­toire. Dans ce livre, qu’elle ne pou­vait écrire tant que ses parents vivaient, elle nous entraîne dans sa danse ini­tia­tique, comme une série de chutes conju­rées, et nous enseigne fina­le­ment à remer­cier celles et ceux qui, dans une vie, nous laissent deve­nir “autres”. Récit ou fic­tion ? La ques­tion se pose d’autant plus que Lori Saint-​Martin est à elle toute seule une pure invention.

CouvPourquijemeprends

Pour qui je me prends, de Lori Saint-​Martin. Éditions de l’Olivier, 160 pages, 17 euros.

"Feria", d'Ana Iris Simón

De l’autre côté de l’Atlantique, la danse conti­nue sur des rythmes fla­men­co avec le pre­mier roman de la jour­na­liste espa­gnole Ana Iris Simón, inti­tu­lé Feria (Éditions Globe), véri­table phé­no­mène lit­té­raire qui gagne l’Europe. Née en 1991 dans une famille modeste de l’Espagne rurale, Anna ouvre son récit par une dis­pute sur WhatsApp avec son père, dans laquelle tout·e tren­te­naire d’aujourd’hui peut se recon­naître. “J’ai deman­dé à mon père s’il esti­mait que je vivais moins bien qu’eux et il a répon­du arrête de dire des conne­ries.” Classique. À 10 ans, le père d’Anna fai­sait les ven­danges – il le lui rap­pelle pour la énième fois. Oui, mais com­ment Anna peut-​elle expli­quer à son père qu’à 32 ans, elle vit encore en coloc dans un appar­te­ment de Madrid, ne pos­sède rien d’autre qu’un iPhone, un abon­ne­ment Netflix et une éta­gère Ikea ? Comment lui faire com­prendre que les pers­pec­tives d’avenir se révèlent si étroites – et “l’ascenseur social” si piteux – qu’elle consi­dère comme le comble de la liber­té de tra­vailler à son compte en pyja­ma, pour 1000 euros par mois, ou de refu­ser d’avoir des enfants ? Puisqu’elle ne par­vient pas à expli­quer à son père les res­sorts de cette situa­tion, elle va devoir la com­prendre au moins pour elle-​même. Comment en est-​elle arri­vée là ? Les pages se tournent, illus­trées par des pho­tos de famille de l’autrice, et remontent le pas­sé. Ses grands-​parents mater­nels, des forain·es qui par­courent l’Espagne pour dépla­cer leur stand de feria en feria. Ses grands-​parents pater­nels, des paysan·nes com­mu­nistes. Ses parents, fac­teur et fac­trice dans la pro­vince de Tolède. Elle nous entasse avec elle – sur les genoux de ses oncles et tantes – dans la petite voi­ture bleue fami­liale, les ondes tou­jours réglées sur Radio Olé. Elle nous fait sen­tir la fan­tai­sie, la digni­té et la joie de vivre, mal­gré les épreuves, une enfance au milieu d’une famille de “bisu­te­ros” (terme dési­gnant le lum­pen­pro­lé­ta­riat). Portée par la grâce du désen­chan­te­ment, Ana Iris Simón déploie un récit d’une poé­sie et d’une vita­li­té rares et rend un hom­mage fabu­leux aux racines, à la famille et à ce curieux ins­tinct de sur­vie qu’on appelle émer­veille­ment. Récit ou fic­tion ? La réponse se trouve dans les der­nières pages du livre qui forment le point d’orgue inat­ten­du de cette uto­pie réaliste.

Simon Ana Iris Feria

Feria, d’Ana Iris Simón, tra­duit de l’espagnol par Anne Plantagenet. Globe, 272 pages, 22 euros.

"Combien de cœurs, Mémoires d’une femme doc­teure", de Nawal El Saadawi

On tra­verse enfin la mer Méditerranée et une soixan­taine d’années en sens inverse pour atter­rir au Caire en 1957 et décou­vrir le pre­mier roman de Nawal El Saadawi, tra­duit pour la pre­mière fois en France sous le titre Combien de cœurs, Mémoires d’une femme doc­teure aux Éditions Prouesses. Psychiatre, ardente mili­tante égyp­tienne, Nawal El Saadawi est une voix majeure de l’émancipation fémi­niste dans le monde arabo-​musulman. Autrice d’une cin­quan­taine d’ouvrages – essais, romans, pièces de théâtre – dans les­quels elle s’élève contre l’excision et l’oppression des femmes, l’écrivaine a été cen­su­rée plu­sieurs fois, exi­lée, empri­son­née, mais n’a jamais bais­sé le regard ni ces­sé le com­bat. En 2020, elle figure par­mi les cent per­son­na­li­tés les plus influentes du XXe siècle selon le Time Magazine. Ce livre, qu’elle écrit à l’âge de 27 ans, est à prendre comme une fic­tion. Elle le dit d’emblée. La res­sem­blance entre l’autrice et son héroïne est trou­blante, certes. Mais c’est avec le souffle et la liber­té d’une roman­cière qu’elle nous prend par la main pour suivre l’itinéraire d’une petite fille en rébel­lion contre la socié­té patriar­cale. Dès les pre­mières pages, la nar­ra­trice s’efforce d’aplatir sa poi­trine avec un cor­set et coupe ses che­veux pour res­sem­bler à son frère, espé­rant conqué­rir les mêmes pri­vi­lèges que lui. “[Ma mère] pous­sa un hur­le­ment et me gifla vio­lem­ment. Elle me gifla encore et encore, mais je res­tai droite devant elle !” Une fois deve­nue ado­les­cente, elle sent cet ins­tinct dis­si­dent gran­dir en elle comme une pous­sée incon­trô­lable et décide de se lan­cer dans des études de méde­cine. La pre­mière fois qu’elle voit un corps d’homme nu, c’est celui d’un cadavre. Mais voi­là, der­rière cette vio­lente déter­mi­na­tion à ne jamais suivre le che­min de sa mère et de sa grand-​mère – cet “uni­vers étri­qué et détes­table des femmes, d’où se déga­geaient des relents d’oignon et d’ail” –, la jeune doc­teure rêve d’amour. Elle le sait, ce désir-​là pousse les femmes vers des abymes dont elles ne reviennent pas. D’une plume envoû­tante et intré­pide à la fois, Nawal El Saadawi nous entraîne dans la bagarre d’un des­tin hors-​norme, où le dan­ger côtoie per­pé­tuel­le­ment la beau­té. “L’affirmation de soi, résume la poé­tesse Rim Battal dans une très belle pré­face, mène inévi­ta­ble­ment à une décons­truc­tion féroce de l’amour, de la sexua­li­té, du mariage et de la famille.” Mais le triomphe sur les men­songes fait de ce livre un appui irrem­pla­çable “à mettre entre les mains de toutes les jeunes filles que l’on aime et pour qui l’on sou­haite le meilleur”. Mention spé­ciale au tra­vail minu­tieux de la tra­duc­trice Fayza El Qasem pour rendre la force lit­té­raire de ce chef‑d’œuvre, encore brû­lant d’actualité.

C1 OK Combien de coeurs

Combien de cœurs. Mémoires d’une femme doc­teure, de Nawal el Saadawi, tra­duit de l’arabe par Fayza El Qasem. Éditions Les Prouesses, 128 pages, 17 euros.

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