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© Maaike Canne pour Causette

Rentrée lit­té­raire : le fémi­nisme en tête de gondole

Ils et elles sont de plus en plus nombreux·ses à reven­di­quer une lit­té­ra­ture fémi­niste, empoi­gnant des thé­ma­tiques sociales, his­to­riques, mais aus­si phy­siques ou sexuelles. Deux ans après #MeToo, une quan­ti­té de romans traitent de ces ques­tions, avec une rage nou­velle. Causette a sélec­tion­né les plus enthousiasmants. 

Si elle ne reven­dique pas direc­te­ment une lit­té­ra­ture poli­tique, Cécile Coulon n’en est pas moins une voix radi­cale. Une bête au para­dis est déjà le sep­tième roman de cette à peine tren­te­naire. Une his­toire d’amour fou entre Blanche et un cer­tain Alexandre, qui vire en ven­geance totale. Parce que son héroïne, que l’on découvre seule et octo­gé­naire avant que le récit raconte tout en flash-​back, a pré­fé­ré défendre sa ferme et ses terres plu­tôt qu’une pas­sion amou­reuse. Cécile Coulon admet avoir, pour la pre­mière fois, vrai­ment « lâché les che­vaux – de l’écriture et des thèmes – et osé décrire ce qui bouillon­nait en [elle] ». Et d’ajouter : « Parler d’un corps fémi­nin dans un pay­sage rural, c’est par­ler de fémi­ni­té dans un milieu très par­ti­cu­lier où, de toute façon, votre vie est réglée sur celle de la nature et des ani­maux. De l’adolescence à l’âge adulte, vous ne pou­vez pas lais­ser aller vos dési­rs. C’est un endroit très flou de la lit­té­ra­ture et de la réa­li­té d’aujourd’hui. »
Dans Le Bal des folles, pre­mier roman très culot­té, Victoria Mas nous raconte l’hospice de la Salpêtrière, à Paris, en 1885, où le célèbre neu­ro­logue Jean-​Martin Charcot, alors au som­met de sa gloire, exerce et donne tous les ans ce « bal des folles ». Convoquant le Tout-​Paris, il exhi­bait les épi­lep­tiques, les hys­té­riques, toutes ces « folles » qui étaient inter­nées. Étrangement, aucune fic­tion n’avait encore abor­dé cette étran­ge­té. Si la tren­te­naire s’est sen­tie concer­née quand elle a décou­vert cette his­toire, c’est que, à la fin du XIXe siècle comme au début du XXIe siècle, « l’esprit et le corps des femmes fas­cinent et troublent encore. Les hommes veulent en dis­po­ser, mais ils ne le com­prennent pas. Charcot met­tait en avant les corps de ces femmes et, d’une cer­taine façon, les éro­ti­sait », assure-t-elle. 

Corps écrits

Érotisme, dési­rs, séduc­tion, colères amou­reuses : J’ai des idées pour détruire ton ego (le titre le plus dingue de la ren­trée) emballe tout ça à tra­vers les rela­tions croi­sées de ses différent·es pro­ta­go­nistes, essen­tiel­le­ment des femmes homo­sexuelles. Cet autre pre­mier roman est signé Albane Linÿer, qui a étu­dié et vécu à Londres, Paris, Moscou, Lisbonne ou encore Madrid (depuis cette année). Scénariste, elle a créé Bibliothèqueer, la pre­mière biblio­thèque LGBTQIA+ iti­né­rante en France. « Je suis une femme les­bienne et j’ai juste vou­lu mettre en scène les com­mu­nau­tés queer et homo de façon simple et uni­ver­selle, confie-​t-​elle, car j’aurais ado­ré avoir ces his­toires quand j’étais plus jeune. Par exemple, au début des années 2000, quand j’habitais Moscou ! » On est ici dans la vie, l’écriture et le par­tage d’expériences.
Exactement comme dans le troi­sième livre d’Emma Becker, La Maison. Sous les traits de sa nar­ra­trice Justine, l’autrice raconte son immer­sion dans une mai­son close de Berlin, où elle vit depuis six ans. Elle s’y est plon­gée pen­dant deux ans et demi pour décrire les pros­ti­tuées aus­si bien que les clients. Jusqu’à pra­ti­quer quelque temps et deve­nir « l’une d’elles ». Une expé­rience aus­si ris­quée pour elle que cli­vante pour les lec­teurs et les lec­trices ! « J’ai eu la chance de tom­ber sur un éta­blis­se­ment qui don­nait tout le pou­voir aux femmes, retrace-​t-​elle, leur lais­sant choi­sir leur façon de tra­vailler, éta­blir leurs propres règles, leur emploi du temps et, ce qui n’est pas un détail, qui leur per­met­tait de dire non, sans la moindre jus­ti­fi­ca­tion. » Nulle apo­lo­gie ici : en Allemagne, la pros­ti­tu­tion est légale, et qui raconte les putes se doit de racon­ter des tra­vailleuses. Entre récit et roman, c’est un ouvrage sub­ver­sif qui traite de corps sexua­li­sé, mais social. « La pros­ti­tu­tion doit être un fémi­nisme, avance l’autrice, car c’est refu­ser l’infantilisation gro­tesque des femmes et recons­truire entiè­re­ment les notions de morale, de désir, d’acceptable et de non accep­table ; et plus impor­tant encore, se réap­pro­prier le corps fémi­nin qui appar­tient depuis trop long­temps aux hommes et à l’usage qu’ils en font. » 

Corps social, corps global

Troisième roman aus­si pour Vincent Message, d’une part, et Samira El Ayachi, d’autre part, dont les livres sont des plus ambi­tieux sur le fond comme dans la forme. Dans Cora dans la spi­rale, Message fait mine de racon­ter « une toute petite his­toire par­mi les his­toires du monde » : celle de Cora Salme, qui reprend son tra­vail dans une com­pa­gnie d’assurances après un congé mater­ni­té. Mais la boîte vient d’être rache­tée : restruc­tu­ra­tions, acqui­si­tions, opti­mi­sa­tions, spé­cu­la­tions sont les mots et la réa­li­té qui vont broyer les employé·es, en ces années 2010. Cora s’en ver­ra col­ler un autre : har­cè­le­ment. Par un dis­po­si­tif rusé (à vous de décou­vrir !), Message déploie un grand roman sur la condi­tion fémi­nine au tra­vail et sur les muta­tions du libé­ra­lisme. « J’ai vite com­pris qu’il serait plus inté­res­sant d’adopter le point de vue d’une femme, remarque-​t-​il, parce que les jeux de masques aux­quels contraint la vie en entre­prise et les injonc­tions contra­dic­toires devant les­quelles elle nous place sont beau­coup plus aigus quand on subit dans le même temps d’autres formes de domi­na­tion. » 
Les femmes sont occu­pées, de Samira El Ayachi, res­serre la focale sur une mère fraî­che­ment céli­ba­taire. D’un côté, le roman raconte toutes ces nou­velles vies : maman, cher­cheuse d’emploi, étu­diante en fin de par­cours, femme en lutte. De l’autre, reje­tant l’apitoiement au pro­fit d’un lyrisme et d’un humour épa­tants, c’est un récit de for­ma­tion sociale. « La condi­tion de celle qu’on appelle la “mère céli­ba­taire” n’est en réa­li­té qu’un miroir gros­sis­sant de la condi­tion des femmes contem­po­raines en France, ren­ché­rit Samira El Ayachi. La réa­li­té de fond, c’est une lutte de classe sociale qui ne dit pas son nom. Le déclic pour écrire ce roman a été la prise de conscience qu’il y a un silence struc­tu­rel sur ce sujet. Ces femmes (des mil­lions) n’ont pas le temps pour pen­ser à leur condi­tion, pas le temps pour la révo­lu­tion : elles sont bien trop occu­pées à survivre. » 

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© Maaike Canne pour Causette
Nouvelle mas­cu­li­ni­té 

Au croi­se­ment de cette « lutte des classes qui ne dit pas son nom », comme l’affirme El Ayachi, l’idée d’une « nou­velle mas­cu­li­ni­té » avance. Tel est d’ailleurs le sous-​titre d’un des livres les plus atten­dus de cette ren­trée : Des hommes justes. Du patriar­cat aux nou­velles mas­cu­li­ni­tés, nou­vel essai d’Ivan Jablonka. Il y brosse un pano­ra­ma his­to­rique des idées et des révo­lu­tions fémi­nistes, en l’opposant à un monde domi­né par l’homme et par le patriar­cat, pour dres­ser les plans d’une uto­pie : « Transformer le mas­cu­lin pour qu’il devienne com­pa­tible avec les droits des femmes et incom­pa­tible avec les hié­rar­chies patriar­cales. » Une muta­tion qui passe aus­si par un outil qu’on oublie par­fois et qui est essen­tiel pour l’écrivain : la langue… « Il est fon­da­men­tal d’avoir une réflexion sur la langue et l’écriture, pour­suit Jablonka, par exemple, la fémi­ni­sa­tion des titres (“magis­trate”, “pro­cu­reure”, “autrice”, etc.) et la visi­bi­li­té du fémi­nin (“les his­to­riens et les his­to­riennes”, “les femmes et les hommes”) jouent un rôle impor­tant. » Deux ans après #MeToo, l’écrivain et his­to­rien reste sur­pris que « ce mou­ve­ment n’ait pas déclen­ché, chez les hommes, une réflexion publique et col­lec­tive sur la construc­tion du mas­cu­lin ». Cette « nou­velle mas­cu­li­ni­té », Jablonka l’aborde en essayiste, et Vincent Message en roman­cier. « Écrire une lit­té­ra­ture fémi­niste, c’est se mettre à l’écoute de la parole des femmes, prê­ter une atten­tion aus­si fine que pos­sible à ces asy­mé­tries, aller aus­si loin que pos­sible dans l’empathie », enchaîne ce der­nier. Concluant : « Le fémi­nisme devrait aus­si être le com­bat des hommes : d’abord parce que ce sont les hommes qui sont les prin­ci­paux auteurs de la vio­lence faite aux femmes, et que la domi­na­tion mas­cu­line leur nuit aus­si à eux – en les assi­gnant à une mas­cu­li­ni­té désuète ou en por­tant atteinte aux condi­tions de vie de leurs femmes, de leurs amies, de leurs mères, de leurs filles. Mais aus­si parce que chaque oppres­sion sociale concerne, à côté des per­sonnes qui la subissent, tous ceux qui veulent se battre pour un monde moins violent. » Alors oui : ces plumes-​là se sont mutées en piques. 

Des hommes justes, d’Ivan Jablonka.
Éd. Seuil, 448 pages, 22 euros. 

Le Bal des folles, de Victoria Mas.
Éd. Albin Michel, 258 pages, 18,90 euros. 

La Maison, d’Emma Becker.
Éd. Flammarion, 384 pages, 21 euros.

Cora dans la spi­rale, de Vincent Message.
Éd. Seuil, 464 pages, 21 euros.

Les femmes sont occu­pées, de Samira El Ayachi.
Éditions de l’Aube, 248 pages, 17 euros. Sortie le 5 septembre.

J’ai des idées pour détruire ton ego, d’Albane Linÿer.
Éd. Nil, 322 pages, 19 euros.

Une bête au para­dis, de Cécile Coulon.
Éd. L’Iconoclaste, 360 pages, 18 euros.

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