Ils et elles sont de plus en plus nombreux·ses à revendiquer une littérature féministe, empoignant des thématiques sociales, historiques, mais aussi physiques ou sexuelles. Deux ans après #MeToo, une quantité de romans traitent de ces questions, avec une rage nouvelle. Causette a sélectionné les plus enthousiasmants.
Si elle ne revendique pas directement une littérature politique, Cécile Coulon n’en est pas moins une voix radicale. Une bête au paradis est déjà le septième roman de cette à peine trentenaire. Une histoire d’amour fou entre Blanche et un certain Alexandre, qui vire en vengeance totale. Parce que son héroïne, que l’on découvre seule et octogénaire avant que le récit raconte tout en flash-back, a préféré défendre sa ferme et ses terres plutôt qu’une passion amoureuse. Cécile Coulon admet avoir, pour la première fois, vraiment « lâché les chevaux – de l’écriture et des thèmes – et osé décrire ce qui bouillonnait en [elle] ». Et d’ajouter : « Parler d’un corps féminin dans un paysage rural, c’est parler de féminité dans un milieu très particulier où, de toute façon, votre vie est réglée sur celle de la nature et des animaux. De l’adolescence à l’âge adulte, vous ne pouvez pas laisser aller vos désirs. C’est un endroit très flou de la littérature et de la réalité d’aujourd’hui. »
Dans Le Bal des folles, premier roman très culotté, Victoria Mas nous raconte l’hospice de la Salpêtrière, à Paris, en 1885, où le célèbre neurologue Jean-Martin Charcot, alors au sommet de sa gloire, exerce et donne tous les ans ce « bal des folles ». Convoquant le Tout-Paris, il exhibait les épileptiques, les hystériques, toutes ces « folles » qui étaient internées. Étrangement, aucune fiction n’avait encore abordé cette étrangeté. Si la trentenaire s’est sentie concernée quand elle a découvert cette histoire, c’est que, à la fin du XIXe siècle comme au début du XXIe siècle, « l’esprit et le corps des femmes fascinent et troublent encore. Les hommes veulent en disposer, mais ils ne le comprennent pas. Charcot mettait en avant les corps de ces femmes et, d’une certaine façon, les érotisait », assure-t-elle.
Corps écrits
Érotisme, désirs, séduction, colères amoureuses : J’ai des idées pour détruire ton ego (le titre le plus dingue de la rentrée) emballe tout ça à travers les relations croisées de ses différent·es protagonistes, essentiellement des femmes homosexuelles. Cet autre premier roman est signé Albane Linÿer, qui a étudié et vécu à Londres, Paris, Moscou, Lisbonne ou encore Madrid (depuis cette année). Scénariste, elle a créé Bibliothèqueer, la première bibliothèque LGBTQIA+ itinérante en France. « Je suis une femme lesbienne et j’ai juste voulu mettre en scène les communautés queer et homo de façon simple et universelle, confie-t-elle, car j’aurais adoré avoir ces histoires quand j’étais plus jeune. Par exemple, au début des années 2000, quand j’habitais Moscou ! » On est ici dans la vie, l’écriture et le partage d’expériences.
Exactement comme dans le troisième livre d’Emma Becker, La Maison. Sous les traits de sa narratrice Justine, l’autrice raconte son immersion dans une maison close de Berlin, où elle vit depuis six ans. Elle s’y est plongée pendant deux ans et demi pour décrire les prostituées aussi bien que les clients. Jusqu’à pratiquer quelque temps et devenir « l’une d’elles ». Une expérience aussi risquée pour elle que clivante pour les lecteurs et les lectrices ! « J’ai eu la chance de tomber sur un établissement qui donnait tout le pouvoir aux femmes, retrace-t-elle, leur laissant choisir leur façon de travailler, établir leurs propres règles, leur emploi du temps et, ce qui n’est pas un détail, qui leur permettait de dire non, sans la moindre justification. » Nulle apologie ici : en Allemagne, la prostitution est légale, et qui raconte les putes se doit de raconter des travailleuses. Entre récit et roman, c’est un ouvrage subversif qui traite de corps sexualisé, mais social. « La prostitution doit être un féminisme, avance l’autrice, car c’est refuser l’infantilisation grotesque des femmes et reconstruire entièrement les notions de morale, de désir, d’acceptable et de non acceptable ; et plus important encore, se réapproprier le corps féminin qui appartient depuis trop longtemps aux hommes et à l’usage qu’ils en font. »
Corps social, corps global
Troisième roman aussi pour Vincent Message, d’une part, et Samira El Ayachi, d’autre part, dont les livres sont des plus ambitieux sur le fond comme dans la forme. Dans Cora dans la spirale, Message fait mine de raconter « une toute petite histoire parmi les histoires du monde » : celle de Cora Salme, qui reprend son travail dans une compagnie d’assurances après un congé maternité. Mais la boîte vient d’être rachetée : restructurations, acquisitions, optimisations, spéculations sont les mots et la réalité qui vont broyer les employé·es, en ces années 2010. Cora s’en verra coller un autre : harcèlement. Par un dispositif rusé (à vous de découvrir !), Message déploie un grand roman sur la condition féminine au travail et sur les mutations du libéralisme. « J’ai vite compris qu’il serait plus intéressant d’adopter le point de vue d’une femme, remarque-t-il, parce que les jeux de masques auxquels contraint la vie en entreprise et les injonctions contradictoires devant lesquelles elle nous place sont beaucoup plus aigus quand on subit dans le même temps d’autres formes de domination. »
Les femmes sont occupées, de Samira El Ayachi, resserre la focale sur une mère fraîchement célibataire. D’un côté, le roman raconte toutes ces nouvelles vies : maman, chercheuse d’emploi, étudiante en fin de parcours, femme en lutte. De l’autre, rejetant l’apitoiement au profit d’un lyrisme et d’un humour épatants, c’est un récit de formation sociale. « La condition de celle qu’on appelle la “mère célibataire” n’est en réalité qu’un miroir grossissant de la condition des femmes contemporaines en France, renchérit Samira El Ayachi. La réalité de fond, c’est une lutte de classe sociale qui ne dit pas son nom. Le déclic pour écrire ce roman a été la prise de conscience qu’il y a un silence structurel sur ce sujet. Ces femmes (des millions) n’ont pas le temps pour penser à leur condition, pas le temps pour la révolution : elles sont bien trop occupées à survivre. »
![Rentrée littéraire : le féminisme en tête de gondole 2 Causette Ma aikeCanne Il2 CMYKFINAL1](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/02/Causette_Ma-aikeCanne_Il2_CMYKFINAL1-606x1024.jpg)
Nouvelle masculinité
Au croisement de cette « lutte des classes qui ne dit pas son nom », comme l’affirme El Ayachi, l’idée d’une « nouvelle masculinité » avance. Tel est d’ailleurs le sous-titre d’un des livres les plus attendus de cette rentrée : Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités, nouvel essai d’Ivan Jablonka. Il y brosse un panorama historique des idées et des révolutions féministes, en l’opposant à un monde dominé par l’homme et par le patriarcat, pour dresser les plans d’une utopie : « Transformer le masculin pour qu’il devienne compatible avec les droits des femmes et incompatible avec les hiérarchies patriarcales. » Une mutation qui passe aussi par un outil qu’on oublie parfois et qui est essentiel pour l’écrivain : la langue… « Il est fondamental d’avoir une réflexion sur la langue et l’écriture, poursuit Jablonka, par exemple, la féminisation des titres (“magistrate”, “procureure”, “autrice”, etc.) et la visibilité du féminin (“les historiens et les historiennes”, “les femmes et les hommes”) jouent un rôle important. » Deux ans après #MeToo, l’écrivain et historien reste surpris que « ce mouvement n’ait pas déclenché, chez les hommes, une réflexion publique et collective sur la construction du masculin ». Cette « nouvelle masculinité », Jablonka l’aborde en essayiste, et Vincent Message en romancier. « Écrire une littérature féministe, c’est se mettre à l’écoute de la parole des femmes, prêter une attention aussi fine que possible à ces asymétries, aller aussi loin que possible dans l’empathie », enchaîne ce dernier. Concluant : « Le féminisme devrait aussi être le combat des hommes : d’abord parce que ce sont les hommes qui sont les principaux auteurs de la violence faite aux femmes, et que la domination masculine leur nuit aussi à eux – en les assignant à une masculinité désuète ou en portant atteinte aux conditions de vie de leurs femmes, de leurs amies, de leurs mères, de leurs filles. Mais aussi parce que chaque oppression sociale concerne, à côté des personnes qui la subissent, tous ceux qui veulent se battre pour un monde moins violent. » Alors oui : ces plumes-là se sont mutées en piques.
Des hommes justes, d’Ivan Jablonka.
Éd. Seuil, 448 pages, 22 euros.
Le Bal des folles, de Victoria Mas.
Éd. Albin Michel, 258 pages, 18,90 euros.
La Maison, d’Emma Becker.
Éd. Flammarion, 384 pages, 21 euros.
Cora dans la spirale, de Vincent Message.
Éd. Seuil, 464 pages, 21 euros.
Les femmes sont occupées, de Samira El Ayachi.
Éditions de l’Aube, 248 pages, 17 euros. Sortie le 5 septembre.
J’ai des idées pour détruire ton ego, d’Albane Linÿer.
Éd. Nil, 322 pages, 19 euros.
Une bête au paradis, de Cécile Coulon.
Éd. L’Iconoclaste, 360 pages, 18 euros.