Pauline Verduzier : « Donner la parole aux vilaines filles, celles que l’on juge indécentes »

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© Guillaume Blot

Il est grand temps de don­ner la parole aux « vilaines filles ». C’est le mes­sage que Pauline Verduzier, jour­na­liste spé­cia­liste des ques­tions de genre et de sexua­li­té – qui col­la­bore notam­ment avec Causette –, nous adresse dans son livre-​enquête, Vilaines Filles, aux édi­tions Anne Carrière. D’un don­jon de domi­na­trices à Londres aux rues de Poitiers, en pas­sant par une mai­son close suisse, pen­dant deux ans, la jeune femme a mené plu­sieurs repor­tages et entre­tiens.

Au fil de ses ren­contres avec une cin­quan­taine de tra­vailleuses du sexe : des pros­ti­tuées « tra­di­tion­nelles », des escorts, des mas­seuses éro­tiques, mais éga­le­ment des clientes, Pauline Verduzier ques­tionne les sté­réo­types qui entourent le tra­vail du sexe en don­nant la parole aux concer­nées. La jour­na­liste et autrice dresse ain­si un véri­table état des lieux des normes sexuelles en 2020. Amère coïn­ci­dence d’ailleurs que Vilaines Filles sorte en ce pre­mier jour de recon­fi­ne­ment – le 30 octobre – lorsqu’on sait que les tra­vailleuses du sexe sont tou­chées de plein fouet par la crise sani­taire. Rencontre avec l’autrice d’un livre plus que nécessaire.

Causette : Qui sont ces « vilaines filles » ? 
Pauline Verduzier : L’expression « vilaines filles » est une manière de dési­gner les femmes qui ne se conforment pas aux normes de genre qui leur sont assi­gnées. C’est une manière de stig­ma­ti­ser les femmes en rai­son de leur sexua­li­té ou de leur atti­tude. J’ai consta­té qu’il existe une clas­si­fi­ca­tion sociale des femmes en fonc­tion de leur sexua­li­té réelle ou sup­po­sée. D’un côté, il y a les femmes « conve­nables, bai­sables et épou­sables ». Celles qui semblent tout droit sor­ties du grand mar­ché à la bonne meuf de Despentes [concept déve­lop­pé dans l’essai de Virginie Despentes, King Kong théo­rie, ndlr]. De l’autre, les « vilaines filles », celles qu’on juge indé­centes. Les agui­cheuses, les voleuses de maris, celles qui aiment le sexe ou qui en font un métier. En l’occurrence, dans le livre, ce sont des tra­vailleuses du sexe que j’ai ren­con­trées, des escorts girls, des domi­na­trices, des mas­seuses éro­tiques, des pros­ti­tuées les­biennes et des « tra­di­tion­nelles » dans la rue, qui défendent leur droit à être mieux pro­té­gées. Des per­sonnes invi­si­bi­li­sées ou repré­sen­tées de manière stig­ma­ti­sante, a for­tio­ri en temps de pan­dé­mie. Parmi les « vilaines filles », on compte éga­le­ment les clientes du tra­vail du sexe, qui remettent en ques­tion le mar­ché tra­di­tion­nel de la séduc­tion hétérosexuelle. 

D’ailleurs, le titre du livre fait réfé­rence à ces clientes, n’est-ce pas ? 
P.V. : En effet, le titre Vilaines Filles ren­voie au nom d’une agence d’escorts les­biennes à Amsterdam, dans laquelle je me suis ren­due en repor­tage pour l’écriture de l’enquête. C’est pro­ba­ble­ment la seule agence au monde qui tra­vaille exclu­si­ve­ment avec une clien­tèle fémi­nine. Donc c’est un clin d’œil à cet endroit éton­nant qui sort des cli­chés tra­di­tion­nels sur le tra­vail du sexe. 

Sortir des cli­chés tra­di­tion­nels sur le tra­vail du sexe est votre che­val de bataille ? 
P.V. : Totalement, car j’ai remar­qué que les récits que je recueillais ne cor­res­pon­daient pas for­cé­ment aux images arché­ty­pales qu’on peut s’en faire. Par ailleurs, ce sont des per­sonnes qui sont sou­vent exclues des conver­sa­tions, et notam­ment des conver­sa­tions fémi­nistes. Donc, en tant que repor­ter et à ma petite échelle, j’ai eu envie d’interroger ces « vilaines filles » pour ques­tion­ner avec elles les normes sexuelles, les sté­réo­types de genre et la ques­tion de « capi­tal corporel ». 

Qu’entendez-vous par « capi­tal cor­po­rel » ? 
P.V. : Le capi­tal cor­po­rel, c’est l’idée qu’il y a une valeur mar­chande rat­ta­chée au corps fémi­nin dans une socié­té patriar­cale et capi­ta­liste. Les corps fémi­nins sont mon­nayables parce que dési­rables, mais en même temps mal­me­nés, invi­tés à se plier au désir mas­cu­lin et ren­voyés de fait à une date de péremp­tion sexuelle. Sans comp­ter que ce capi­tal peut être déva­lué, à cause de l’âge de la per­sonne ou parce qu'elle a eu « trop » de par­te­naires sexuels. 

Vous avez ren­con­tré une cin­quan­taine de femmes. Comment vous êtes-​vous immis­cée dans le milieu du tra­vail du sexe et com­ment avez-​vous ins­tau­ré un lien de confiance avec ces femmes ? 
P.V. : Je suis allée vers elles par le biais du repor­tage, mais ce n’est pas évident, car les tra­vailleuses du sexe n’ont pas for­cé­ment envie de par­ler aux jour­na­listes. J’ai le sou­ve­nir d’une tra­vailleuse du sexe, ins­tal­lée dans une camion­nette à Poitiers, qui m’a deman­dé : « Mais vous êtes pour nous ou contre nous ? » Ça prend du temps de gagner la confiance de ces inter­lo­cu­trices, beau­coup craignent d’être pré­sen­tées de manière dégra­dante ou stig­ma­ti­sante. Et puis écrire sur ce sujet est déli­cat, car j'ai abor­dé des sujets par­fois sen­sibles, comme celui des vio­lences, de la sécu­ri­té et des trau­mas. Mais avant tout sans les stig­ma­ti­ser. C’est un équi­libre à trou­ver lors des entre­tiens, le plus impor­tant étant de don­ner la parole aux concer­nées, aux "vilaines filles", celles qu'on juge indécentes. 

Lire aus­si : Témoignage : « J'ai tra­vaillé dans une mai­son close »

Vous don­nez la parole aux tra­vailleuses du sexe mais éga­le­ment à leurs clientes. Pourquoi mettre ces der­nières en lumière ? 
P.V. : Il est évident que les clientes sont un phé­no­mène mino­ri­taire par rap­port à la clien­tèle mas­cu­line, mais elles sont là. D’ailleurs, je n’ai eu aucun mal à en trou­ver, notam­ment en Belgique, où le sujet est peut-​être moins tabou. Elles repré­sentent les mau­vaises femmes, car elles s’inscrivent dans une trans­gres­sion : les clientes se sous­traient au mar­ché hété­ro­sexuel tra­di­tion­nel de la ren­contre et du sexe gra­tuit et elles s’autorisent, de sur­croit, une recherche per­son­nelle de sexua­li­té. En payant un homme (ou une femme) pour leur propre plai­sir, elles brisent les normes sexuelles impo­sées par le patriar­cat. Les points de vue de ces clientes sont pré­cieux parce qu'ils per­mettent de nou­velles réflexions sur le tra­vail du sexe. 

Parmi ces femmes, quelle ren­contre vous a le plus émue
P.V. : L’histoire de Rita, 90 ans. Une cliente de l’agence d’escorts les­biennes Vilaines filles, à Amsterdam. Grâce à cette agence, Rita a eu pour la pre­mière fois de sa vie un rap­port sexuel avec une femme, à l'âge de 89 ans. Lors de notre ren­contre, elle m’avait fait part de la joie que c’était pour elle de vivre enfin la sexua­li­té dont elle avait tou­jours rêvé. 

Tout au long du récit, vous dis­til­lez des expé­riences per­son­nelles sur le rap­port que vous entre­te­nez avec votre image, votre corps, votre sexua­li­té… 
P.V. : Je parle en effet de ma propre expé­rience dans ce livre, car je ne veux pas me cacher der­rière une neu­tra­li­té jour­na­lis­tique. Plusieurs tra­vailleuses du sexe m’ont d'ailleurs deman­dé : « Qui es-​tu ? Pourquoi tu t’intéresses à nous ? » Je me suis ren­du compte qu'en effet il est impor­tant de ques­tion­ner son propre regard en tant que jour­na­liste mais éga­le­ment en tant que femme, parce que par­ler avec des tra­vailleuses du sexe, c’est aus­si s’interroger sur son propre rap­port aux normes, au couple, aux ques­tions de genre et au désir. 

Lire aus­si : Confinement : « Comme d’habitude, des putes, le gou­ver­ne­ment s’en est tam­pon­né le coquillard »

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Vilaines filles, de Pauline Verduzier.
Éd. Anne Carrière.
192 pages, 18 euros.

Vous écri­vez que le confi­ne­ment s’est révé­lé très com­pli­qué pour nombre de tra­vailleuses du sexe. Selon vous, quelles seraient les prio­ri­tés pour amé­lio­rer leurs condi­tions de tra­vail ? 
P.V. : L’indifférence des auto­ri­tés envers les tra­vailleuses du sexe pen­dant le pre­mier confi­ne­ment et tout au long de la crise sani­taire est révé­la­trice de leur stig­ma­ti­sa­tion. Les asso­cia­tions de ter­rain et le Syndicat du tra­vail sexuel [Strass, ndlr] réclament un fond d’urgence pour venir en aide aux tra­vailleuses du sexe frap­pées par une insé­cu­ri­té finan­cière extrême. Ça me paraît prio­ri­taire pour aider ces per­sonnes que le nou­veau confi­ne­ment risque de plon­ger encore davan­tage dans la pré­ca­ri­té, alors qu’il s’agit déjà d’une popu­la­tion pré­ca­ri­sée. Pendant le pre­mier confi­ne­ment, les asso­cia­tions se sont orga­ni­sées pour mettre en place des cagnottes soli­daires et redis­tri­buer les gains aux plus dému­nies, mais ce n’est pas tenable sur le long terme.

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