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© Artem Labunsky

Témoignage : « J’ai tra­vaillé dans une mai­son close »

Maeva P., française, poussée par de graves difficultés financières, s’est prostituée en Suisse pendant un mois dans un « salon érotique ». Récit…

« Avant de devenir journaliste, j’ai exercé d’autres métiers et j’ai connu la précarité. À cause d’énormes difficultés financières, en 2018, j’ai fait l’expérience de la prostitution. Pendant quatre semaines, j’ai travaillé dans un salon érotique à Genève. Un lieu où un homme peut choisir entre plusieurs filles pour un moment de plaisir. Salon érotique, un euphémisme inventé par les Suisses pour dire maison close.

§§§

“Comment t’est venue l’idée ?” me demande, à mon arrivée en Suisse, l’inspecteur de la brigade des mœurs où je me suis pointée pour me faire enregistrer. Impossible de m’en souvenir. Un livre ? Un article de journal ? Une publicité du salon ? Je ne me souviens pas du moment où je me suis dit pour la première fois : “Je pourrais le faire”. Ce n’est resté qu’un bruit sourd pendant des mois, jusqu’à apparaître comme la seule solution. Travailler dans une maison close à Genève. Un microcosme que l’on juge facilement, à tort ou à raison.

C’était plutôt simple. J’ai tapé “prostitution Genève” dans Google et suis tombée sur le nom de ce “salon érotique”.

En Suisse, lorsque l’on commence une activité en tant que prostituée, il est obligatoire de se présenter à un rendez-vous avec la brigade des mœurs, département de la Police judiciaire, afin d’être inscrite dans le registre comme travailleur·euse du sexe. À ce jour, entre 1 100 et 1 400 travailleurs·euses du sexe exerceraient à Genève, venu·es principalement d’Espagne, de Hongrie, de Roumanie et de France. 

L’inspecteur m’informe sur mes recours en cas de problème, me parle de la traite d’êtres humains, fléau de la prostitution, et m’invite à le contacter si j’ai vent d’un possible trafic. C’est grâce aux indications des prostituées “indépendantes” que la police suisse a pu arrêter de nombreux trafics et endiguer la prostitution “sauvage”. Celle hors des salons calfeutrés. Cette collaboration fonctionne parce que les prostituées officielles ont tout intérêt à être débarrassées de la concurrence des clandestin·es. 

« Très vite, je n’arrive plus à payer mon loyer, la situation s’alourdit au fil des mois, les saisies m’empêchent d’avoir la main sur mon compte »

Non, je ne me souviens pas d’où m’est venue l’idée, mais je sais pourquoi j’y vais. Retrouver un logement : condition sine qua non pour retrouver la garde de ma fille. À notre séparation et à force de pression, mon ex a gardé notre appartement et donc la garde de notre enfant, le temps que je retrouve un logement. Au bout d’un an, voyant mon dossier refusé par tous les bailleurs, je me résous à établir un faux dossier de location. Je retrouve un appartement et la garde de mon enfant.

À ce moment-là, je travaillais dans un hôtel – c’était avant ma reconversion professionnelle vers le journalisme –, j’adapte alors mon planning aux horaires de l’école, ce qui implique d’abandonner de nombreuses heures supplémentaires. Et donc très vite, je n’arrive plus à payer mon loyer, la situation s’alourdit au fil des mois, les saisies m’empêchent d’avoir la main sur mon compte. J’ai besoin d’argent, et vite, pour sortir de ce cercle vicieux, cette instabilité qui me prend à la gorge. Et je suis évidemment morte de trouille à l’idée que mon faux dossier soit découvert. Faux et usage de faux, ce serait trois ans de prison et 45 000 euros d’amende.

Au fur et à mesure que la situation empire, cette voix, ce bruit sourd, se fait plus fort. Je décide d’appeler ce salon érotique de Genève, qui me donne un rendez-vous le lendemain.

Voilà comment m’est venue l’idée”, je me dis, face à cet inspecteur. À la fin de ce rendez-vous d’une heure, je me rends au salon et commence ma première journée.

« Un entretien pour m’expliquer le fonctionnement du salon, une visite des chambres aux décorations différentes et me voilà donc en tenue sexy et talons hauts à attendre qu’un client sonne à la porte »

Le salon est situé dans un immeuble sur deux étages à l’ambiance calfeutrée, décoré de fresques érotiques sur les murs. Une pièce où nous nous préparions et attendions, une autre où nous nous présentions aux clients. Une rue plus loin se trouvait un appartement avec trois chambres dotées de lits superposés et de vestiaires où nous pouvions dormir. Un entretien pour m’expliquer le fonctionnement du salon, une visite des chambres aux décorations différentes et me voilà donc en tenue sexy et talons hauts à attendre qu’un client sonne à la porte. Une carte des prestations qui commence à 150 francs suisses la demi-heure, sur lesquels le salon prend 20 %.

Mon premier client était un Français. Un homme d’une quarantaine d’années, à Genève pour le travail, qui souhaitait s’encanailler avant de reprendre la route vers la France. Comme au théâtre, je mets en scène une fausse aisance et prends les choses en main, si je puis dire. 

La jouissance peut être très mécanique. Mon esprit se demande ce que je fais là alors que mon corps, je l’admets, prend un certain plaisir (plus tard, un orgasme). L’homme est plutôt doux, même attendrissant, et cela a rendu le rapport moins pénible. Une fellation, un rapport et une douche plus tard, le voilà parti. La demi-heure passe en un éclair. J’en ressors un peu confuse. Du soulagement pour l’instant : de le voir partir, de tenir mes premiers billets et que tout se soit bien passé. Il y a aussi un peu de dégoût, qui se fait ressentir encore aujourd’hui.

Heureusement pour moi, mon expérience ne fut ni traumatisante ni violente, contrairement à celle de beaucoup de prostituées de rue qui se font agresser, voire violer. L’avantage des maisons closes, c’est que face aux hommes violents et malgré la compétition, les filles savent faire preuve d’une grande solidarité.

« La nuit, les clients se font plus nombreux et plus généreux. Ils sont cadres, fêtards fortunés, riches hommes d’affaires. Alors évidemment, à ce moment-là, la concurrence est dure entre les filles »

La journée, entre 9 heures et 20 heures, on retrouve principalement des Françaises. Des frontalières comme Emma, dont la famille pense qu’elle est secrétaire à Genève, ainsi qu’une Suisse. La nuit, il y a quelques Françaises, mais également des Espagnoles, des Hongroises… Et dans ce salon, principalement des Roumaines. 

“C’est ma place !” Il est 19 h 30. Mina, une Roumaine, la petite trentaine, me dégage du canapé où j’ai passé la journée et où elle compte passer la nuit. Car la nuit, les clients se font plus nombreux et plus généreux. Ils sont cadres, fêtards fortunés, riches hommes d’affaires. Alors évidemment, à ce moment-là, la concurrence est dure entre les filles. La tension monte vite, particulièrement entre les deux groupes les plus représentés : les Roumaines d’un côté, les Françaises de l’autre. Loin de leur pays, de leur famille, de leurs enfants pour certaines, et unies par la même langue et la même culture, les Roumaines sont hyper solidaires. En réaction, j’ai le sentiment, avec le recul, que les Françaises, moi y compris, nous faisions bloc contre elles. Parce qu’elles étaient plus nombreuses et plus agressives, nous avions l’impression qu’elles nous envahissaient. 

Mina viendra s’excuser le lendemain, m’expliquera qu’elle craignait que je reste également pour la nuit. Surgit alors entre nous une camaraderie oscillante, caractéristique des personnalités que j’ai pu rencontrer dans ce contexte très concurrentiel. Elle me raconte s’être prostituée à la frontière espagnole avant d’atterrir à Genève. “Les hommes étaient méchants là-bas, une violence que tu n’imagines pas”, me raconte-t-elle avec son bel accent chantant. C’est dans ces maisons closes espagnoles qu’elle a forgé son caractère et, comme elle, beaucoup de prostituées ont commencé dans les bordels low cost d’Espagne. “On est bien ici et beaucoup mieux payées”, constate Mina. À l’écoute de son parcours douloureux, à sa voix radoucie, je ne peux que comprendre l’agressivité dont elle a fait preuve à notre première rencontre : cette place de nuit, elle la garde comme un Graal. 

La plupart des filles du salon sont comme elle. Méfiantes et quelques fois agressives, souvent distantes, car habituées aux va-et-vient précaires d’autres filles, auxquelles elles ne veulent plus s’attacher, car elles les voient partir, au gré des chamboulements de leurs vies. Empathiques courtisanes, quelques fois nerveuses entre elles. Souvent généreuses.

Bien qu’elles soient moins rentables que les nuits, les journées me convenaient tout à fait. Je me demandais cependant à quoi ressemblait l’ambiance nocturne. Je l’apprendrai plus tard.

« Ici, je tape de la coke, je baise, mais à la maison je suis une sainte »

Chloé

Quelques jours passent. Un après-midi, fait rare, un habitué de la nuit sonne à la porte. Comme à notre habitude, les filles et moi nous présentons en rang d’oignon dans la salle afin qu’il fasse son choix. Il me choisit moi, ainsi qu’Anaïs, une fille qui le connaît bien.

Anaïs est une Française comme moi, petite blonde aux seins et aux fesses retouchés par la chirurgie. Je me sens proche d’elle, car elle aussi est maman. Comme beaucoup d’entre nous, cela dit. Mais elle, elle parle beaucoup de son fils. “Ici, je tape de la coke, je baise, mais à la maison je suis une sainte”, me dit-elle avec son accent du Sud mélodieux. J’essaie tant bien que mal de m’imaginer cette bombe blonde hyper charismatique, dans un rôle de maman dévouée. 

Nous installons notre client dans une chambre et je lui demande ce qu’il aimerait. Regard en coin à Anaïs. Il paie pour deux heures et rallonge de 200 francs suisses. Anaïs sort de la pièce pour revenir quelques minutes plus tard, une bouteille de vodka sous le bras. Puis, tranquillement, elle extrait de son soutien-gorge une petite boule blanche plastifiée. Elle est remplie de cocaïne qu’elle répartit soigneusement en plusieurs rails équitables. Anaïs et le client les sniffent chacun leur tour. Je les suis, pour la première fois de ma vie. L’ambiance est fêtarde, la musique, la cocaïne et l’alcool nous enivrent. Et notre client, qui nous paie à chaque début d’heure, est de plus en plus conciliant au moment de sortir sa carte bancaire.

“Ils viennent pour les filles et restent pour la coke”, me dit Anaïs. Je lui demande auprès de qui elle se fournit. Elle lève le doigt vers deux prostituées arrivées ensemble de Roumanie. “Si tu as besoin de quelque chose, tu leur demandes à elles.”

« La drogue et la prostitution ont toujours noué des liens étroits et sulfureux »

Il y a le règlement du salon et puis il y a un second règlement, officieux, mais plus strict : ne rien stocker de répréhensible dans le salon. Ne rien sortir dans la pièce commune ou dans les couloirs, truffés de caméras. Les filles font appel à un dealer qui amène la marchandise dans la demi-heure. 

La drogue et la prostitution ont toujours noué des liens étroits et sulfureux. Là où il y a prostitution, il y a drogue. Et malgré la réglementation suisse relativement lourde, le trafic de drogue est tout de même arrivé à faire son nid. Avec la coke, les femmes reprennent le pouvoir : “C’est mieux la nuit, ils tapent tellement qu’ils n’arrivent plus à bander”, plaisante Chloé. Un peu de répit pour elles, d’autant que personne ne force ces hommes à se poudrer le nez.

Chloé est une belle plante de 1,70 mètre, plantureuse, le teint mat, longs cheveux châtains qui caressent ses épaules. Elle fait partie de ces Françaises qui travaillent la nuit. Nous sommes dans le salon quand elle explique qu’elle n’a plus envie de “passer à la casserole avec les petits vieux de la journée qui paieront une pauvre heure”. Avec aisance, elle raconte la nuit, ses rails de cocaïne qui s’enchaînent et qui empêchent l’érection. Ne restent plus alors que la musique, la danse, la fête… et les centaines de francs suisses que les hommes laisseront au salon. Ces clients, avec qui on n’est plus obligées de coucher, ne partent qu’une fois qu’il n’y a plus de cocaïne ou que leur carte bancaire ne passe plus. 

J’apprendrai plus tard que Chloé n’a que 19 ans.

« Dans une société idéale, les femmes ne devraient pas avoir à vendre leur corps. Mais dès le moment où le phénomène existe, il faut tenter d’éviter l’humiliation des femmes »

Patrice Mugny, homme politique suisse

La journée au salon, bien moins clinquante, est plus “humaine”. Des hommes qui confient être là parce qu’ils souffrent d’un manque de discussion, de contact ou de sexe. Comme Éric, un Français qui me dit que je ressemble à sa copine, et qu’il n’a pas osé réaliser certains fantasmes avec elle pour “ne pas la faire fuir”. Ma collègue Emma reçoit régulièrement un jeune Suisse un peu benêt. Il est venu la première fois trois ans auparavant, traîné par sa mère, consciente de l’introversion extrême de son fils et souhaitant, d’une manière que certains jugeront peut-être glauque et étrange, l’aider à s’épanouir. 

Grisélidis Réal, écrivaine, peintre et prostituée suisse, a lutté toute sa vie pour les droits des prostituées. Elle prétendait haut et fort que la prostitution était une activité charitable, apte à soulager la misère sexuelle. Malgré une vive chaotique, prétexte à de nombreuses polémiques, cinq ans après son décès, sa dépouille fut transférée au cimetière des Rois, en 2009, un mini-Panthéon à Genève. Patrice Mugny, un homme politique suisse, prendra sa défense en déclarant : “Dans une société idéale, les femmes ne devraient pas avoir à vendre leur corps. Mais dès le moment où le phénomène existe, il faut tenter d’éviter l’humiliation des femmes.”

Bizarrement, cette expérience suisse reste la plus marquante de ma vie, non parce que j’ai été une pute, mais parce que j’ai vécu d’incroyables zigzags émotionnels : compétition, amour, désamour, bâton dans les roues et solidarité. 

Après quatre semaines, ma situation ne s’était pas spécialement améliorée. Je n’avais pas un franc succès auprès de la rare clientèle de la journée. N’étant pas compétitive de nature, la vie au salon me semblait plus éreintante qu’autre chose. Le jeu n’en valait pas la chandelle. Je n’y ai jamais remis les pieds. »

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