Un album poétique sur la solitude, une collaboration franco-italienne suivant le parcours d’une jeune migrante, une histoire familiale marquée par l’industrialisation des naissances dans le régime nazi, un récit d’apprentissage dans la masculinité toxique de la mafia : voici nos quatre recos BD du mois de février.
Minuscule Folle sauvage
Avec sa première BD, Pauline de Tarragon – alias la chanteuse Pi Ja Ma – vient murmurer aux oreilles des anxieux·euses, des solitaires, des introverti·e·s. À toutes celles et ceux qui aiment voir des gens un peu, mais pas trop. Dès les premières pages, on est saisi par la sensibilité et la poésie de ces dessins faussement minimalistes, par ces petites métaphores graphiques qui en disent beaucoup. Si l’autrice raconte le sentiment de solitude, elle le fait en bonne compagnie, rythmant sa confidence avec les mots de l’écrivaine Isabelle Sorente, de l’essayiste Mona Chollet ou de la poétesse Sylvia Plath. “Quand je me sens seule, je m’imagine en compagnie de Björk à la laverie ou avec Dalida dans la ligne 13.” Si le propos est parfois grave, lorsqu’elle évoque la dépression ou son suivi en clinique psychiatrique, l’album ne perd jamais son caractère réconfortant qui se reflète dans son agencement des couleurs, des formes, des lettrages. Il y a quelque chose d’apaisant à voir Pauline de Tarragon mettre les paroles de chansons solitaires dans des bocaux bien rangés sur des étagères et à faire de ses troubles des couleurs de robe, dans un hommage décalé au Peau d’âne de Jacques Demy (“robe couleur de phobie sociale”, “robe couleur de dépression nerveuse”…).
!["Minuscule Folle sauvage", "Ce que je sais de Rokia" : nos quatre recos BD de février 2 C1 Minuscule folle sauvage HD](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2024/02/C1-Minuscule-folle-sauvage_HD-727x1024.jpg)
Minuscule Folle sauvage, de Pauline de Tarragon. La ville brûle, 112 pages, 20 euros.
Ce que je sais de Rokia
“La diversité, ça ne se gère pas, ça s’accueille, en faisant preuve de créativité.” Cette phrase prononcée au détour de la BD, Marion va en faire l’expérience en accueillant dans sa famille Rokia, une jeune migrante arrivée depuis le Liberia. Loin de toute idéalisation, cet album inspiré du vécu de la scénariste Quitterie Simon raconte le lien difficile à tisser avec quelqu’un qui vient d’un monde totalement différent et qui a traversé des épreuves dont les échos sont incessants. Il y a de l’incompréhension, du doute, du découragement. Mais aussi beaucoup d’empathie, d’attachement, d’amitié. La complexité de cette relation humaine est subtilement portée par l’aquarelle de Francesca Vartuli, médium par définition imprévisible et qui apporte beaucoup de douceur et de nuance. Autre joli symbole : la collaboration entre une scénariste française et une dessinatrice italienne, les deux pays jouant un rôle clé dans le parcours de migration de Rokia, comme pour tant d’autres. L’absurdité des procédures légales et leurs engrenages parfois kafkaïens sont d’ailleurs très bien soulignés par la BD.
!["Minuscule Folle sauvage", "Ce que je sais de Rokia" : nos quatre recos BD de février 3 COUV CE QUE JE SAIS DE ROKIA WEB](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2024/02/COUV_CE_QUE_JE_SAIS_DE_ROKIA_WEB.jpg)
Ce que je sais de Rokia, de Quitterie Simon et Francesca Vartuli. Futuropolis, 176 pages, 23 euros.
Lebensborn
En parallèle de l’industrialisation de la mort mise en place pour réaliser le génocide juif, le régime nazi a porté un autre programme, cette fois d’industrialisation des naissances, qui reposait sur ce qu’on appelait les Lebensborn. Des maternités et crèches entièrement dédiées à faire émerger la “race aryenne” théorisée par Hitler. Katherine Maroger est née dans l’un de ces établissements, enfant d’une jeune Norvégienne qui tomba amoureuse d’un tout aussi jeune soldat allemand. Si elle a raconté cette quête intime dans un livre (Les Racines du silence, Anne Carrière, 2008), sa fille Isabelle, illustratrice, avait besoin de s’approprier cette histoire qui est aussi la sienne et celle de son jeune fils. C’est chose faite avec cette BD au trait léger qui, derrière une très belle couverture qui rappelle les Unes du New Yorker, retrace avec sensibilité la façon dont chaque génération a reçu cette histoire familiale bouleversée par la grande. En s’affranchissant du gaufrier et de ses cases, Isabelle Maroger laisse respirer ses dessins et diffuser leur émotion sur toute la page. Un bel hommage, aussi, à toutes ces femmes instrumentalisées par l’idéologie nazie et dont le corps fut réduit à ses fonctions reproductives.
!["Minuscule Folle sauvage", "Ce que je sais de Rokia" : nos quatre recos BD de février 4 COUV Lebensborn souple](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2024/02/COUV_Lebensborn_souple-766x1024.jpg)
Lebensborn, d’Isabelle Maroger. Bayard Graphic, 224 pages, 22 euros.
Rivages lointains
Cette première BD d’Anaïs Flogny détonne en parvenant à réinventer un type d’histoire très codifié : le récit d’apprentissage dans le monde de la mafia. Si l’ombre bienveillante des “grands” du genre, notamment au cinéma, reste omniprésente (Le Parrain de Coppola, surtout, mais aussi Il était une fois en Amérique de Leone ou Les affranchis de Scorsese), la bédéaste questionne la masculinité toxique de ces modèles et fait d’une romance passionnée entre deux hommes le cœur de son récit. Aussi subversif soit-il, ce polar mafieux LGBT coche par ailleurs toutes les cases du genre (ascension sanglante, trahisons, dilemmes moraux…) et déploie tout leur potentiel de suspense tragique dans l’Amérique des années 1940. Même s’il n’a d’yeux que pour son attachant personnage principal, un jeune immigré italien androgyne qui a d’ailleurs, pour mieux s’insérer, américanisé son prénom (Giuliano) en un Jules parfaitement ambigu puisque également féminin aux États-Unis. Anaïs Flogny rappelle aussi combien le 9e art est en train de se renouveler grâce à une génération d’artistes inspirés autant par la BD franco-belge que par le manga, et qui mélange tout ça en un généreux cocktail graphique.
!["Minuscule Folle sauvage", "Ce que je sais de Rokia" : nos quatre recos BD de février 5 Capture decran 2024 02 21 a 11.20.20](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2024/02/Capture-decran-2024-02-21-a-11.20.20.png)
Rivages lointains, d’Anaïs Flogny. Dargaud/Combo,240 pages, 19 euros.