Il n’y a pas que la dinde, les châtaignes et la bûche dans la vie. Il y a la poésie d’une carpe farcie, l’émotion d’un plat de rigatoni… et puis (la suite est plus attendue) il y a le sexe aussi. Voici trois gourmandises littéraires parmi les plus subversives et délicieuses de l’hiver.
"Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie"
Dans Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie (Verdier), son premier roman, Elise Goldberg explore une forme de transgression culinaire. Au début de l’histoire, la narratrice reçoit en héritage le vieux frigo de son grand-père, un homme qui a fui la Pologne pour échapper à la guerre au début du XXe siècle et qui a tenté de trouver refuge, pour lui et sa famille, en URSS, en Sibérie, au Kirghizistan et enfin en France… Ce frigo, objet mi-précieux, mi-nauséabond, devient une porte ouverte sur la mémoire décimée de sa famille qu’elle tente de reconstituer, bribe après bribe, ingrédient après ingrédient. D’abord, les repas de fête. Dans les familles juives ashkénazes, c’est-à-dire originaires d’Europe de l’Est, point de célébration sans gefilte fish – la fameuse « carpe farcie », qui apparaît dès le titre du livre. Cette recette, très difficile à réaliser, a presque disparu des restaurants comme des foyers. Et pour cause. La carpe farcie n’a jamais fait l’unanimité – y compris auprès de celles et ceux qui continuent de la cuisiner en hommage à la culture qu’elle symbolise. « Comment s’extasier devant ces darnes beigeasses d’un poisson dont plus personne ne voulait, emplies d’une farce du même beige insignifiant, condimentées d’une sauce betterave qui donnait l’impression que l’animal était victime d’une hémorragie ? ». Soucieuse de conserver les goûts – même insipides – et les odeurs – même fétides – de cette « cuisine de pauvre » qu’elle a détestée toute son enfance, la narratrice égrène les noms des plats qu’elle n’avait jamais réussi à prononcer et confère une grâce à tout ce qu’elle croyait détester. « Klops. Sonne comme shmok (imbécile), comme claque, éclopé, clope, mais surtout comme cloque. Pain de viande débordant de sa terrine en cloque. Latkès, se prononce comme « délicatesse », pour désigner de simples beignets de patates râpées ». A travers ces fragments romanesques, remplis d’humour et de poésie, Elise Goldberg nous offre une fable philosophique extraordinairement émouvante. La transgression ? Elle consiste, pour l’écrivaine à poser sa langue unique – de goûteuse et de romancière – dans un recoin entièrement inédit de la littérature. Une pépite.
![Cadeaux de Noël : 3 idées de livres gourmands à mettre sous le sapin 2 tout le monde n a pas la chance](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2023/12/tout_le_monde_n_a_pas_la_chance-667x1024.jpg)
« Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie » d’Elise Goldberg (Verdier, 18€, 151 pages)
"Sauvage"
Dans Sauvage (Éditions de l’Iconoclaste), Julia Kerninon nous plonge dans les marmites bien parfumées, cette fois, d’une cheffe dont elle retrace la vie de ses quinze à ses quarante ans. Élevée entre un père chef, qui dirige l’un des restaurants les plus courus de Rome et une mère féministe – qui exècre la haute cuisine et ses diktats – Ottavia doit se concocter son propre destin. Très jeune, elle décide de suivre les traces du père mais sans lâcher pour autant les convictions et révoltes léguées par sa mère. Consciencieuse et déterminée, elle apprend. Rigatoni à la pagliata, Carciofi alla romana, pasta all’amatriciana, tarte à la ricotta du Haut Latium… Ottavia comprend vite que ce lieu si particulier, la cuisine, peut devenir un refuge, une cachette en même temps qu’un lieu de fuite pour esquiver les brûlures du réel. Travailleuse acharnée, répétant les mêmes gestes tous les jours, telle une gymnaste, dans son petit laboratoire secret, Ottavia ne se coupe pas du reste du monde. Elle voyage, tombe amoureuse, se laisse happer par la vie immense, sans perdre de vue son propre chemin. Elle devient mère de deux enfants. En cuisine, elle ne s’en tient pas à l’excellence technique, et entend injecter dans ses plats sa propre mémoire, son émotion et son immense besoin d’émancipation. Guidée par son intuition pure, un sens inné de la joie de vivre, Ottavia nous entraîne au galop dans une ivresse de travail, de création et de questionnements. A travers ce septième roman, l’écrivaine Julia Kerninon réunit la quintessence de ce qui mijote en elle depuis le début de son œuvre. Comment reconnaître ses racines sans se laisser manger de l’intérieur par la loi – toujours si écrasante – du “mentor” ? Comment entendre la sagesse de nos mères qui, de façon plus ou moins discrète ou carrément criante, nous ont alertées des injustices que nous aurions à surmonter ? Comment encore, à notre époque, une femme peut-elle concilier tous les désirs qui frémissent en elle depuis toujours, les surveiller comme autant de casseroles sur le feu, en ne cramant rien au passage ?
![Cadeaux de Noël : 3 idées de livres gourmands à mettre sous le sapin 3 thumbnail Sauvage couv DEF4 Plat1](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2023/12/thumbnail_Sauvage-couv-DEF4_Plat1-747x1024.jpeg)
« Sauvage » de Julia Kerninon (L’Iconoclaste, 20, 90€, 300 pages)
“Dès que sa bouche fût pleine”
Dans Dès que sa bouche fût pleine (Flammarion), le premier roman de Juliette Oury, la nourriture est censurée. C’est un secret d’alcôve, un truc de canailles qu’on échange sous le manteau. Nous entrons là dans un monde dystopique où la place de la nourriture et du sexe sont inversées. Les tabous ont été permutés. Il n’y a rien de honteux à parler de sexe au travail, à s’inviter à une partie de “banquette” entre ami.es (comprendre une petite baise sans chichi). En revanche, il serait affreusement malvenu de parler de cuisine ou de se réunir publiquement pour manger. Au menu, dans cette société sans bouffe, l’État préconise trois barres « anaromatiques » par jour. C’est tout. Si les couples en viennent, souvent au moment de leurs premiers ébats, à se laisser aller à leurs penchants gastronomiques, elles et ils sont libres de le faire. Mais la brigade des mets surveille étroitement les réseaux de cuisine clandestine qui chercheraient à se développer et à tirer profit des déviances alimentaires d’individus marginaux. Laetitia est l’héroïne de ce conte. Et il se trouve que, dans son enfance, imitant le geste d’un petit garçon trop curieux, elle a commis le crime impardonnable de croquer dans une mûre, dont le souvenir continue aujourd’hui de couler sur sa langue. “Allongée sur le lit, elle se rappelait avec violence l’acidité douce des mûres, leur goût, la piqûre du sucre sur la langue, les grains rocailleux qui crissaient sous la dent, la nouveauté absolue de ces sensations et l’envie qu’elles durent toujours”. Mariée à Bertrand, un homme soucieux des convenances, Laetitia vit dans le secret de ce péché originel dont elle ne parle à personne et qui continue de la hanter. A travers la rencontre d’une femme-cheffe hors-la-loi, l’épouse docile développe une sensorialité inédite, un désir fou de manger, de cuisiner… de se laisser aller à une forme de plaisir et d’expression perçue du dehors comme l’ultime transgression. Dans une écriture infiniment sensuelle et ludique, Juliette Oury semble se prendre à son propre jeu de romancière et trouver, dans cette inversion fictive, les ressorts extrêmes d’une réalité glaçante. Les meilleures dystopies ne sont-elles pas celles qui nous montrent du doigt … et que l’on referme en se demandant : ce roman est-il si dystopique que cela ?
![Cadeaux de Noël : 3 idées de livres gourmands à mettre sous le sapin 4 9782080429803 DesQueSaBoucheFutPleine Couv HD](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2023/12/9782080429803_DesQueSaBoucheFutPleine_Couv_HD-658x1024.jpg)
« Dès que sa bouche fut pleine » de Juliette Oury (Flammarion, 19€, 267 pages)