Intersectionnalité, ce terme savant, qui donne à penser les angles morts des combats antiracistes et féministes, est au centre deux textes de Kimberlé W. Crenshaw préfacés par celle-ci et regroupés en français pour la première fois au sein d’un recueil intitulé Intersectionnalité.
C’est l’exemple même du mot-outil sobre, presque rêche, et pourtant efficace. Circulant des cénacles universitaires aux cercles militants, "intersectionnalité" est devenu viral. On n’aurait pas misé sur lui, et pourtant. Ce terme savant qui donne à penser les angles morts des combats antiracistes et féministes, tentés de passer sous silence les dominations de genre pour l’un et de race pour l’autre, s’est taillé une place de choix dans le paysage français, où il est arrivé dans les années 2000… quitte à faire oublier le sens très précis qui était le sien à l’origine. D’où l’intérêt de revenir aux sources en se plongeant dans deux textes de Kimberlé W. Crenshaw préfacés par celle-ci et regroupés en français pour la première fois au sein d’un recueil intitulé Intersectionnalité.
À la fin des années 1980, la juriste féministe américaine publie dans les revues The University of Chicago Legal Forum et Stanford Law Review et forge ce concept inspiré des Black Women’s Studies, en prenant l’exemple du vécu professionnel des employées noires, notamment de la façon dont les tribunaux traitent leurs plaintes en discrimination. Elle s’attache ensuite à montrer que la violence masculine à leur encontre – parce qu’elle se trouve fréquemment à l’intersection de comportements sexistes et racistes – est ignorée des discours antiracistes aussi bien que féministes. Lesquels s’ancrent dans l’expérience des femmes blanches qui, de fait, parlent au nom de toutes les femmes.
Devant les tribunaux, le prix à payer de ce "privilège blanc" est très lourd pour les personnes racisées : "Une étude menée sur les décisions rendues par le tribunal de Dallas a ainsi montré que la durée moyenne de la peine infligée à un homme reconnu coupable du viol d’une femme noire était de deux ans, comparé à cinq ans pour le viol d’une femme hispa- nique et dix pour le viol d’une femme blanche", relève l’autrice. Du côté de la puissance publique, ce n’est pas non plus sans conséquences humaines : "Ni les politiques anti- racistes ni les politiques de lutte contre le viol ne se sont intéressées au cas des victimes de viol noires." Pour Kimberlé W. Crenshaw, il s’agissait donc à l’époque d’abord de "nom- mer l’expérience des femmes noires". De mettre un mot sur leur vécu pour le faire sortir de l’ombre. Et espérer ainsi "améliorer la qualité de leur vie comme de celle de toutes les personnes exclues, marginalisées ou punies par les lois qui auraient dû les protéger".
Intersectionnalité, de Kimberlé W. Crenshaw, traduit de l'anglais (États-Unis) par Emmanuelle Delanoë. Payot, 224 pages, 8 euros.