Chaque mois, un auteur, une autrice, que Causette aime nous confie l’un de ses coups de cœur littéraires.
"Si Lucia Berlin n’est pas encore très connue, je ne doute pas que nous serons de plus en plus nombreux à la lire, à la faire lire, et que, dans pas si longtemps, au rang des grands auteurs américains de nouvelles, comme Cheever ou Carver, on ajoutera ce nom si riche de promesses – on dirait celui d’un personnage improbable – de Lucia Berlin.
Si elle était française, on dirait sans doute qu’elle écrit de l’autofiction, puisque ses nouvelles sont inspirées de sa vie. Mais d’où vient, alors, le sentiment qu’on a de ne pas lire une seule histoire autocentrée, qu’on ressent d’une nouvelle à l’autre des mondes si différents, et, surtout, si tournés vers les autres ? Des enfants, des adultes qui nous trimballent entre Idaho, Arizona, Montana, Texas, Santiago du Chili, d’une vie de misère à une vie plus douce, à travers une multitude de métiers, de lieux de rencontres comme un arrêt de bus, de jolies maisons ou de mobil-homes, avec, toujours, comme en embuscade, l’alcoolisme.
Lucia Berlin, ce sont des vies sans attaches, ou au contraire trop liées les unes aux autres, des vies qui bouillonnent de pleurs, de deuils, de joie. C’est que Lucia Berlin a vécu plusieurs vies en une.
Née en Alaska en 1936, elle vit une enfance brinqueballée avant de devenir artiste bohème à New York, infirmière à Oakland, professeur dans le Colorado, femme de ménage, standardiste. Trois maris et quatre enfants plus tard, fragile et dépendante à l’alcool, mais victorieuse de ses cures de désintoxication, elle meurt en 2004, après une vie à l’équilibre précaire qui déteint sur ces histoires – un vieil Indien croisé dans une laverie automatique observe les mains de sa voisine, un grand-père dentiste se fabrique un dentier aussi pourri que ses propres dents, une femme de ménage chez une vieille atteinte d’Alzheimer –, ici, trente-neuf récits où tout est coloré d’humour et de mélancolie, de solitude, servis par une prose unique où de simples scènes de vie sont racontées comme des confidences, dans un style rapide, naturel, propre à l’écrivaine, qui ne parle au fond que de l’acceptation ou non d’une vie qui ne concerne qu’elle.
Des moments de sa propre vie, de ses vies, Lucia Berlin dresse comme une cartographie à multiples visages : des paysages, des personnages, comme le puzzle d’un destin hors du commun qu’on ne peut que vous inviter à découvrir."
Manuel à l’usage des femmes de ménage, de Lucia Berlin. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Valérie Malfoy. Éd. Livre de Poche, 600 pages, 8,70 euros, 2017.
En librairie : « Histoires de la nuit »
On savait déjà que Laurent Mauvignier était un écrivain hors norme. Capable de transformer la guerre d’Algérie en « page-turner » (dans Des hommes), tout en hissant sa prose – parfois qualifiée de « proustienne » – dans les sphères les plus élevées de la littérature française. Le voici effrayant conteur de roman noir. Dans Histoires de la nuit, il déroule, sur plus de six cents pages, une journée d’anniversaire qui tourne mal, « mélange de fête et de terreur suspendue », dans un hameau perdu au beau milieu de la France. La tension est déjà à son comble lorsque trois rôdeurs surgissent de l’ombre pour séquestrer la famille et le voisinage, « se montrant à la fois violents et fragiles, se conduisant de manière erratique et improbable ». Ce huis clos rural fait parler les sans-voix, capte chacune de leur respiration, en mêlant agresseurs et agressés dans une même nuit intenable. Prévoyez quelques nuits blanches, de bonnes conditions artérielles et un moment de calme pour reprendre votre souffle. Assez en tous cas pour prononcer un mot : sensationnel. Lauren Malka
Histoires de la nuit, de Laurent Mauvignier. Les Éditions de minuit, 640 pages, 24 euros.