Marie de France, la source de La Fontaine ?

Marie de France, poé­tesse du XIIe siècle, est connue – pas assez – pour ses lais, de courts récits en vers. Pourtant, elle est aus­si l’autrice de fables piquantes et poé­tiques, proches de celles que La Fontaine écri­ra bien plus tard. Après des siècles d’oubli, celles-​ci sont enfin publiées par Laurence Faron aux édi­tions Talents Hauts.

« Marie ai nom, et suis de France
Il se peut qu’un clerc ou deux
signent de leur nom mon ouvrage… »

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Illustration de la fable « L’Autour et le Rossignol »
de Marie de France, par Fred L.

C’est ain­si que la poé­tesse Marie de France pré­vient ses lec­trices et lec­teurs lorsqu’elle publie ses fables en 1180. Bien long­temps avant que ne soit inven­té le mot « invi­si­bi­li­sa­tion », elle en dénonce déjà le prin­cipe, avec humour et luci­di­té. Laurence Faron, fon­da­trice des édi­tions jeu­nesse Talents Hauts, s’est atta­chée à faire redé­cou­vrir les fables de l’autrice, publiées pour la pre­mière fois en fran­çais contem­po­rain. Causette a ren­con­tré cette édi­trice déter­mi­née à mettre en lumière les autrices oubliées.

Causette : Comment avez-​vous ren­con­tré Marie de France ?
Laurence Faron :
On me l’a pré­sen­tée ! C’est Aurore Évain, cher­cheuse, autrice, comé­dienne et met­teuse en scène qui m’a par­lé d’elle et des fables, qu’elle a adap­tées et mises en scène. Je connais­sais Marie de France pour les lais, qui sont les seuls écrits que l’on publie d’elle. Ils ont été remis au goût du jour au XIXe siècle. Ce sont des contes, avec une dimen­sion morale qui plai­sait bien à cette époque. Mais ses fables sont plus per­cu­tantes, plus mordantes.

Elles sont pour­tant res­tées dans lesn­limbes de l’histoire, elles étaient introu­vables ?
L. F. :
Elles ont été publiées dans une ver­sion pour adulte, voire adulte uni­ver­si­taire aujourd’hui, car elle écri­vait en anglo-​normand, une des branches du fran­çais médié­val qui n’est pas loin d’être illi­sible pour nous.

Marie de France était donc la pre­mière fabu­liste ?
L. F. :
En effet, c’était la pre­mière fois, au XIIe siècle, que ces fables qu’on connais­sait depuis l’Antiquité, qu’on se trans­met­tait ora­le­ment, étaient trans­crites. Et plus remar­quable, Marie de France les a écrites en fran­çais, enfin en anglo-​normand… Or à l’époque, on écri­vait en latin.

Vous les avez donc fait retra­duire pour toutes celles et ceux qui ne lisent pas l’anglo-normand !
L. F. :
J’ai deman­dé à Christian Demilly de s’y atte­ler en essayant de pré­ser­ver le style d’origine de Marie de France. Il est auteur, édi­teur et fin connais­seur de la lit­té­ra­ture du Moyen Âge. Il a su retrou­ver les images, l’humour, la ner­vo­si­té du style, la musi­ca­li­té dans le choix des mots. C’était impor­tant pour Talents Hauts de mon­trer que cette femme oubliée était une grande écri­vaine. Et que le public se pose la ques­tion : pour­quoi l’a‑t-on oubliée ?

Et pré­ci­sé­ment, que connaît-​on de Marie de France ?
L. F. :
À part ses dates de nais­sance et de mort, 1154–1189, on ne sait pas grand-​chose. On n’est même pas sûr de son nom : on sait qu’elle s’appelle Marie, mais quand elle écrit « Je suis Marie et je suis de France », ça peut vou­loir dire qu’elle habite en France. Compte tenu de sa culture et de sa façon d’écrire, on peut en déduire qu’elle est une aris­to­crate édu­quée. On sait qu’elle était lue, et pro­ba­ble­ment lue à l’oral aus­si, dans les cours des sei­gneurs. Ses livres étaient publiés, enlu­mi­nés… aujourd’hui, on pour­rait dire qu’ils étaient bien édi­tés ! Mais il y a autour d’elle un cer­tain mystère.

Une vic­time de l’invisibilisation des femmes, comme bien d’autres ?
L. F. :
En effet, on en revient à ce sys­tème, car c’est vrai­ment tout un sys­tème qui est à l’œuvre pour invi­si­bi­li­ser une œuvre écrite par une femme. Le Moyen Âge était moins sexiste, fina­le­ment, que les autres siècles. En son temps, elle a été publiée, lue, et puis ça s’est per­du : le siècle des Lumières est pas­sé par là, l’Académie fran­çaise et enfin toute l’histoire lit­té­raire ont concou­ru à invi­si­bi­li­ser les femmes écri­vaines. Marie n’a pas fait excep­tion. Ce sys­tème fait qu’on oublie leurs œuvres, on ne les repu­blie pas, on ne les étu­die pas. Et cela n’a guère chan­gé, on n’étudie pas Marie de France à l’école alors que La Fontaine a une place prédominante.

La ques­tion que l’on se pose en voyant la res­sem­blance entre leurs fables, c’est : « Est-​ce que La Fontaine a lu Marie de France ? »
L. F. :
On n’en a pas la preuve. La Fontaine, c’est cinq cents ans plus tard. On n’a pas trace de com­men­taires de sa part. Les intrigues sont les mêmes car tous deux se sont ins­pi­rés d’Ésope [auteur de fables dans l’Antiquité grecque, ndlr]. Mais je n’ai pas envie que l’on parle ici de pla­giat. Je crois que La Fontaine est un génie de la lit­té­ra­ture, et je ne veux pas qu’on lui retire ça.

Vous publiez vingt-​quatre fables. La tota­li­té de ce qu’elle a écrit ?
L. F. :
Non, elle en a écrit 107 ! Comme on connaît les fables grâce à La Fontaine, on a d’autant plus de plai­sir à les décou­vrir autre­ment, dans son style, qui est très dif­fé­rent, beau­coup moins moral, plus léger. Pour cet album jeu­nesse, nous avons fait un choix en pri­vi­lé­giant les fables qui abordent les thé­ma­tiques de la résis­tance à l’oppression, des rap­ports hommes-​femmes et des classes sociales, dont elle parle beau­coup. Elle met sou­vent en scène des riches et des pauvres.
Vu le contexte actuel, apprendre aux jeunes à dire non, à résis­ter à l’oppression et à culti­ver la liber­té d’expression, ça me parais­sait fondamental.

Qu’est-ce qui a gui­dé votre choix pour les illus­tra­tions ?
L. F. :
Nous avons fait appel à Fred L. avec qui nous avons déjà beau­coup col­la­bo­ré. Il a tra­vaillé à l’aquarelle, un peu « à la manière de », avec un petit côté désuet. Mais les cou­leurs sont très modernes, et quand on regarde de près, on découvre des détails inat­ten­dus, des objets, des cha­peaux… il s’est bien amu­sé, et nous aus­si ! Et ça dit bien ce que ça veut dire : voi­là une œuvre qui a tra­ver­sé les siècles, mais qui est très abor­dable aujourd’hui par les enfants. Nous aime­rions d’ailleurs que les ensei­gnants s’emparent de ce livre, car ils ont besoin de textes dif­fé­rents, plus inat­ten­dus que ceux qui sont au programme.

Ça n’est pas la pre­mière fois que vous édi­tez une écri­vaine invi­si­bi­li­sée, c’est même l’un des objec­tifs de Talents Hauts ?
L. F. :
Nous avons lan­cé en 2018 la col­lec­tion « Les plu­mées », consa­crée aux écri­vaines invi­si­bi­li­sées, et nous avons fait tout un tra­vail de recherches du côté du matri­moine. Au départ, cette col­lec­tion était des­ti­née aux lycéen·nes, mais elle s’adresse fina­le­ment aus­si aux adultes qui aiment lire, car il y a de vraies curio­si­tés dans cette col­lec­tion. Je vou­drais pour­suivre main­te­nant ce tra­vail en direc­tion du jeune public, ce qui est au départ la voca­tion de Talents Hauts. Montrer aux enfants et aux ados que les femmes écrivent et écrivent bien, leur don­ner des textes qui le prouvent, c’est un objec­tif impor­tant, que j’aimerais creu­ser et poursuivre.

Fables, de Marie de France et Fred L. (illus­tra­tions). Talents Hauts, 64 pages, 18,50 euros.

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