Marie de France, poétesse du XIIe siècle, est connue – pas assez – pour ses lais, de courts récits en vers. Pourtant, elle est aussi l’autrice de fables piquantes et poétiques, proches de celles que La Fontaine écrira bien plus tard. Après des siècles d’oubli, celles-ci sont enfin publiées par Laurence Faron aux éditions Talents Hauts.
« Marie ai nom, et suis de France
Il se peut qu’un clerc ou deux
signent de leur nom mon ouvrage… »
![Marie de France, la source de La Fontaine ? 1 Screenshot 2022 12 27 11.19.15](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/12/Screenshot-2022-12-27-11.19.15.jpg)
de Marie de France, par Fred L.
C’est ainsi que la poétesse Marie de France prévient ses lectrices et lecteurs lorsqu’elle publie ses fables en 1180. Bien longtemps avant que ne soit inventé le mot « invisibilisation », elle en dénonce déjà le principe, avec humour et lucidité. Laurence Faron, fondatrice des éditions jeunesse Talents Hauts, s’est attachée à faire redécouvrir les fables de l’autrice, publiées pour la première fois en français contemporain. Causette a rencontré cette éditrice déterminée à mettre en lumière les autrices oubliées.
Causette : Comment avez-vous rencontré Marie de France ?
Laurence Faron : On me l’a présentée ! C’est Aurore Évain, chercheuse, autrice, comédienne et metteuse en scène qui m’a parlé d’elle et des fables, qu’elle a adaptées et mises en scène. Je connaissais Marie de France pour les lais, qui sont les seuls écrits que l’on publie d’elle. Ils ont été remis au goût du jour au XIXe siècle. Ce sont des contes, avec une dimension morale qui plaisait bien à cette époque. Mais ses fables sont plus percutantes, plus mordantes.
Elles sont pourtant restées dans lesnlimbes de l’histoire, elles étaient introuvables ?
L. F. : Elles ont été publiées dans une version pour adulte, voire adulte universitaire aujourd’hui, car elle écrivait en anglo-normand, une des branches du français médiéval qui n’est pas loin d’être illisible pour nous.
Marie de France était donc la première fabuliste ?
L. F. : En effet, c’était la première fois, au XIIe siècle, que ces fables qu’on connaissait depuis l’Antiquité, qu’on se transmettait oralement, étaient transcrites. Et plus remarquable, Marie de France les a écrites en français, enfin en anglo-normand… Or à l’époque, on écrivait en latin.
Vous les avez donc fait retraduire pour toutes celles et ceux qui ne lisent pas l’anglo-normand !
L. F. : J’ai demandé à Christian Demilly de s’y atteler en essayant de préserver le style d’origine de Marie de France. Il est auteur, éditeur et fin connaisseur de la littérature du Moyen Âge. Il a su retrouver les images, l’humour, la nervosité du style, la musicalité dans le choix des mots. C’était important pour Talents Hauts de montrer que cette femme oubliée était une grande écrivaine. Et que le public se pose la question : pourquoi l’a‑t-on oubliée ?
Et précisément, que connaît-on de Marie de France ?
L. F. : À part ses dates de naissance et de mort, 1154–1189, on ne sait pas grand-chose. On n’est même pas sûr de son nom : on sait qu’elle s’appelle Marie, mais quand elle écrit « Je suis Marie et je suis de France », ça peut vouloir dire qu’elle habite en France. Compte tenu de sa culture et de sa façon d’écrire, on peut en déduire qu’elle est une aristocrate éduquée. On sait qu’elle était lue, et probablement lue à l’oral aussi, dans les cours des seigneurs. Ses livres étaient publiés, enluminés… aujourd’hui, on pourrait dire qu’ils étaient bien édités ! Mais il y a autour d’elle un certain mystère.
Une victime de l’invisibilisation des femmes, comme bien d’autres ?
L. F. : En effet, on en revient à ce système, car c’est vraiment tout un système qui est à l’œuvre pour invisibiliser une œuvre écrite par une femme. Le Moyen Âge était moins sexiste, finalement, que les autres siècles. En son temps, elle a été publiée, lue, et puis ça s’est perdu : le siècle des Lumières est passé par là, l’Académie française et enfin toute l’histoire littéraire ont concouru à invisibiliser les femmes écrivaines. Marie n’a pas fait exception. Ce système fait qu’on oublie leurs œuvres, on ne les republie pas, on ne les étudie pas. Et cela n’a guère changé, on n’étudie pas Marie de France à l’école alors que La Fontaine a une place prédominante.
La question que l’on se pose en voyant la ressemblance entre leurs fables, c’est : « Est-ce que La Fontaine a lu Marie de France ? »
L. F. : On n’en a pas la preuve. La Fontaine, c’est cinq cents ans plus tard. On n’a pas trace de commentaires de sa part. Les intrigues sont les mêmes car tous deux se sont inspirés d’Ésope [auteur de fables dans l’Antiquité grecque, ndlr]. Mais je n’ai pas envie que l’on parle ici de plagiat. Je crois que La Fontaine est un génie de la littérature, et je ne veux pas qu’on lui retire ça.
Vous publiez vingt-quatre fables. La totalité de ce qu’elle a écrit ?
L. F. : Non, elle en a écrit 107 ! Comme on connaît les fables grâce à La Fontaine, on a d’autant plus de plaisir à les découvrir autrement, dans son style, qui est très différent, beaucoup moins moral, plus léger. Pour cet album jeunesse, nous avons fait un choix en privilégiant les fables qui abordent les thématiques de la résistance à l’oppression, des rapports hommes-femmes et des classes sociales, dont elle parle beaucoup. Elle met souvent en scène des riches et des pauvres.
Vu le contexte actuel, apprendre aux jeunes à dire non, à résister à l’oppression et à cultiver la liberté d’expression, ça me paraissait fondamental.
Qu’est-ce qui a guidé votre choix pour les illustrations ?
L. F. : Nous avons fait appel à Fred L. avec qui nous avons déjà beaucoup collaboré. Il a travaillé à l’aquarelle, un peu « à la manière de », avec un petit côté désuet. Mais les couleurs sont très modernes, et quand on regarde de près, on découvre des détails inattendus, des objets, des chapeaux… il s’est bien amusé, et nous aussi ! Et ça dit bien ce que ça veut dire : voilà une œuvre qui a traversé les siècles, mais qui est très abordable aujourd’hui par les enfants. Nous aimerions d’ailleurs que les enseignants s’emparent de ce livre, car ils ont besoin de textes différents, plus inattendus que ceux qui sont au programme.
Ça n’est pas la première fois que vous éditez une écrivaine invisibilisée, c’est même l’un des objectifs de Talents Hauts ?
L. F. : Nous avons lancé en 2018 la collection « Les plumées », consacrée aux écrivaines invisibilisées, et nous avons fait tout un travail de recherches du côté du matrimoine. Au départ, cette collection était destinée aux lycéen·nes, mais elle s’adresse finalement aussi aux adultes qui aiment lire, car il y a de vraies curiosités dans cette collection. Je voudrais poursuivre maintenant ce travail en direction du jeune public, ce qui est au départ la vocation de Talents Hauts. Montrer aux enfants et aux ados que les femmes écrivent et écrivent bien, leur donner des textes qui le prouvent, c’est un objectif important, que j’aimerais creuser et poursuivre.
Fables, de Marie de France et Fred L. (illustrations). Talents Hauts, 64 pages, 18,50 euros.