Le conseil lec­ture d'Abd Al Malik

C’est dans cette ver­sion scé­nique de Monsieur Toussaint, parue en 1977, que nous saute à l’entendement ce qu’Édouard Glissant appelle « une vision pro­phé­tique du pas­sé ». Le Toussaint Louverture [chef de la Révolution haï­tienne de 1791 à 1802, deve­nu l’une des grandes figures des mou­ve­ments anti­co­lo­nia­liste et abo­li­tion­niste, ndlr] de Glissant n’est pas « le pre­mier super­hé­ros noir de l’ère moderne », comme l’a récem­ment qua­li­fié un article du New Yorker (black-​panthérisation géné­ra­li­sée de toute figure héroïque non blanche oblige) depuis que le monde a semble-​t-​il décou­vert, ahu­ri, que « la vie des Noirs compte ». Non, le Toussaint Louverture de Glissant réclame le droit à l’opacité pour se défendre, en effet, contre toute sim­pli­fi­ca­tion d’une vision, sans mau­vais jeu de mots, en noir et blanc, d’une appré­hen­sion binaire et bête du monde. Dans cet ouvrage, il n’est pas impé­rieux de sai­sir abso­lu­ment la per­son­na­li­té de Toussaint Louverture. Sinon par la réduc­tion et le poli­ti­que­ment cor­rect façon « déshu­ma­ni­sa­tion cool » à la Marvel ou DC Comics, pour lui concé­der une place faus­se­ment remar­quable dans un monde aux modèles uni­ver­sels uniformisés.

Chez Glissant, ce jaco­bin noir s’apparente, pré­ci­sé­ment, à ces êtres aux concep­tions pleines de para­doxes, à ces carac­tères en proie au doute, à ces indi­vi­dus por­tés aux nues, presque mal­gré eux, par des forces contraires qui fata­le­ment fini­ront par le consu­mer. Toussaint Louverture est un per­son­nage tra­gique, bien sûr, mais il ne s’enferme jamais dans l’ignorance et la ségré­ga­tion. Deux acci­dents – sa nais­sance et la Révolution fran­çaise – l’ont chas­sé d’une som­no­lence qu’il ne vécut jamais comme un confort. Mais, ce qui compte au fond pour nous autres lec­teurs, c’est que Toussaint Louverture, sous la plume de Glissant, nous res­semble et que ce droit à l’opacité qu’il exerce sous nos yeux, dans son épo­pée révo­lu­tion­naire, pré­serve le divers et l’acceptation en défi­nis­sant pro­fon­dé­ment son huma­ni­té, notre huma­ni­té. À vrai dire, Monsieur Toussaint est moins « T’Challa roi du Wakanda » que George Floyd ou Adama Traoré, parce que, comme eux, il sym­bo­lise une impos­si­bi­li­té, celle de la jus­tice véri­table dans toute socié­té qui refuse d’ériger de nou­velles sta­tues en rup­ture idéo­lo­gique claire avec l’ancien sys­tème colo­nial et esclavagiste

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En librai­rie : "Réconciliation", d'Abd Al Malik 

Déjà le hui­tième livre depuis Qu’Allah bénisse la France ! en 2004. Auteur, com­po­si­teur, rap­peur et réa­li­sa­teur, Abd Al Malik est défi­ni­ti­ve­ment un artiste plu­riel. Sous-​titré Comment faire peuple au XXI^e siècle, Réconciliation ras­semble sept textes qui sont autant d’interventions, de coups de griffe ou de cœur. Le déclic : le début du pro­cès des atten­tats de Charlie. Alors qu’il avait juste pos­té un mot de sou­tien aux vic­times, il s’est vu à nou­veau pro­vo­qué sur les réseaux sociaux : cer­tains remet­taient en doute son patrio­tisme. À cause de sa reli­gion musul­mane, encore et tou­jours. Chacun de ces textes est donc très récent, et en appelle à tout ce qui peut « contri­buer à revi­vi­fier cultu­rel­le­ment, mora­le­ment et spi­ri­tuel­le­ment » un récit natio­nal métis­sé, soluble dans notre pas­sé col­lec­tif et dans « cette Europe du XXI^e siècle ». C’est le récit per­son­nel et polé­mique d’un artiste qui plaide « avoir été bou­le­ver­sé aus­si bien par Césaire, Spike Lee et Public Enemy que par Camus, les frères Coen et De La Soul », mais aus­si Juliette Gréco (dont il fut proche), Édouard Glissant ou le géné­ral de Gaulle. Hubert Artus.