Dans son livre Présentes. Ville, médias, politique… Quelle place pour les femmes ?, la journaliste dresse le constat de l’absence des femmes dans la vie publique.
Lauren Bastide, journaliste et fondatrice du podcast La Poudre, fait sa rentrée en librairie avec Présentes. Ville, médias, politique… Quelle place pour les femmes ?*, livre dans lequel elle pointe l’accablant constat de la sous-représentation des femmes dans toutes les sphères de la vie publique, avec force chiffres et données. Cet ouvrage au ton personnel, dans lequel elle martèle l’importance pour les femmes de parler à la première personne pour « prendre la place qui leur est due », met aussi en avant le travail de dizaines de chercheuses et militantes dans un geste de sororité intellectuelle. Causette lui a posé quelques questions.
Causette : Dans votre livre, vous citez des tonnes de chiffres sur l’invisibilisation des femmes. Lequel vous met le plus en colère ?
Lauren Bastide : Celui du Global Media Monitoring Project de 2015 qui dit qu’en France, les femmes n’ont que 24 % du temps de parole médiatique. En gros, les hommes sont trois fois plus présents ! Le dernier relevé date de 2015 et ça ne paraît que tous les cinq ans, donc on attend la version 2020 de leur rapport, mais je doute que ça ait progressé. C’est ce chiffre qui a tout déclenché chez moi et qui est à l’origine de ma prise de conscience féministe, parce qu’il montre à quel point cette invisibilisation est pernicieuse et indécelable ! Moi même, j’ai longtemps cru que les médias étaient un reflet fidèle de la société. Mais ça n’est pas le cas. Certain·es mettront en avant des contre-exemples pour relativiser la situation. Or, non seulement les femmes ont beaucoup moins de place que les hommes, mais cette parole se limite souvent au témoignage, du récit de l’intime. Les femmes expertes ne représentent que 15 à 20 % des invité·es sur les plateaux. Leur voix est non seulement plus rare, mais elle est surtout moins qualifiée. Le savoir et l’expertise restent dévolus aux hommes. En période de crise, les choses s’aggravent systématiquement. Pendant la période de confinement de ce printemps, le nombre de femmes politiques invitées à prendre la parole à la radio et à la télé est passé de 30 % en temps normal à 25 %.
Ce chiffre est connu de longue date, mais rien ne bouge. Pourquoi ?
L. B. : Parce que tout le monde s’en fout ! Il y a un gros manque de volonté politique. Et la très grande majorité des gens ne voit pas le problème. Depuis que je mène ce combat féministe, j’ai souvent l’impression de pisser dans un violon ! Et ça me rend dingue de voir comment on est en train de définir le féminisme : comme une nouvelle censure, la nouvelle police de la pensée, alors qu’on nous cantonne dans des espaces de parole riquiqui et violents, comme les réseaux sociaux, et que les éditorialistes, hommes blancs de plus de 50 ans, continuent à pérorer sur les plateaux en nous expliquant qu’on ne peut plus rien dire. Et je ne vous parle même pas du « feminism washing » mené par les politiques comme Macron, qui avait dit qu’il faisait de la lutte contre les violences faites aux femmes la grande cause du quinquennat… On voit ce que ça a donné ! Ni de l’appropriation du féminisme par les marketings, qui transforme la moindre crème de jour vendue comme un outil de libération pour les femmes.
Dans votre livre, vous expliquez que les réseaux sociaux sont un espace au rabais. Qu’entendez-vous par là ?
L. B. : Ces réseaux sont une nouvelle composante de l’espace public où les idées se confrontent. Et c’est souvent le seul lieu où peut s’exprimer la pensée militante, notamment féministe. Le problème, c’est que la pensée qu’on essaie d’y produire ne nous appartient pas, ne peut pas être protégée et n’est surtout pas rémunérée. En plus du travail gratuit, la prise de parole sur les réseaux sociaux expose souvent les femmes et les féministes à un déferlement de haine et de menaces, voire carrément du cyberharcèlement, qui peut entraîner le musellement des femmes. Je ne condamne absolument pas ces outils, qui sont essentiels pour prendre la parole, mais je voudrais que la pensée féministe se déploie partout, à grande échelle et dans tous les espaces possibles : livres, émissions de radio ou de télé.
Quelles sont les solutions pour remédier à l’absence des femmes dans les médias ?
L. B. : Déjà, on pourrait fixer des quotas. Cette idée ne colle peut-être pas avec la culture française, qui prône l’universalisme et se crispe sur l’idée d’égalité. Mais si on ne se donne pas des objectifs chiffrés, rien n’avancera. Les femmes expertes sont là, il faut juste faire un petit effort pour renouveler les interlocutrices. Sinon on reste dans l’entre-soi masculin. Regardez chez France Télévisions où la direction a fixé la barre à 40 % de femmes expertes en plateau contre 25 % auparavant. Les journalistes ont joué le jeu et ça a fonctionné. À titre personnel, j’essaie aussi de créer des espaces qui favorisent la parole des femmes, où elles peuvent s’exprimer sans être interrompues. C’est la raison d’être de La Poudre, le podcast que j’ai créé fin 2016. C’est aussi le but des conférences que j’ai animées au Carreau du Temple, entre octobre 2018 et mai 2019, au cours desquelles je conviais des penseuses et militantes à venir parler de leur travail. Mon livre reprend en partie ces entretiens, car j’ai rencontré des femmes géniales comme Anaïs Bourdet, Alice Coffin, Caroline De Haas ou Hanane Karimi… Je vais d’ailleurs mener une nouvelle série de rencontres une fois par mois à partir d’octobre avec des chercheuses en études de genre.
Votre livre s’intéresse aussi à la place des femmes dans la ville ? 81 % des jeunes femmes disent avoir déjà subi du harcèlement de rue avant l’âge de 18 ans. Comment rendre la rue plus inclusive et plus sûre pour les femmes ?
L. B. : Déjà, il faut changer l’idée selon laquelle la rue serait un lieu dangereux pour les filles, dont il faudrait se méfier, et faire évoluer ces barrières mentales, qui ne servent qu’à maintenir les femmes dans la sphère privée. En matière de viol, par exemple, la menace se situe plus souvent dans le foyer que dans la rue. La rue n’est pas le territoire des hommes. Une femme doit pouvoir y déambuler, marcher la tête haute et avec confiance. Il faut aussi écouter les urbanistes et penseuses féministes qui bossent sur ces sujets depuis des années, comme Pascale Lapalud et Chris Blache, par exemple, qui ont créé l’association Genre et Ville et qui ont réfléchi à la création d’un mobilier urbain plus inclusif permettant aux femmes ou aux personnes handicapées de mieux s’approprier l’espace. La question est encore plus problématique pour les femmes handicapées, sujet sur lequel l’avocate Élisa Rojas, ma première invitée des conférences, a énormément de choses à dire. La ville n’est absolument pas accessible à toutes. Elle n’est pas non plus un lieu où sont les bienvenues les femmes portant le voile, les femmes grosses, les femmes trans, les couples de lesbiennes…
Comment qualifieriez-vous le moment actuel ?
L. B. : J’ai envie de reprendre l’expression de la militante Marie Dasylva pour qui le féminisme est vraiment sur une « ligne de crête ». Plus on diffusera nos idées, plus elles prendront de l’ampleur et plus on fera l’expérience du backlash, qui va de pair avec l’idée de révolution. Il faut tenir. La nomination de Gérald Darmanin à la tête des policiers de France était une réponse très claire. Mais les militantes ne lâchent rien et le suivent dans ses déplacements pour continuer à maintenir la pression. Sans des actions visibles et fortes, rien n’avancera. Quand on se contente de demander les choses gentiment, on n’obtient jamais rien.
- * Présentes. Ville, médias, politique… Quelle place pour les femmes ?, de Lauren Bastide. Éd. Allary, sortie le 3 septembre 2020.