Lauren Bastide : « En tant que fémi­niste, j’ai sou­vent l’impression de pis­ser dans un violon »

Lauren Bastide © Franck Aubry
La jour­na­liste Lauren Bastide. © Franck Aubry

Dans son livre Présentes. Ville, médias, poli­tique… Quelle place pour les femmes ?, la jour­na­liste dresse le constat de l’absence des femmes dans la vie publique. 

Lauren Bastide, jour­na­liste et fon­da­trice du pod­cast La Poudre, fait sa ren­trée en librai­rie avec Présentes. Ville, médias, poli­tique… Quelle place pour les femmes ?*, livre dans lequel elle pointe l’accablant constat de la sous-​représentation des femmes dans toutes les sphères de la vie publique, avec force chiffres et don­nées. Cet ouvrage au ton per­son­nel, dans lequel elle mar­tèle l’importance pour les femmes de par­ler à la pre­mière per­sonne pour « prendre la place qui leur est due », met aus­si en avant le tra­vail de dizaines de cher­cheuses et mili­tantes dans un geste de soro­ri­té intel­lec­tuelle. Causette lui a posé quelques questions.

Causette : Dans votre livre, vous citez des tonnes de chiffres sur l’invisibilisation des femmes. Lequel vous met le plus en colère ?
Lauren Bastide : Celui du Global Media Monitoring Project de 2015 qui dit qu’en France, les femmes n’ont que 24 % du temps de parole média­tique. En gros, les hommes sont trois fois plus pré­sents ! Le der­nier rele­vé date de 2015 et ça ne paraît que tous les cinq ans, donc on attend la ver­sion 2020 de leur rap­port, mais je doute que ça ait pro­gres­sé. C’est ce chiffre qui a tout déclen­ché chez moi et qui est à l’origine de ma prise de conscience fémi­niste, parce qu’il montre à quel point cette invi­si­bi­li­sa­tion est per­ni­cieuse et indé­ce­lable ! Moi même, j’ai long­temps cru que les médias étaient un reflet fidèle de la socié­té. Mais ça n’est pas le cas. Certain·es met­tront en avant des contre-​exemples pour rela­ti­vi­ser la situa­tion. Or, non seule­ment les femmes ont beau­coup moins de place que les hommes, mais cette parole se limite sou­vent au témoi­gnage, du récit de l’intime. Les femmes expertes ne repré­sentent que 15 à 20 % des invité·es sur les pla­teaux. Leur voix est non seule­ment plus rare, mais elle est sur­tout moins qua­li­fiée. Le savoir et l’expertise res­tent dévo­lus aux hommes. En période de crise, les choses s’aggravent sys­té­ma­ti­que­ment. Pendant la période de confi­ne­ment de ce prin­temps, le nombre de femmes poli­tiques invi­tées à prendre la parole à la radio et à la télé est pas­sé de 30 % en temps nor­mal à 25 %.

Ce chiffre est connu de longue date, mais rien ne bouge. Pourquoi ? 
L. B. : Parce que tout le monde s’en fout ! Il y a un gros manque de volon­té poli­tique. Et la très grande majo­ri­té des gens ne voit pas le pro­blème. Depuis que je mène ce com­bat fémi­niste, j’ai sou­vent l’impression de pis­ser dans un vio­lon ! Et ça me rend dingue de voir com­ment on est en train de défi­nir le fémi­nisme : comme une nou­velle cen­sure, la nou­velle police de la pen­sée, alors qu’on nous can­tonne dans des espaces de parole riqui­qui et vio­lents, comme les réseaux sociaux, et que les édi­to­ria­listes, hommes blancs de plus de 50 ans, conti­nuent à péro­rer sur les pla­teaux en nous expli­quant qu’on ne peut plus rien dire. Et je ne vous parle même pas du « femi­nism washing » mené par les poli­tiques comme Macron, qui avait dit qu’il fai­sait de la lutte contre les vio­lences faites aux femmes la grande cause du quin­quen­nat… On voit ce que ça a don­né ! Ni de l’appropriation du fémi­nisme par les mar­ke­tings, qui trans­forme la moindre crème de jour ven­due comme un outil de libé­ra­tion pour les femmes.

Dans votre livre, vous expli­quez que les réseaux sociaux sont un espace au rabais. Qu’entendez-vous par là ?
L. B. : Ces réseaux sont une nou­velle com­po­sante de l’espace public où les idées se confrontent. Et c’est sou­vent le seul lieu où peut s’exprimer la pen­sée mili­tante, notam­ment fémi­niste. Le pro­blème, c’est que la pen­sée qu’on essaie d’y pro­duire ne nous appar­tient pas, ne peut pas être pro­té­gée et n’est sur­tout pas rému­né­rée. En plus du tra­vail gra­tuit, la prise de parole sur les réseaux sociaux expose sou­vent les femmes et les fémi­nistes à un défer­le­ment de haine et de menaces, voire car­ré­ment du cybe­rhar­cè­le­ment, qui peut entraî­ner le musel­le­ment des femmes. Je ne condamne abso­lu­ment pas ces outils, qui sont essen­tiels pour prendre la parole, mais je vou­drais que la pen­sée fémi­niste se déploie par­tout, à grande échelle et dans tous les espaces pos­sibles : livres, émis­sions de radio ou de télé.

Quelles sont les solu­tions pour remé­dier à l’absence des femmes dans les médias ?
L. B. : Déjà, on pour­rait fixer des quo­tas. Cette idée ne colle peut-​être pas avec la culture fran­çaise, qui prône l’universalisme et se crispe sur l’idée d’égalité. Mais si on ne se donne pas des objec­tifs chif­frés, rien n’avancera. Les femmes expertes sont là, il faut juste faire un petit effort pour renou­ve­ler les inter­lo­cu­trices. Sinon on reste dans l’entre-soi mas­cu­lin. Regardez chez France Télévisions où la direc­tion a fixé la barre à 40 % de femmes expertes en pla­teau contre 25 % aupa­ra­vant. Les jour­na­listes ont joué le jeu et ça a fonc­tion­né. À titre per­son­nel, j’essaie aus­si de créer des espaces qui favo­risent la parole des femmes, où elles peuvent s’exprimer sans être inter­rom­pues. C’est la rai­son d’être de La Poudre, le pod­cast que j’ai créé fin 2016. C’est aus­si le but des confé­rences que j’ai ani­mées au Carreau du Temple, entre octobre 2018 et mai 2019, au cours des­quelles je conviais des pen­seuses et mili­tantes à venir par­ler de leur tra­vail. Mon livre reprend en par­tie ces entre­tiens, car j’ai ren­con­tré des femmes géniales comme Anaïs Bourdet, Alice Coffin, Caroline De Haas ou Hanane Karimi… Je vais d’ailleurs mener une nou­velle série de ren­contres une fois par mois à par­tir d’octobre avec des cher­cheuses en études de genre.

Votre livre s’intéresse aus­si à la place des femmes dans la ville ? 81 % des jeunes femmes disent avoir déjà subi du har­cè­le­ment de rue avant l’âge de 18 ans. Comment rendre la rue plus inclu­sive et plus sûre pour les femmes ?
L. B. : Déjà, il faut chan­ger l’idée selon laquelle la rue serait un lieu dan­ge­reux pour les filles, dont il fau­drait se méfier, et faire évo­luer ces bar­rières men­tales, qui ne servent qu’à main­te­nir les femmes dans la sphère pri­vée. En matière de viol, par exemple, la menace se situe plus sou­vent dans le foyer que dans la rue. La rue n’est pas le ter­ri­toire des hommes. Une femme doit pou­voir y déam­bu­ler, mar­cher la tête haute et avec confiance. Il faut aus­si écou­ter les urba­nistes et pen­seuses fémi­nistes qui bossent sur ces sujets depuis des années, comme Pascale Lapalud et Chris Blache, par exemple, qui ont créé l’association Genre et Ville et qui ont réflé­chi à la créa­tion d’un mobi­lier urbain plus inclu­sif per­met­tant aux femmes ou aux per­sonnes han­di­ca­pées de mieux s’approprier l’espace. La ques­tion est encore plus pro­blé­ma­tique pour les femmes han­di­ca­pées, sujet sur lequel l’avocate Élisa Rojas, ma pre­mière invi­tée des confé­rences, a énor­mé­ment de choses à dire. La ville n’est abso­lu­ment pas acces­sible à toutes. Elle n’est pas non plus un lieu où sont les bien­ve­nues les femmes por­tant le voile, les femmes grosses, les femmes trans, les couples de lesbiennes…

Comment qualifieriez-​vous le moment actuel ?
L. B. : J’ai envie de reprendre l’expression de la mili­tante Marie Dasylva pour qui le fémi­nisme est vrai­ment sur une « ligne de crête ». Plus on dif­fu­se­ra nos idées, plus elles pren­dront de l’ampleur et plus on fera l’expérience du back­lash, qui va de pair avec l’idée de révo­lu­tion. Il faut tenir. La nomi­na­tion de Gérald Darmanin à la tête des poli­ciers de France était une réponse très claire. Mais les mili­tantes ne lâchent rien et le suivent dans ses dépla­ce­ments pour conti­nuer à main­te­nir la pres­sion. Sans des actions visibles et fortes, rien n’avancera. Quand on se contente de deman­der les choses gen­ti­ment, on n’obtient jamais rien.

  • * Présentes. Ville, médias, poli­tique… Quelle place pour les femmes ?, de Lauren Bastide. Éd. Allary, sor­tie le 3 sep­tembre 2020. 
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