77, de Marin Fouqué
C’est un premier roman fondé sur deux chiffres : « 77, c’est le département. Ça se revendique. C’est quelque chose. Plus grand que le 93, même, le 77. On ne dit pas soixante-dix-sept. On dit sept-sept. Comme une salve qui briserait le silence. » Assis sur le banc d’un Abribus, notre narrateur adolescent regarde passer des voitures rutilantes. Ce ballet lui inspire un déchaînement verbal. Joint après joint, il raconte des bribes de vies, évoque des amitiés qu’il croit trahies et invoque parfois l’esprit des lieux. Tout ici est un entre-deux : entre deux pétards, entre la banlieue et la campagne, entre être un « vrai bonhomme » prédateur et macho ou devenir adulte, entre mémoire intime et paysages extérieurs. Avec un flow alternant la lenteur comateuse et les éclairs foudroyants, Marin Fouqué apporte sa touch au roman périurbain français. H. A.
77, de Marin Fouqué. Éd. Actes Sud, 224 pages, 19 euros.
Adieu fantômes, de Nadia Terranova
« La mémoire est un acte créatif », écrit Nadia Terranova. Sûrement lectrice de Proust, cette romancière italienne nous raconte comment Ida, à 36 ans, doit retourner en Sicile affronter les mystères de son enfance. Et si, malgré son mariage, sa carrière enviable à Rome, rien ne s’était vraiment passé depuis ses 13 ans ? Si l’horloge s’était arrêtée le jour où, à 6 h 16, son père a disparu sans explication ? S’écharpant avec sa mère, qui persiste à ne rien vouloir lui raconter, cernée par son passé, Ida peut-elle sortir de ses propres fictions pour plonger dans le présent ? Avec une grande finesse psychologique, Nadia Terranova fait éclater les non-dits de la famille, le puissant écho des dialogues muets. Elle nous offre des lignes que l’on voudrait envoyer à nos proches pour tenter de combler cette distance, qu’elle décrit si bien, entre nous et ceux qui partagent nos vies. L. M.
Adieu fantômes, de Nadia Terranova. Traduit de l’italien par Romane Lafore. Éd. La Table ronde, coll. Quai Voltaire, 240 pages, 22,40 euros. Sortie le 3 octobre 2019.
Onanisme, de Justine Bo
Il est des domaines universels qui deviennent bien singuliers, lorsqu’on cherche à bien les raconter. Par exemple, l’onanisme. Pour son cinquième roman, Justine Bo a su se libérer des possibles écueils. Juillet 2018, Cerbère, village pyrénéen : les Bleus ont gagné la Coupe du monde la veille, tout le monde est en joie ce matin. Sauf Nour, 20 ans, qui s’en fout. Employée à mi-temps dans un fast-food, elle profite de toutes ses pauses pour se réfugier dans son bunker, en haut de la corniche. Là, aussi souvent que possible, elle se masturbe. Mais quelqu’un a oublié son revolver près du repère de Nour. Elle s’en empare. Quant à Saïd, son père, il ne s’est pas réveillé ce matin. Il ne verra plus aucun matin… Onanisme a plusieurs prises : faux polar, roman social peuplé de portraits bigarrés de gens du cru (et d’associés de Saïd) et envolées autoérotiques des plus baroques. H. A.
Onanisme, de Justine Bo. Éd. Grasset, 288 pages, 19 euros.
La Source de l’amour-propre, de Toni Morrison
Le 5 août, Toni Morrison est morte, à l’âge de 88 ans. Prix Nobel de littérature en 1993, l’autrice du Chant de Salomon ou de Beloved était un classique vivant. Elle demeurera à jamais un rêve d’unité, de réconciliation et une voix radicale quant aux mémoires de l’esclavage ou de la ségrégation. Paru en février aux États-Unis, La Source de l’amour-propre avait été programmé en France avant la sale nouvelle… Ce recueil rassemble une quarantaine d’articles, discours et conférences, donnés entre 1976 et 2011. Souvent aussi lyriques que ses fictions, ils permettent de mesurer son engagement constant sur les questions de représentation des Afro-Américains, son féminisme, son souci d’une mondialisation à visage humain, sa soif d’une culture universelle et éternelle. Et dévoile aussi ses propres réflexions sur son œuvre. H. A.
La Source de l’amour-propre, de Toni Morrison. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Laferrière. Éd. Christian Bourgois, 432 pages, 23 euros. Sortie le 3 octobre 2019.
Estuaire, de Lidia Jorge
Dans un livre de Lidia Jorge, l’une des grandes plumes de la littérature lusophone, le réalisme cache toujours une dimension irrationnelle et envoûtante. Quand débute Estuaire, Edmundo Galeano rentre d’une mission humanitaire à travers le globe, mais il est revenu avec une main estropiée. Dont il se sert, néanmoins, pour écrire… un roman qui explique le monde ! Il ne s’apitoie nullement. Lidia Jorge non plus, qui fait entrer dans le roman plusieurs frères et sœurs Galeano : l’un qui retape des immeubles pour les louer aux clandestins, l’autre qui répare des bateaux pour rien ou encore la sœur dont le fils est fasciné par une baleine, et les autres ensuite. Dans la famille, tout le monde a un peu baissé les bras. C’est aussi pour eux qu’Edmundo écrit. Lidia Jorge raconte avec tendresse ces vies minuscules, devenues majuscules par le lyrisme et la densité littéraire de cet Estuaire. H. A.
Estuaire, de Lidia Jorge. Traduit du portugais par Marie-Hélène Piwnik. Éd. Métailié, 240 pages, 19 euros.
L’Affaire Nobel, d’Olivier Truc
Prenez un pays nordique de la « meilleure réputation » : égalité hommes-femmes, éthique, modernité… Plantez‑y un journaliste français hyper moqueur, et vous avez L’Affaire Nobel. Novembre 2017, en pleine tempête #MeToo, dix-huit femmes accusent un homme puissant, lié à l’Académie suédoise (qui décerne les prix Nobel), de harcèlement sexuel et de viol.
Auteur de polars et journaliste, installé à Stockholm depuis plus de vingt-cinq ans, Olivier Truc profite de ce fait divers sidérant pour gratter le vernis de l’une des institutions les plus célèbres et les plus secrètes au monde. Archives, interviews, scandales historiques…, dans un monde très codifié, dont il sait pointer les vices et les vertus, ce récit journalistique offre une satire sociale doublée d’une enquête à suspense, un véritable Game of Thrones miniature. L. M.
L’Affaire Nobel, d’Olivier Truc. Éd. Grasset, 320 pages, 19 euros. Sortie le 25 septembre 2019
Nathalie Sarraute, d’Ann Jefferson
Nathalie Sarraute affirmait que, lorsqu’elle écrivait, elle n’était « ni homme, ni femme, ni chien ». Qu’elle avait horreur des biographies, car qui aurait pu enfermer dans un livre son identité et son histoire ?
Ann Jefferson, professeure de littérature française à Oxford, ose la défier et la raconter. Sa naissance en Russie, son enfance qui ressemble à un roman de Dickens, la découverte tardive de son judaïsme. L’amitié avec Sartre, les relations plus compliquées avec Beauvoir. Sa défiance vis-à-vis des femmes et de leur obsession à se définir comme telles. À travers les cahiers d’école, les lettres, des allers-retours entre ses écrits et ses déclarations, Ann Jefferson débusque les contradictions de Sarraute et livre un portrait sensible, vivant et nuancé de celle qui, aussi libre qu’un renard, se surnommait elle-même « Petit Fox ». L. M.
Nathalie Sarraute, d’Ann Jefferson. Éd. Flammarion, 496 pages, 26 euros.
Dernière Sommation, de David Dufresne
Depuis plusieurs années, David Dufresne, enfant du rock devenu journaliste, fait grand bruit avec ses documentaires télé, ses « webdocs » interactifs (Tarnac, magasin général, en 2012) ou ses articles. Dès les premiers samedis « gilets jaunes », il a entrepris de recenser les témoignages de victimes de violences policières, avec ses tweets « Allo @Place_Beauvau – c’est pour un signalement ». Dernière Sommation est une autofiction : l’un des protagonistes, Étienne Dardel, est un reporter rock qui filme, tweete et interpelle dans ces mêmes rassemblements. Mais Dufresne crée un véritable espace romanesque à ces événements : par des chapitres courts, en multipliant focales et protagonistes (un chef de police parisien, des CRS épuisés, une black bloc, des « gilets jaunes » et… de simples gens), il allie politique-fiction, faits réels et scènes d’action. Un « docu-roman ». H. A.
Dernière Sommation, de David Dufresne. Éd. Grasset, 252 pages, 18 euros. Sortie le 2 octobre 2019.