![La sélection de mai 2019 1 PONTHUS Joseph c Philippe Matsas Opale Editions La Table Ronde](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/02/PONTHUS-Joseph-c-Philippe-Matsas_Opale_Editions-La-Table-Ronde-1024x1019.jpg)
À la ligne. Feuillets d'usine, de Joseph Ponthus
« Aujourd’hui, j’ai dépoté trois cent cinquante kilos de chimères. » En bon amoureux de la littérature, Joseph Ponthus ne peut pas s’empêcher de s’émerveiller de cette phrase, qui est pourtant sa réalité concrète, ce jour-là, à l’usine de poissons (la chimère en est un). Joseph (hypokhâgne, khâgne, éducateur spécialisé) est contraint de travailler en usine après avoir cherché autre chose, en vain. Il s’attend à la dureté du travail, au froid, à la lancinante répétition des gestes, mais pas du tout à ce qui bientôt le happe, le besoin d’écrire « non le glauque de l’usine, mais sa paradoxale beauté ». Oui, l’usine va l’aider à se replacer dans la société, à réfléchir, à reconsidérer son corps, ici durement mis à l’épreuve. Son livre, qui vient d’être couronné par le prix Régine Deforges 2019, décrit le quotidien ouvrier, les pauses, la chaîne, les loisirs bouffés par la perspective du retour, avec une écriture superbe, en un poème cadencé : « C’est l’usine qui a donné le rythme : sur une ligne de production, tout s’enchaîne très vite. Il n’y a pas le temps de mettre de jolies subordonnées. Les gestes sont machinaux et les pensées vont à la ligne. » À la ligne, c’est devenu le titre de ce livre puissant, malin, bienveillant, parfois souriant. Essentiel. I. M.
À la ligne. Feuillets d’usine, de Joseph Ponthus. Éd. La table ronde, 266 pages, 18 euros.
Sans eux, de Caroline Fauchon
Orphelines de père, devenues femmes fatales, Awa Traoré et Eugénie Marin « vivent dans un univers où les hommes n’ont fait que passer ». Mais il n’y a pas que de la posture, ici, car c’est un fait : les hommes sont en voie d’extinction. Plus exactement : le monde assiste depuis quelque temps à un affaiblissement du chromosome Y, une mutation de l’espèce a provoqué la pénurie progressive (et rapide) des mâles. Tout se féminise : la société, le pouvoir, les relations. C’est Lisa, narratrice du livre et amie des deux femmes, qui raconte, alternant entre ses souvenirs et les pages de son blog sur la « Grande Mutation » : « À l’origine, il y avait des hommes et des femmes, désormais il y a des êtres humains qui vivent et se reproduisent. » Tout a changé, mais le monde continue à tourner, indifférent à la pénurie d’hommes. Utopie ou dystopie ? À vous de voir, quand vous aurez fini ce sidérant premier roman de Caroline Fauchon, légère anticipation dépeignant et faisant littérature d’un monde qui a dépassé la question des genres. H. A.
Sans eux, de Caroline Fauchon. Éd. Actes Sud, 240 pages, 21,50 euros.
La Vie de merde de mon père, la vie de merde de ma mère et ma jeunesse de merde à moi, d’Andreas Altmann
Il faut être maso pour s’imposer une telle lecture. Et pourtant. Effrayante comme un Hitchcock, l’enfance d’Andreas Altmann, l’un des plus célèbres journalistes voyageurs allemands, nous est livrée en un souffle, un vrai cauchemar autobiographique. Élevé dans une bourgade perdue au fin fond de la Bavière, entre un père SS, fervent catholique et ultra violent, qui vend des crucifix le jour et démolit femme et enfants le soir entre deux Notre-Père, et une mère indifférente, Andreas Altmann a vécu une « jeunesse de merde » dont il n’avait aucune chance de sortir vivant. Pourquoi donc reste-t-on scotché ? L’humour insensé, l’allégresse, la gouaille, la verve explosive de cette écriture galvanisent ce huis clos sinistre pour le transformer en une dénonciation viscérale de la violence, une quête lumineuse de vie. Écrasant de beauté. L. M.
La Vie de merde de mon père, la vie de merde de ma mère et ma jeunesse de merde à moi, d’Andreas Altmann, traduit de l’allemand par Matthieu Dumont. Éd. Actes Sud, 336 pages, 22 euros.
Sous la grande roue, de Selva Almada
Pajarito Tamai et Marciano Miranda sont nés quasiment en même temps dans le même hôpital. Leurs pères, tous deux fabricants de briques dans la région rurale de La Cruceña (Argentine), étaient amis avant que l’un ne soit mêlé à l’assassinat de l’autre. Quand s’ouvre le roman, les deux rejetons, ados, gisent à terre, sous la grande roue d’une fête foraine. Ont-ils reproduit la tragédie paternelle ? Mais pendant qu’ils perdent leur sang, le roman va ressasser les souvenirs des gamins, de leurs familles, alternant les voix pour raconter l’affrontement des pères, des familles et de bien des gars ici. Plume radicale de la littérature hispano-américaine actuelle, Selva Almada donne un deuxième roman plein d’empathie, de lyrisme et de militantisme, s’attaquant aux questions de patriarcat, d’alcoolisme, mais aussi d’homophobie. Aussi sobre qu’envoûtant. H. A.
Sous la grande roue, de Selva Almada, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba. Éd. Métailié, 176 pages, 18 euros.
À jeter sans ouvrir, de Viv Albertine
Ni punk, ni rock, ni féministe… plus radicale que cela. Elle est Viv Albertine, point. C’est clair ? Ancienne guitariste sans dieu ni maître du groupe punk rock britannique The Slits, elle est l’autrice d’un premier livre De fringues, de musique et de mecs, qui fut comparé à Just Kids, de Patti Smith. Cette poètesse autodidacte, qui fait claquer les mots sur un clavier saturé d’argot, revient avec un récit encore plus mordant et émouvant. Le thème ? Sa mère, les hommes, ces « idiots », les femmes artistes, détraquées… et poilues, son désir de liberté, sa haine du patriarcat et ce journal qu’elle a laissé avec l’inscription : « À jeter sans ouvrir ». Sans modération, Viv Albertine rend hommage à toutes les mères. Celles qui nous soûlent, nous mènent aux pires imprudences. Mais qui, jusqu’au dernier souffle, restent les seules à nous supporter : « Merde alors, j’ai épousé ma mère. » L. M.
À jeter sans ouvrir, de Viv Albertine, traduit de l’anglais par Anatole Muchnik. Éd. Buchet Chastel, 352 pages, 22 euros.
Cherry, de Nico Walker
Ça démarre par un prologue dans lequel un homme et sa « super nana » se font un shoot d’héroïne avant que les sirènes de police retentissent : nos amoureux sont devenus braqueurs de banque pour payer leurs doses. Les quatre cents pages suivantes vous raconteront tout : leur rencontre, l’engagement de l’homme dans l’armée pour la deuxième guerre d’Irak, le syndrome de stress post-traumatique au retour et la spirale. Histoire de damnés, hymne à l’amour fou, roman de vétéran à l’américaine : Cherry s’inscrit dans la pure tradition US et pourtant, c’est radicalement nouveau. Porté par des dialogues tranchants et un lyrisme surpuissant, ce tour de force romanesque a été écrit en prison. Car oui, l’auteur, Nico Walker, a vécu tout ce qu’il écrit ici et purge, depuis 2012, une peine de onze ans. Mais rien n’est apitoiement, ici, tout est liberté. H. A.
Cherry, de Nico Walker, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard. Éd. Les Arènes/Coll. EquinoX, 432 pages, 20 euros.