La sélec­tion de mai 2019

PONTHUS Joseph c Philippe Matsas Opale Editions La Table Ronde
© P. Matas/​opale

À la ligne. Feuillets d'usine, de Joseph Ponthus

« Aujourd’hui, j’ai dépo­té trois cent cin­quante kilos de chi­mères. » En bon amou­reux de la lit­té­ra­ture, Joseph Ponthus ne peut pas s’empêcher de s’émerveiller de cette phrase, qui est pour­tant sa réa­li­té concrète, ce jour-​là, à l’usine de pois­sons (la chi­mère en est un). Joseph (hypo­khâgne, khâgne, édu­ca­teur spé­cia­li­sé) est contraint de tra­vailler en usine après avoir cher­ché autre chose, en vain. Il s’attend à la dure­té du tra­vail, au froid, à la lan­ci­nante répé­ti­tion des gestes, mais pas du tout à ce qui bien­tôt le happe, le besoin d’écrire « non le glauque de l’usine, mais sa para­doxale beau­té ». Oui, l’usine va l’aider à se repla­cer dans la socié­té, à réflé­chir, à recon­si­dé­rer son corps, ici dure­ment mis à l’épreuve. Son livre, qui vient d’être cou­ron­né par le prix Régine Deforges 2019, décrit le quo­ti­dien ouvrier, les pauses, la chaîne, les loi­sirs bouf­fés par la pers­pec­tive du retour, avec une écri­ture superbe, en un poème caden­cé : « C’est l’usine qui a don­né le rythme : sur une ligne de pro­duc­tion, tout s’enchaîne très vite. Il n’y a pas le temps de mettre de jolies subor­don­nées. Les gestes sont machi­naux et les pen­sées vont à la ligne. » À la ligne, c’est deve­nu le titre de ce livre puis­sant, malin, bien­veillant, par­fois sou­riant. Essentiel. I. M.

À la ligne. Feuillets d’usine, de Joseph Ponthus. Éd. La table ronde, 266 pages, 18 euros.

Sans eux, de Caroline Fauchon

Orphelines de père, deve­nues femmes fatales, Awa Traoré et Eugénie Marin « vivent dans un uni­vers où les hommes n’ont fait que pas­ser ». Mais il n’y a pas que de la pos­ture, ici, car c’est un fait : les hommes sont en voie d’extinction. Plus exac­te­ment : le monde assiste depuis quelque temps à un affai­blis­se­ment du chro­mo­some Y, une muta­tion de l’espèce a pro­vo­qué la pénu­rie pro­gres­sive (et rapide) des mâles. Tout se fémi­nise : la socié­té, le pou­voir, les rela­tions. C’est Lisa, nar­ra­trice du livre et amie des deux femmes, qui raconte, alter­nant entre ses sou­ve­nirs et les pages de son blog sur la « Grande Mutation » : « À l’origine, il y avait des hommes et des femmes, désor­mais il y a des êtres humains qui vivent et se repro­duisent. » Tout a chan­gé, mais le monde conti­nue à tour­ner, indif­fé­rent à la pénu­rie d’hommes. Utopie ou dys­to­pie ? À vous de voir, quand vous aurez fini ce sidé­rant pre­mier roman de Caroline Fauchon, légère anti­ci­pa­tion dépei­gnant et fai­sant lit­té­ra­ture d’un monde qui a dépas­sé la ques­tion des genres. H. A.

Sans eux, de Caroline Fauchon. Éd. Actes Sud, 240 pages, 21,50 euros.

La Vie de merde de mon père, la vie de merde de ma mère et ma jeu­nesse de merde à moi, d’Andreas Altmann

Il faut être maso pour s’imposer une telle lec­ture. Et pour­tant. Effrayante comme un Hitchcock, l’enfance d’Andreas Altmann, l’un des plus célèbres jour­na­listes voya­geurs alle­mands, nous est livrée en un souffle, un vrai cau­che­mar auto­bio­gra­phique. Élevé dans une bour­gade per­due au fin fond de la Bavière, entre un père SS, fervent catho­lique et ultra violent, qui vend des cru­ci­fix le jour et démo­lit femme et enfants le soir entre deux Notre-​Père, et une mère indif­fé­rente, Andreas Altmann a vécu une « ­jeu­nesse de merde » dont il n’avait aucune chance de sor­tir vivant. Pourquoi donc reste-​t-​on scot­ché ? L’humour insen­sé, l’allégresse, la gouaille, la verve explo­sive de cette écri­ture gal­va­nisent ce huis clos sinistre pour le trans­for­mer en une dénon­cia­tion vis­cé­rale de la vio­lence, une quête lumi­neuse de vie. Écrasant de beau­té. L. M.

La Vie de merde de mon père, la vie de merde de ma mère et ma jeu­nesse de merde à moi, d’Andreas Altmann, tra­duit de l’allemand par Matthieu Dumont. Éd. Actes Sud, 336 pages, 22 euros. 

Sous la grande roue, de Selva Almada

Pajarito Tamai et Marciano Miranda sont nés qua­si­ment en même temps dans le même hôpi­tal. Leurs pères, tous deux fabri­cants de briques dans la région rurale de La Cruceña (Argentine), étaient amis avant que l’un ne soit mêlé à l’assassinat de l’autre. Quand s’ouvre le roman, les deux reje­tons, ados, gisent à terre, sous la grande roue d’une fête foraine. Ont-​ils repro­duit la tra­gé­die pater­nelle ? Mais pen­dant qu’ils perdent leur sang, le roman va res­sas­ser les sou­ve­nirs des gamins, de leurs familles, alter­nant les voix pour racon­ter l’affrontement des pères, des familles et de bien des gars ici. Plume radi­cale de la lit­té­ra­ture hispano-​américaine actuelle, Selva Almada donne un deuxième roman plein d’empa­thie, de lyrisme et de mili­tan­tisme, s’attaquant aux ques­tions de patriar­cat, d’alcoolisme, mais aus­si d’homophobie. Aussi sobre qu’envoûtant. H. A.

Sous la grande roue, de Selva Almada, tra­duit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba. Éd. Métailié, 176 pages, 18 euros.

À jeter sans ouvrir, de Viv Albertine

Ni punk, ni rock, ni fémi­niste… plus ­radi­cale que cela. Elle est Viv Albertine, point. C’est clair ? Ancienne gui­ta­riste sans dieu ni maître du groupe punk rock bri­tan­nique The Slits, elle est ­l’autrice d’un pre­mier livre De fringues, de musique et de mecs, qui fut com­pa­ré à Just Kids, de Patti Smith. Cette poè­tesse auto­di­dacte, qui fait cla­quer les mots sur un cla­vier satu­ré d’argot, revient avec un récit encore plus mor­dant et émou­vant. Le thème ? Sa mère, les hommes, ces « idiots », les femmes artistes, détra­quées… et poi­lues, son désir de liber­té, sa haine du patriar­cat et ce jour­nal qu’elle a lais­sé avec l’inscription : « À jeter sans ouvrir ». Sans modé­ra­tion, Viv Albertine rend hom­mage à toutes les mères. Celles qui nous soûlent, nous mènent aux pires impru­dences. Mais qui, jusqu’au der­nier souffle, res­tent les seules à nous sup­por­ter : « Merde alors, j’ai épou­sé ma mère. » L. M.

À jeter sans ouvrir, de Viv Albertine, tra­duit de l’anglais par Anatole Muchnik. Éd. Buchet Chastel, 352 pages, 22 euros. 

Cherry, de Nico Walker

Ça démarre par un pro­logue dans lequel un homme et sa « super nana » se font un shoot d’héroïne avant que les sirènes de police reten­tissent : nos amou­reux sont deve­nus bra­queurs de banque pour payer leurs doses. Les quatre cents pages sui­vantes vous racon­te­ront tout : leur ren­contre, l’engagement de l’homme dans l’armée pour la deuxième guerre d’Irak, le syn­drome de stress post-​traumatique au retour et la spi­rale. Histoire de dam­nés, hymne à l’amour fou, roman de vété­ran à l’américaine : Cherry s’inscrit dans la pure tra­di­tion US et pour­tant, c’est radi­ca­le­ment nou­veau. Porté par des dia­logues tran­chants et un lyrisme sur­puis­sant, ce tour de force roma­nesque a été écrit en pri­son. Car oui, l’auteur, Nico Walker, a vécu tout ce qu’il écrit ici et purge, depuis 2012, une peine de onze ans. Mais rien n’est api­toie­ment, ici, tout est liber­té. H. A.

Cherry, de Nico Walker, tra­duit de l’anglais (États-​Unis) par Nicolas Richard. Éd. Les Arènes/​Coll. EquinoX, 432 pages, 20 euros.

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