Dans son essai Trois mois sous silence – Le tabou de la condition des femmes en début de grossesse, paru le 12 mai dernier aux éditions Payot, Judith Aquien affronte et décortique un tabou jamais dénoncé dont il est d’ailleurs difficile de mesurer l’ampleur : celui du premier trimestre de grossesse. Trois mois qui s’ouvrent et se referment sur une merveilleuse nouvelle, l’arrivée d’un enfant. Mais également trois mois d’angoisse, de nausées, de fatigue extrême et de silence. Un silence qui n’a pourtant aucune raison d’être mais qui conduit à une absence de prise en charge psychologique, médicale et professionnelle. Causette s’est longuement entretenu avec l’autrice autour d’un live Facebook le 27 mai dernier où vous étiez d’ailleurs nombreux·ses à participer. Sélection des moments forts de cette rencontre.
Causette : Vous avez écrit ce livre enceinte de votre premier enfant, après avoir traversé une fausse couche. Quel a été l’élément déclencheur pour vous lancer dans l’écriture de cet essai ?
Judith Aquien : Lorsque je me suis rendue compte, stupéfaite, de l’absence d’accompagnement, de prise en charge et de sollicitude au moment où j’en avais le plus besoin. Les symptômes de ma deuxième grossesse étaient en effet nombreux, insupportables et très handicapants dans ma vie personnelle et professionnelle. Et en parlant avec d’autres femmes, je me suis rendu compte que c’était un sentiment complètement partagé. En parcourant ensuite des livres sur la grossesse pour comprendre ce qu’il m’arrivait, je me suis aperçue que rien ne décrivait ce je vivais. Pour décrire ces symptômes, il existe seulement l’expression « les petits maux de la grossesse » qui est d’une condescendance absolue. On impose aux femmes de se taire et on les projette dans un univers où les choses sont « petites » et « mignonnes », et que si elles vivent des difficultés, c’est qu’elles sont douillettes. Par défaut, on les discrédite dans ce qu’elles ressentent. Même chez le gynéco, les questions n’étaient pas posées. Il y avait un décalage immense entre ces grandes difficultés que l’on traverse dans le premier trimestre de grossesse liées aux hormones ainsi que l’angoisse terrifante de la fausse couche et le fait que rien ne soit proposé.
Depuis quand existe ce silence autour du premier trimestre ?
J.A. : Je n’ai pas fait un travail d’historienne mais j’imagine que ça vient de la peur de faire une fausse couche, de ne pas aller au bout de la grossesse. j’imagine que c’est aussi une peur du mauvais œil. Il faut aussi savoir que pendant très longtemps, quand les femmes traversaient une fausse couche, elles étaient très souvent considérées comme des faiseuses d’anges ayant elles-même fabriqué cette fausse couche. Je préfère d’ailleurs dire « subir », « vivre » ou « traverser ». Le verbe d’action « faire » est porteur d’une idéologie qui culpabilise la femme en la plaçant en actrice principale de ce qu’elle subit.
Vous dites d’ailleurs que la fausse couche est un deuil sans reconnaissance ni rituel, qu’il y a une absence totale de mot pour accompagner cette douleur.
J.A. : Oui et c’est d’une violence folle ressentie à juste titre parce que les mots ne sont jamais les bons car personne n’a appris les bons mots à prononcer dans ce genre de cas aussi bien les médecins que le reste de la société. À chaque fois, on se retrouve avec des prises de parole qui sont des injonctions à aller de l’avant ou des diagnostics sauvages. Plutôt que de dire “c’est banal”, pourquoi ne pas dire « écoutez c’est quelque chose de biologique, qui arrive hélas énormément, vous n’y êtes, a priori, pour rien ».
Votre démarche est à la fois individuelle, familiale, sociétale et institutionnelle. Quelle a été votre méthode de travail ?
J.A. : Au départ, je pensais faire un appel à témoignage mais au final, je n’ai pas eu besoin car tout était là, sur internet. Ce livre est une preuve que ce n’est pas une parole qui se libère. Elle était déjà là mais il faut tendre l’oreille pour l’écouter. Sur les forums, sur Instagram et sur les blogs, les femmes disent qu’elles souffrent. On se rend compte de l’ampleur d’un phénomène, d’un isolement terrible mais aussi d’une belle sororité entre ces femmes qui parviennent à se soutenir ensemble. Mais, elles ne sont pas entendues par les sphères politiques, de la santé, et des responsables hiérarchiques, qui décident de ne pas y prêter attention.
D’ailleurs en ce qui concerne la santé, la prise en charge de la grossesse par la caisse d’assurance maladie n’existe pour les femmes enceintes qu’à partir du quatrième mois.
J.A. : J’ai reçu un certificat de grossesse à la fin du troisième mois comme si j’avais passé un test et que, grâce à ce bout de papier, j'étais vraiment enceinte. Mais, en réalité, je n’ai jamais été aussi enceinte que pendant ces trois premiers mois, même si après, j’avais un gros ventre. J’ai été enceinte neuf mois, et pas seulement six. C’était presque risible de devoir tout d’un coup informer la caisse d’assurance maladie de ma grossesse. En cas de fausse couche dans les trois premiers mois, il n’y a donc aucun protocole de soin, ni remboursement pour un suivi psychologique ni accompagnement.
![Judith Aquien : «On impose aux femmes de se taire pendant les trois premiers mois de leur grossesse» 2 aquien trois mois sous silence couv](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/06/aquien_trois-mois-sous-silence_couv-630x1024.jpg)
Le tabou de la condition des femmes
de Judith Aquien,
préface de Camille Froidevaux-Metterie,
éd Payot. 2021, 220 pages.
Annoncer sa grossesse à son patron avant le troisième mois est quelque chose qui ne se fait pas dans notre société. On a vraiment ritualisé le fait de passer sous silence ce premier trimestre ?
J.A. : Complètement. Depuis la sortie du livre, je reçois tous les jours des témoignages épouvantables de femmes qui subissent des discriminations professionnelles liées à leur grossesse. Les femmes sont terrorisées à l’idée d’annoncer leur grossesse à leur patron par peur qu'il les considère comme des « traitresses ». Elles se retrouvent complètement seules à devoir gérer des symptômes terriblement handicapants à une période où elles doivent travailler. Il faut savoir que la fatigue et les nausées touchent 85 % des femmes enceintes et ne font l’objet d’aucun accompagnement. Ces femmes doivent se cacher pour aller vomir ou pour s’accorder une petite sieste dans les toilettes. C’est devenu quasiment « un rite de passage ». Il serait nécessaire de former les responsables hiérarchiques, les managers et les employés sur ces questions-là.
L’intégralité de la rencontre est à retrouver sur la page facebook de Causette.