AQUIEN 2 ©Alexandre Isard mai 2021
© Alexandre Isard

Judith Aquien : « On impose aux femmes de se taire pen­dant les trois pre­miers mois de leur grossesse »

Dans son essai Trois mois sous silence – Le tabou de la condi­tion des femmes en début de gros­sesse, paru le 12 mai der­nier aux édi­tions Payot, Judith Aquien affronte et décor­tique un tabou jamais dénon­cé dont il est d’ailleurs dif­fi­cile de mesu­rer l’ampleur : celui du pre­mier tri­mestre de gros­sesse. Trois mois qui s’ouvrent et se referment sur une mer­veilleuse nou­velle, l’arrivée d’un enfant. Mais éga­le­ment trois mois d’angoisse, de nau­sées, de fatigue extrême et de silence. Un silence qui n’a pour­tant aucune rai­son d’être mais qui conduit à une absence de prise en charge psy­cho­lo­gique, médi­cale et pro­fes­sion­nelle. Causette s’est lon­gue­ment entre­te­nu avec l’autrice autour d’un live Facebook le 27 mai der­nier où vous étiez d’ailleurs nombreux·ses à par­ti­ci­per. Sélection des moments forts de cette rencontre. 

Causette : Vous avez écrit ce livre enceinte de votre pre­mier enfant, après avoir tra­ver­sé une fausse couche. Quel a été l’élément déclen­cheur pour vous lan­cer dans l’écriture de cet essai ? 
Judith Aquien : Lorsque je me suis ren­due compte, stu­pé­faite, de l’absence d’accompagnement, de prise en charge et de sol­li­ci­tude au moment où j’en avais le plus besoin. Les symp­tômes de ma deuxième gros­sesse étaient en effet nom­breux, insup­por­tables et très han­di­ca­pants dans ma vie per­son­nelle et pro­fes­sion­nelle. Et en par­lant avec d’autres femmes, je me suis ren­du compte que c’était un sen­ti­ment com­plè­te­ment par­ta­gé. En par­cou­rant ensuite des livres sur la gros­sesse pour com­prendre ce qu’il m’arrivait, je me suis aper­çue que rien ne décri­vait ce je vivais. Pour décrire ces symp­tômes, il existe seule­ment l’expression « les petits maux de la gros­sesse » qui est d’une condes­cen­dance abso­lue. On impose aux femmes de se taire et on les pro­jette dans un uni­vers où les choses sont « petites » et « mignonnes », et que si elles vivent des dif­fi­cul­tés, c’est qu’elles sont douillettes. Par défaut, on les dis­cré­dite dans ce qu’elles res­sentent. Même chez le gyné­co, les ques­tions n’étaient pas posées. Il y avait un déca­lage immense entre ces grandes dif­fi­cul­tés que l’on tra­verse dans le pre­mier tri­mestre de gros­sesse liées aux hor­mones ain­si que l’angoisse ter­ri­fante de la fausse couche et le fait que rien ne soit proposé. 

Depuis quand existe ce silence autour du pre­mier tri­mestre ? 
J.A. : Je n’ai pas fait un tra­vail d’historienne mais j’imagine que ça vient de la peur de faire une fausse couche, de ne pas aller au bout de la gros­sesse. j’imagine que c’est aus­si une peur du mau­vais œil. Il faut aus­si savoir que pen­dant très long­temps, quand les femmes tra­ver­saient une fausse couche, elles étaient très sou­vent consi­dé­rées comme des fai­seuses d’anges ayant elles-​même fabri­qué cette fausse couche. Je pré­fère d’ailleurs dire « subir », « vivre » ou « tra­ver­ser ». Le verbe d’action « faire » est por­teur d’une idéo­lo­gie qui culpa­bi­lise la femme en la pla­çant en actrice prin­ci­pale de ce qu’elle subit.

Vous dites d’ailleurs que la fausse couche est un deuil sans recon­nais­sance ni rituel, qu’il y a une absence totale de mot pour accom­pa­gner cette dou­leur. 
J.A. : Oui et c’est d’une vio­lence folle res­sen­tie à juste titre parce que les mots ne sont jamais les bons car per­sonne n’a appris les bons mots à pro­non­cer dans ce genre de cas aus­si bien les méde­cins que le reste de la socié­té. À chaque fois, on se retrouve avec des prises de parole qui sont des injonc­tions à aller de l’avant ou des diag­nos­tics sau­vages. Plutôt que de dire “c’est banal”, pour­quoi ne pas dire « écou­tez c’est quelque chose de bio­lo­gique, qui arrive hélas énor­mé­ment, vous n’y êtes, a prio­ri, pour rien ». 

Votre démarche est à la fois indi­vi­duelle, fami­liale, socié­tale et ins­ti­tu­tion­nelle. Quelle a été votre méthode de tra­vail ?
 J.A. :  Au départ, je pen­sais faire un appel à témoi­gnage mais au final, je n’ai pas eu besoin car tout était là, sur inter­net. Ce livre est une preuve que ce n’est pas une parole qui se libère. Elle était déjà là mais il faut tendre l’oreille pour l’écouter. Sur les forums, sur Instagram et sur les blogs, les femmes disent qu’elles souffrent. On se rend compte de l’ampleur d’un phé­no­mène, d’un iso­le­ment ter­rible mais aus­si d’une belle soro­ri­té entre ces femmes qui par­viennent à se sou­te­nir ensemble. Mais, elles ne sont pas enten­dues par les sphères poli­tiques, de la san­té, et des res­pon­sables hié­rar­chiques, qui décident de ne pas y prê­ter attention. 

D’ailleurs en ce qui concerne la san­té, la prise en charge de la gros­sesse par la caisse d’assurance mala­die n’existe pour les femmes enceintes qu’à par­tir du qua­trième mois. 
J.A. : J’ai reçu un cer­ti­fi­cat de gros­sesse à la fin du troi­sième mois comme si j’avais pas­sé un test et que, grâce à ce bout de papier, j'étais vrai­ment enceinte. Mais, en réa­li­té, je n’ai jamais été aus­si enceinte que pen­dant ces trois pre­miers mois, même si après, j’avais un gros ventre. J’ai été enceinte neuf mois, et pas seule­ment six. C’était presque risible de devoir tout d’un coup infor­mer la caisse d’assurance mala­die de ma gros­sesse. En cas de fausse couche dans les trois pre­miers mois, il n’y a donc aucun pro­to­cole de soin, ni rem­bour­se­ment pour un sui­vi psy­cho­lo­gique ni accompagnement. 

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Trois mois sous silence –
Le tabou de la condi­tion des femmes

de Judith Aquien,
pré­face de Camille Froidevaux-​Metterie,
éd Payot. 2021, 220 pages.

Annoncer sa gros­sesse à son patron avant le troi­sième mois est quelque chose qui ne se fait pas dans notre socié­té. On a vrai­ment ritua­li­sé le fait de pas­ser sous silence ce pre­mier tri­mestre ?
J.A. : Complètement. Depuis la sor­tie du livre, je reçois tous les jours des témoi­gnages épou­van­tables de femmes qui subissent des dis­cri­mi­na­tions pro­fes­sion­nelles liées à leur gros­sesse. Les femmes sont ter­ro­ri­sées à l’idée d’annoncer leur gros­sesse à leur patron par peur qu'il les consi­dère comme des « trai­tresses ». Elles se retrouvent com­plè­te­ment seules à devoir gérer des symp­tômes ter­ri­ble­ment han­di­ca­pants à une période où elles doivent tra­vailler. Il faut savoir que la fatigue et les nau­sées touchent 85 % des femmes enceintes et ne font l’objet d’aucun accom­pa­gne­ment. Ces femmes doivent se cacher pour aller vomir ou pour s’accorder une petite sieste dans les toi­lettes. C’est deve­nu qua­si­ment « un rite de pas­sage ». Il serait néces­saire de for­mer les res­pon­sables hié­rar­chiques, les mana­gers et les employés sur ces questions-là. 

L’intégralité de la ren­contre est à retrou­ver sur la page face­book de Causette.

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