Fatima Daas : « J’ai cher­ché un fémi­nisme dans lequel je pou­vais vivre toutes mes iden­ti­tés à la fois »

Mise à jour 1er sep­tembre 2021 : La petite der­nière paraît aujourd'hui en petit for­mat, aux édi­tions Le livre de poche.

À 24 ans, Fatima Daas publie La Petite Dernière, un pre­mier roman qui fait entendre une voix et une langue nou­velles : celles d’une jeune femme des quar­tiers popu­laires qui bataille avec son iden­ti­té. Le tout sous l’égide de Virginie Despentes qui dit de son texte qu’« il se construit par frag­ments. Comme si elle upda­tait Barthes et Mauriac pour Clichy- sous-​Bois ». Boum !

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Fatima Daas. © Olivier Roller

Causette : Vous avez 24 ans, c’est votre pre­mier roman. Comment êtes-​vous venue à l’écriture ?
Fatima Daas :
J’ai com­men­cé à écrire à l’adolescence, vers 14–15 ans. J’écrivais des textes assez intimes. Ça a com­men­cé à deve­nir impor­tant quand j’ai sen­ti que ça déblo­quait quelque chose chez moi. En fait, une cou­sine à moi est morte à 4 ans. Elle habi­tait en Algérie et je l’avais vue une fois, mais c’était le choc de se rendre compte qu’on pou­vait mou­rir en étant enfant. Ça n’était pas dans l’ordre des choses. Alors j’ai com­men­cé à lui écrire des lettres. C’est deve­nu quelque chose d’essentiel. Je pou­vais lui racon­ter mes jour­nées, comme je pou­vais par­ler de cet évé­ne­ment tra­gique et de com­ment ça avait pu me remuer. J’avais besoin de lui écrire ces lettres que je n’allais pas envoyer, que j’allais écrire pour moi et sans réponse. Je me suis ren­du compte petit à petit que l’écriture, c’était ma manière à moi de par­ler. Parce que j’avais vrai­ment du mal, encore aujourd’hui je pense, à com­mu­ni­quer direc­te­ment avec les autres, et avec moi-​même, à expri­mer des émo­tions, des dési­rs.
Au lycée, j’ai par­ti­ci­pé à des ate­liers d’écriture, notam­ment avec l’écrivain Tanguy Viel, qui était en rési­dence dans mon lycée quand j’étais en seconde. J’avais une ensei­gnante de fran­çais et une d’espagnol qui m’avaient dit : « Tu as quelque chose avec l’écriture, il faut que tu per­sé­vères. » J’y ai cru encore plus. Ces ate­liers per­met­taient de dire ses textes, mais aus­si d’écouter d’autres voix, les textes des autres. Et, à la fin de l’atelier, de tra­vailler ensemble à la fabri­ca­tion d’un texte com­mun. On a publié deux livres : un roman et un recueil de textes. Ça a été une étape impor­tante dans mon par­cours d’écriture. Puis je me suis ren­du compte que le par­cours qu’on atten­dait que je fasse, notam­ment du côté du corps ensei­gnant, n’était pas celui qui me cor­res­pon­dait. Donc, j’ai essayé plein de trucs après le bac. Une pré­pa, Sciences Po… Et j’ai réa­li­sé que ce n’était pas pour moi. Alors, j’ai per­sé­vé­ré dans l’écriture et j’ai inté­gré un mas­ter de créa­tion lit­té­raire après une licence de lettres. J’ai décons­truit les pro­jec­tions et les attentes des autres. Et je crois que c’est très impor­tant ça…

Quel était votre rap­port à l’école ?
F. D. : Je pense que l’école contri­bue à plein de choses dans notre construc­tion. Moi, j’étais ce qu’on appelle une bonne élève, mais je n’étais pas dis­ci­pli­née. Donc là encore, j’étais un peu à côté. Car je n’étais ni la bonne élève bien sous tous rap­ports, ni la cancre. Mais ces bons résul­tats me pla­çaient dans une sorte de devoir de réus­site et d’excellence, que je res­sen­tais par­tout, tout le temps. Sauf à l’intérieur du cocon fami­lial. Mais ce devoir de réus­site ne se situait pas du côté de l’écriture. Comme Fatima, la nar­ra­trice de mon roman, je suis faite de nuances et j’ai com­po­sé avec ce qu’on m’a pro­po­sé. Mais bon, l’école c’est violent, on ne se sent pas à sa place, on nous for­mate, on nous « essentialise ».

« Mon édi­trice m’a par­lé de lit­té­ra­ture et de mon texte comme j’avais envie qu’on m’en parle : du rythme, de la phrase, de com­ment ça frappe »

Et ce texte-​là, La Petite Dernière, com­ment est-​il arri­vé ?
F. D. : J’ai pos­tu­lé au mas­ter de lettres en pré­sen­tant un pro­jet d’écriture. J’écrivais à par­tir des tableaux hyper­réa­listes d’une peintre que j’avais ren­con­trée à Trouville. En inté­grant le mas­ter, je me suis dit que ce projet-​là était fina­le­ment un peu éloi­gné de ce que j’avais envie de faire. C’est pour­quoi j’ai com­men­cé un roman épis­to­laire. Qui se rap­pro­chait plus de mon uni­vers et des thèmes qui sont les miens. Les silences, les non-​dits. Mais ce n’est pas non plus l’endroit où ça brillait le plus. Or un jour, avec le groupe du mas­ter, on a tra­vaillé sur des contre-​fictions liées à l’islam. Et on s’était don­né comme consigne d’écriture de par­ler de notre rap­port à l’islam. Évidemment, très dif­fé­rent des uns aux autres. J’étais la seule musul­mane croyante pra­ti­quante et c’était la pre­mière fois que j’écrivais sur ça. Mon groupe m’a dit que ce texte était hyper fort. Et mon ensei­gnant m’a dit : « Il est là, votre pro­jet d’écriture. » Au départ, j’ai répon­du : « Mais vous êtes malade, je suis sur autre chose, ce texte, il reste là. » Finalement, ça a pris de l’ampleur. C’était tel­le­ment fluide que je n’ai pas pu faire autre­ment que de le conti­nuer. J’ai fini mon mas­ter en ren­dant ce texte. Et pen­dant ma sou­te­nance, dans le jury, il y avait celle qui est deve­nue mon édi­trice. Le len­de­main, elle m’a écrit pour me dire qu’elle vou­lait me publier. J’ai flip­pé, donc je ne lui ai pas répon­du. Je suis par­tie en vacances. Elle m’a appe­lée, je lui ai dit que c’était trop tôt, que je devais lais­ser repo­ser, que je la recon­tac­te­rais en sep­tembre. Je ne l’ai pas fait, elle m’a recon­tac­tée, on s’est vues. Et j’étais très contente, car elle m’a par­lé de lit­té­ra­ture et de mon texte comme j’avais envie qu’on m’en parle : du rythme, de la phrase, de com­ment ça frappe. De ce que ça raconte. J’étais en sécu­ri­té, et voi­là où on en est aujourd’hui !

Comment avez-​vous ren­con­tré Virginie Despentes ?
F. D. : Je l’ai ren­con­trée pen­dant mes années de mas­ter. Elle était inter­ve­nante. Elle est venue par­ler de son par­cours. Et le jour de sa venue, on a pu boire des coups après avec elle. C’était au moment où j’étais en train d’écrire ce pre­mier texte. Je lui ai dit que j’allais l’arrêter. Et elle m’a dit : « Non, il faut pas arrê­ter, car moi, je pense à telle et telle per­sonne, tel ou telle ami·e, à qui ça va faire grand bien. » Elle m’a lais­sé son mail pour qu’on puisse échan­ger. Ce qu’on a fait. Et mon édi­trice lui a envoyé mon texte. Mais j’essaie de désa­cra­li­ser. Quand j’ai lu King Kong Théorie, ça a bou­le­ver­sé ma vie. Quand j’ai ren­con­tré Virginie Despentes, ça m’a aus­si bien aidée, bien trou­blée, bien per­mis de répondre à cer­tains trucs. J’accueille ça avec joie, mais ça fout la pres­sion, c’est sûr. Mais j’arrive à juste savou­rer d’avoir cette chance.

Vous vous défi­nis­sez comme une fémi­niste inter­sec­tion­nelle ?
F. D. : J’ai com­men­cé à m’y inté­res­ser au lycée. Très pro­gres­si­ve­ment. Pour ten­ter d’intégrer Sciences Po, j’avais bos­sé sur une revue de presse et sur la péna­li­sa­tion des clients de pros­ti­tuées. C’est le moment où j’ai com­men­cé à réflé­chir aux ques­tions de genre, à qui je suis avec mes dif­fé­rences d’identité, etc. Et moi, j’étais tout le temps dans la reven­di­ca­tion. Je deman­dais tout le temps : pour­quoi on parle comme ça aux gar­çons en classe, pour­quoi on féli­cite plus les mecs que les filles. Pourquoi on nous situe tout le temps à des endroits où on ne se situe pas for­cé­ment. Ensuite, il y a eu un second temps où je me suis ques­tion­née par rap­port à mon homo­sexua­li­té, au fait que j’étais une femme, mais que je ne ren­trais pas for­cé­ment dans ce qu’on appelle la fémi­ni­té. Je n’avais pas l’impression d’être ce qu’on appelle une femme ou une fille. Et notam­ment par rap­port au fait que j’étais musul­mane. Donc, je cher­chais un fémi­nisme dans lequel je pou­vais être toutes ces per­sonnes à la fois, toutes ces iden­ti­tés, sans faire de choix. Et c’est l’histoire de La Petite Dernière, fina­le­ment. Je n’ai pas essayé d’écrire un roman lié au fémi­nisme inter­sec­tion­nel. Mais en même temps, la nar­ra­trice essaie d’épouser toutes ces iden­ti­tés. Et pour moi, c’est ça le fémi­nisme inter­sec­tion­nel. C’est quel fémi­nisme tu portes pour pou­voir être la per­sonne que tu as envie d’être. Et te sen­tir libre. Sans devoir renon­cer à l’une de tes iden­ti­tés. Pour le dire clai­re­ment, je suis une femme les­bienne, musul­mane, qui vient des quar­tiers popu­laires. On accu­mule des dis­cri­mi­na­tions. Alors, à un moment don­né, la ques­tion est : quelle est la place que tu prends ? Quelle est la place qu’on te laisse ? Et pour moi, c’est impor­tant aujourd’hui de nom­mer les choses.

« Je vou­lais racon­ter des choses qui concernent tout le monde, à savoir les ques­tions d’identité. De tra­vailler la com­plexi­té, le trouble, les silences, les non-dits »

La nar­ra­trice s’appelle Fatima Daas, mais c’est aus­si le nom de l’autrice. Et pour­tant, c’est un roman…
F. D. : J’ai signé avec ce pseu­do Fatima Daas, qui est en effet le nom de la nar­ra­trice. Et non pas mon vrai nom. Ça a l’air d’être une auto­bio­gra­phie et quelque part, je joue là-​dessus. Mais ce n’est pas ma vraie iden­ti­té. Bien sûr, cette his­toire me res­semble. Elle ne m’est pas étran­gère. Pour autant, je n’ai pas essayé de racon­ter ma vie. Ça ne m’intéresse pas de racon­ter la véri­té. Mais je vou­lais racon­ter des choses qui concernent tout le monde, à savoir les ques­tions d’identité. De tra­vailler la com­plexi­té, le trouble, les silences, les non-​dits. Mais la « petite der­nière », ça peut aus­si très bien être le petit der­nier d’une famille catho­lique tra­di­tion­nelle. J’essaie un peu de me déta­cher des éti­quettes. Moi, ce que j’ai essayé de faire, c’est de la lit­té­ra­ture. Mais on peut dire que c’est de l’autofiction, si vous vou­lez. C’était néces­saire et urgent pour moi d’écrire ce texte. J’étais obli­gée d’écrire ça. Et pas autre chose. Comment se défaire ou ne pas se défaire de ces contradictions ?

Et pour­quoi avoir choi­si un pseu­do, alors ?
F. D. : Je l’ai choi­si pour por­ter cette his­toire entiè­re­ment. Et puis parce que j’avais envie de pro­té­ger les miens. Ou de me pro­té­ger moi-​même. Et de me mettre un peu à l’écart de ce « je » personnage.

Dans votre roman, l’imam que ren­contre l’héroïne n’est pas très récep­tif à ses ques­tion­ne­ments. Est-​ce com­pli­qué d’être les­bienne et musul­mane ?
F. D. : J’en suis au point de bri­co­lage. De toute façon, je bri­cole dans tout. Avec mon rap­port à la sexua­li­té comme avec mon rap­port à la reli­gion. Et ça, ce sera toute la vie. Je fais avec ce que je peux en étant tan­tôt tour­men­tée, tan­tôt très heu­reuse. Mais à aucun moment ça ne remet en ques­tion ma foi. Mais bon, ça fait souf­frir, ça fait du mal. Y a rien de simple dans aucune rela­tion, et cer­tai­ne­ment pas dans la rela­tion à Dieu. Mais c’est inté­res­sant d’être au plus proche de cette com­plexi­té. Quand on est croyant, il y a des moments où on est super heu­reux, car on se sort la tête de l’eau et c’est ce qui nous per­met de nous réveiller chaque matin, d’autres moments où c’est très dif­fi­cile. Surtout quand on a d’autres iden­ti­tés qu’on n’arrive pas for­cé­ment à com­bi­ner parce qu’on nous dit que ce n’est pas pos­sible. Et donc on cherche l’endroit où on peut être, alors que c’est contra­dic­toire pour tout le monde. Et peut-​être aus­si pour soi parce que soi, c’est aus­si les autres.

Et assu­mer son homo­sexua­li­té quand on vit dans un quar­tier popu­laire ?
F. D. : Je ne peux par­ler que de mon expé­rience. Je ne peux pas dire pour tous les quar­tiers. Ce que je peux dire, c’est que moi, je l’ai vécu dans le silence à l’adolescence parce que je n’avais pas de repré­sen­ta­tions. Ni dans la vie, ni à la télé, ni nulle part en fait. C’était tabou à la mai­son, dehors. J’avais l’impression que j’étais la seule. Que j’étais bizarre, que j’étais à côté et qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas en moi. Ce qui peut être lié à la ban­lieue, mais qu’on peut voir aus­si dans plein d’autres milieux, c’est ce non-​dit, ce silence. Ce tabou et peut-​être aus­si cette pudeur. Mais aujourd’hui, je tra­vaille à Clichy-​sous-​Bois. Je connais pas mal de monde ici, les gens savent que je suis les­bienne, et il n’y a aucun pro­blème. On peut en par­ler, on peut en rire par­fois. Là où je trouve que ça peut être violent par moments, c’est jus­te­ment qu’on puisse remettre en cause le fait que je sois les­bienne et musul­mane. Mais ça, ça existe dans d’autres milieux. Et pas qu’en banlieue.

114 la petite derniere fatima daas editions noir sur blanc

La Petite Dernière, de Fatima Daas. Les Éditions noir sur blanc/​Coll. Notabilia, 192 pages, 16 euros.

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