On ne présente plus Claude Ponti. Auteur de plus de quatre-vingts livres, le père de Blaise, le poussin masqué (dont les nouvelles aventures ont débarqué en librairies le 27 mars) accompagne les jeunes lecteurs·rices depuis près de quarante ans avec ses œuvres pleines de fantaisie, de jeux de mots et de profondeur. Littérature jeunesse, enfance, #MeToo… À l’occasion de la Journée mondiale du livre pour enfants, Causette lui consacre un grand entretien. Ou, pour le dire façon Ponti, un “grand temps Treutien”.
Causette : Depuis la publication de votre premier album jeunesse, en 1986, vous vous êtes imposé comme un auteur à succès et même, disons-le, comme un monument du genre. Adolescent, pourtant, vous vous rêviez en “peintre maudit”…
Claude Ponti : C’est vrai qu’à l’époque, mes modèles, c’était Van Gogh, Modigliani, etc. Des gens qui avaient eu un peu de mal dans leur vie. Et ça me paraissait évident que ce sont quand même des métiers très difficiles. En plus, comme mes parents étaient archi contre, j’avais la démonstration que c’était difficile tous les jours.
À votre avis, quel regard porterait l’adolescent que vous étiez sur votre réussite dans la littérature jeunesse ?
C. P. : J’ai quand même beaucoup de respect et d’affection pour moi-même. Et je pense qu’il serait content. Par forcément parce qu’il verrait ça comme une réussite, mais parce que par rapport à beaucoup de gens, j’ai l’extrême, extrême plaisir et privilège de faire ce que j’aime et d’aimer ce que je fais. Je sais que j’ai beaucoup de chance.
Depuis bientôt quarante ans que vous publiez des livres pour la jeunesse, vous n’avez jamais eu envie de faire autre chose ?
C. P. : Non. Quand je suis arrivé à Paris, j’ai fait de la peinture, de la gravure. J’étais et je suis probablement encore quelqu’un qui ne sait pas apprendre dans les endroits faits pour ça, donc j’ai appris tout seul. Pour vivre, j’ai fait le coursier dans un journal qui, pour ma chance, était L’Express. Après, ils m’ont demandé de faire des dessins. Donc j’ai eu un métier alimentaire qui est devenu un métier très intéressant, qui était de faire du dessin de presse. À un moment, ma fille est arrivée et j’ai décidé de faire un livre pour elle. Je voulais lui faire un cadeau archi personnel. Finalement, ce livre a été publié [Le livre d’Adèle, 1986], puis d’autres. Un jour, un ami est venu à la maison et s’est étonné que les tableaux que j’avais commencés, presque deux ans avant, soient toujours là. En fait, je m’étais arrêté de peindre sans m’en rendre compte. C’est la preuve, probablement, que ça ne m’a jamais manqué.
C’est vrai aussi que mes rapports avec le monde de l’art étaient assez difficiles. Être exposé en galerie, voir un tableau ou un dessin, très personnel, être acheté par quelqu’un que je trouve absolument “débectable”, c’est extrêmement douloureux. Et l’idée que je vendais trois sous un tableau à quelqu’un qui trente ans après le vendrait des millions – je plaisante, mais c’est un peu ce qu’ils ont dans la tête… À mon premier livre, j’ai eu à rencontrer des enfants qui l’avaient lu. Et tout d’un coup, j’étais à ma place. Les enfants sont extrêmement directs, il y a chez eux une sincérité, une évidence, aucune ambiguïté dans ce qu’ils vous disent. C’était extrêmement satisfaisant. Et puis la question d’argent disparaissait : si vous faites des œuvres d’art, elles sont censées prendre de la valeur ; moi, mes livres, il suffit de ne pas augmenter le prix. Je me sens bien avec ça.
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Vous êtes souvent revenu sur votre enfance douloureuse, marquée par les violences et l’inceste. Rétrospectivement, qu’est-ce qui vous a permis de vous en relever et, peut-être, de dépasser vos traumas ?
C. P. : Maintenant, je sais répondre. C’est très simple et parfaitement injuste : il s’est trouvé que, tout petit, je dessinais déjà plutôt bien. Et c’était reconnu par les gens qui me faisaient du mal par ailleurs. Ce qui fait que j’avais une forteresse. Un endroit valorisant où je pouvais me réfugier, où je savais que j’étais quelqu’un, où je savais ce que j’avais à faire. C’est une chance incroyable que j’ai eue. Quand des gens qu’on aime et qui nous aiment – ou qui le disent – nous font un mal incroyable, c’est extrêmement difficile à supporter. Moi, j’avais le dessin et la peinture.
La naissance de votre fille vous a, dites-vous, “retourné comme un gant”, jusqu’à changer le “pessimiste” que vous étiez en “optimiste décisionnaire”. Qu’est-ce qu’un optimiste décisionnaire et comment cela s’est-il traduit dans votre vie ?
C. P. : Avant, je peignais et je dessinais la survie dans la contrainte, le désespoir, le viol, l’écrasement, la déliquescence, etc. Et là… Il y a d’abord eu une étape : l’acceptation d’avoir un enfant. Je me suis rendu compte qu’il n’y avait aucune raison pour, aucune raison contre. Que c’est l’espèce, c’est la vie, c’est la puissance. Cela dit, comment on fait quand on considère que le monde est invivable ? C’est tout con, je me suis dit : voilà, je suis du côté de ceux qui participent à la mise au monde d’un enfant, donc il faut que je trouve un moyen de faire qu’il soit un petit peu mieux, le monde. L’enfant, il est parfait, lui [rires].
Voilà près de quatre décennies que vous écrivez pour les enfants. Avez-vous le sentiment qu’au fil des générations et des évolutions de la société, l’enfance a fondamentalement changé ?
C. P. : Si je ne considère que mon milieu relationnel et socioculturel, il y a d’évidentes améliorations : des attentions plus profondes envers les enfants, un respect de la mère et de la grossesse beaucoup plus important… Donc, oui, il y a des progrès. Qui sont limités et circonstanciels.
Il y a aussi une forme de prise de conscience. Par exemple, ayant vécu l’inceste et le viol, je savais que ça existait. Et c’était quand même compliqué à vivre pour moi dans les années 1960, où il y avait une libération sexuelle de folie. Souvent, quand j’en entendais parler, en particulier par des gens qui trouvaient ça normal – y compris Françoise Giroud qui disait, chez Pivot, qu’il n’y avait pas de mal à aimer les petits garçons –, j’étais juste dans le trouble et dans la gêne. C’est le long chemin de réussir à le dire, de réussir à ce que d’autres parviennent à le dire, qui, tout d’un coup, fait que ça prend une valeur de réalité. De même que je pouvais très bien savoir qu’un certain nombre de femmes se faisaient assassiner par des conjoints ou des ex, mais le jour où, sur les réseaux sociaux, sont apparus leurs noms, ça avait tout d’un coup une autre réalité.
Donc oui, il y a des changements. Mais est-ce que je les ai tous perçus ? Au bon moment ? D’autant que, comme le dit Virginie Despentes, je suis un enfant du patriarcat. Donc réussir à tout reconsidérer… C’est parfois un peu compliqué. Comme on a un certain âge, on n’est pas dans tous les mouvements qui se développent. Parfois, on échappe à des notions de vocabulaire – qui impliquent, évidemment, des changements de paradigme. Cela dit, #MeToo, pour moi, ça a été extraordinaire. Parce que, quoi que j’aie pu croire que je savais de moi, j’en ai appris plus grâce à ces femmes.
Ces changements de société se retrouvent-ils dans votre façon de raconter des histoires ?
C. P. : Pas vraiment. En ce qui me concerne, je ne sais pas travailler sur un thème ou une idée. Si je me dis “je vais faire un livre sur la mort”, je n’y arriverai pas. J’ai souvent une histoire que je trouve intéressante et, dedans, se mettent des choses qui viennent de moi et qui ont parfois, justement, un rapport à la mort, à la souffrance, etc. Mais au moment où je le fais, je ne le verbalise pas. Je fais la chose qui, je sens, doit être là. L’histoire, c’est la cheffe. Par contre, avec le recul, je vois une cohérence dans mon travail, quelque chose de plus construit que je ne le croyais.
Vous dites qu’on peut “à peu près parler de tout aux enfants et pas n’importe comment”. Vous qui n’hésitez pas à évoquer des sujets difficiles (la mort, l’abandon, la pauvreté, la maltraitance…), y en a‑t-il certains que vous avez déjà préféré ne pas aborder ?
C. P. : C’est à la fois une question bateau et archi difficile. Avec les enfants, je considère qu’il faut être vrai, sincère, ne pas mentir, en tout cas en littérature. Édulcorer au point de raconter des choses qui donnent l’idée que le monde est merveilleux, qu’on y est en sécurité absolue, c’est insensé. Donc il faut trouver l’équilibre qui permet d’en parler, de suggérer. Cela dit, il y a une part à laquelle je ne peux rien : c’est qu’aucun enfant n’est le même. Et la première chose à faire en tant que parent, c’est de mesurer les capacités de compréhension de son enfant avant de lui mettre un livre dans les mains. La question de savoir ce qu’on peut dire ou pas est aussi liée à la conviction qu’il y a des âges définis pour leur dire certaines choses et pas d’autres.
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Parfois, cette question, c’est aussi celle de comment construire le personnage ou le petit objet auxquels l’enfant peut s’identifier. L’un des intérêts d’un livre, c’est qu’une scène un peu difficile, on tourne la page, on revient en arrière, on la relit. Je pense qu’il vaut mieux faire un personnage auquel on peut s’identifier, mais duquel on peut aussi immédiatement se “désidentifier”. En fait, la réponse à cette question est immense. À partir du moment, aussi, où on ne cherche pas à inculquer sa propre philosophie politique, religieuse, etc. Ce qui est quand même très difficile. Même si j’essaie de faire en sorte que non.
Qu’est-ce que vous espérez transmettre aux enfants à travers vos livres ?
C. P. : Plus ça va, plus je suis conscient du fait que je travaille pour des personnes en train de se construire. Et ce que j’espère, c’est qu’elles aient plus de moyens de le faire, d’être le plus elles-mêmes – sans être dans le cliché stupide des années 1970 “sois toi-même”. Faire en sorte que le monde leur soit accessible, qu’elles aient les moyens de pouvoir faire leurs choix et de savoir que toutes les batailles sont livrables. Que l’enfant ait confiance en lui ou en elle.
En 2009, vous avez d’ailleurs cocréé le Muz, le musée en ligne des œuvres d’enfants…
C. P. : Il ne s’agit pas de faire une collection de photos d’œuvres d’enfants qu’on met sur le frigo parce que nos enfants sont formidables, mais de montrer que des adultes considèrent certains de leurs travaux – on ne les prend pas tous – comme aussi extraordinaires que ceux d’adultes. Que les enfants puissent voir le travail d’autres enfants et savoir qu’on peut trouver toutes ces choses intéressantes.
Par le passé, vous avez expliqué que c’est “la rage” qui vous a fait vous en sortir et qu’elle était toujours là. Qu’est-ce qui vous met en rage, aujourd’hui ?
C. P. : Disons qu’il n’y a pas grand-chose qui ne me met pas en rage. La conscience que cette planète roule vers l’abîme, que les puissances politiques, économiques et religieuses ne font rien, que les jeunes générations sont confrontées à un monde qui va à sa perte… Je fais partie des couillons qui avaient 20 ans en 68 – l’autre siècle [rires]. C’était un monde ouvert, ultra positif. Aujourd’hui, le monde est terrifiant et tous ces adultes au pouvoir ne prennent pas la mesure de ces choses. Ils n’en ont rien à foutre. Ça fout en rage. Comme quand on lit des histoires de femmes qui dénoncent leur mari qui pratiquent l’inceste sur un enfant, que certains juges mettent trois ou quatre ans à répondre ou remettent l’enfant au père en accusant la mère de manipulation. Ça me tue. Et ça me fout en rage, effectivement.
Depuis des mois, vous tweetez quasi quotidiennement votre soutien à la première Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants), dont l’absence est “un crime”, écrivez-vous. Quels sont vos liens avec cette première commission et pourquoi tenez-vous autant à son rétablissement ?
C. P. : Le juge [Édouard] Durand m’avait contacté pour que j’en fasse partie. Je venais de subir des flashs assez violents – chose que je croyais réglée et qui ne l’était pas – et je lui ai dit que j’étais totalement incapable d’écouter des dizaines et des dizaines de gens raconter leur souffrance. Mais je trouvais qu’il était extrêmement courageux de se battre et j’ai été attaché tout de suite à ce qu’il faisait, avec la coprésidente [Nathalie Mathieu, alors directrice générale de l’association Docteurs Bru, ndlr] et beaucoup d’autres. Je suis aussi en lien avec Muriel Salmona, avec qui on a fait un livret pour les enfants sur les violences. Donc j’ai suivi ça de près.
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Ce qui, malheureusement, est extraordinairement emblématique, c’est qu’ils ont fait un travail remarquable. Ils ont montré la “gigantesquitude” du problème. Évidemment, c’est totalement inacceptable pour un gouvernement qui n’a pas les moyens ni financiers ni intellectuels – surtout intellectuels – de résoudre tous ces problèmes. Alors, ils ont annulé le truc sans le dire. Là, vraiment, ils me mettent la rage. En plus, ces gens mentent cyniquement, effrontément. C’est même pas le gamin qui a la main dans le pot de confiture : c’est le Premier ministre qui est dans le pot de confiture.
Qu’est-ce qui vous apporte de la joie et, peut-être, du bonheur dans la vie ?
C. P. : C’est le nombre de gens qui se battent. Les gens qui se battent contre les méga-bassines. Les femmes qui, en Afghanistan, essaient de faire savoir au monde entier qu’elles ne peuvent même pas aller à l’école. Les gens qui, à Gaza, réussissent à envoyer des infos alors que les journalistes se font dégommer comme au stand de tir. Il y a plein de gens partout qui sont courageux, qui essaient de faire des choses. Et je crois fondamentalement qu’ils y arriveront. Il y a des côtés positifs dont on peut prendre conscience. Typiquement, si les enfants n’avaient pas des qualités extraordinaires de survie, il n’y aurait plus d’humanité, depuis longtemps. Moi, ça me donne de l’espoir. Parce que je sais que ça ne meurt pas, cette capacité de surmonter les choses. Hélas, les gens qui en profitent le savent aussi. Mais c’est presque un combat loyal. Presque.
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À l’aise, Blaise !, de Claude Ponti, L’école des loisirs, 20 euros.
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