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©Sebastien Soriano

Inceste : “J’ai deman­dé le main­tien de la Ciivise, mais je n’ai aucune réponse à mes demandes”, déplore le juge Édouard Durand 

Mise à jour du 21/09/23 : La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) publie ce jeudi 21 septembre une analyse des 27 000 témoignages reçus en deux ans. Cette dernière révèle que seules 8 % des victimes, qui ont témoigné auprès de la Ciivise ont été crues, écoutées et protégées.

Dans une tribune publiée dans Le Monde, ce jeudi, un collectif d’une soixantaine de personnalités, parmi lesquelles Emmanuelle Béart, Vanessa Springora et Anna Mouglalis, exhorte Emmanuel Macron à maintenir la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), qui doit rendre prochainement ses conclusions finales. Son coprésident, Édouard Durand partage auprès de Causette ses craintes de voir cet espace essentiel fermer ses portes… et ses oreilles.

Alors que la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) s’apprête à rendre, le 20 novembre prochain, ses conclusions finales, une question se pose. Que deviendra ensuite cet espace de parole qui a permis de révéler, depuis sa création, l’ampleur de l’inceste et des violences sexuelles faites aux enfants en France ?

Mise sur orbite par le gouvernement en janvier 2021 à la suite de la déflagration que fut la publication du livre La Familia grande, de Camille Kouchner, et du déferlement de témoignages sous le hashtag #MeTooInceste qui a suivi, la Commission indépendante a recueilli depuis 27 000 témoignages, mais a aussi formulé des dizaines de propositions en vue de l’élaboration de politiques publiques de prévention et de lutte contre les violences sexuelles faites aux enfants. Elle a également permis d’offrir des moments de catharsis collective à travers des réunions publiques organisées chaque mois dans de grandes villes françaises.

En avril dernier, nous avions justement assisté à la première réunion organisée en banlieue parisienne, à Bobigny. L’occasion de se rendre compte de l’importance et de la nécessité d’offrir une écoute officielle, mais aussi un espace de dialogue entre les victimes. Et les souvenirs de cette soirée sont toujours exacts. Après deux heures de témoignages, une femme avait crié “Et après ?”. La coprésidente Nathalie Mathieu, avait alors répondu être actuellement en train de réfléchir à une suite, expliquant qu’il [était] impossible de baisser le rideau en 2023”. À deux mois de la restitution des conclusions finales, le juge pour enfants et coprésident de la Ciivise, Édouard Durand, dresse, pour Causette, le bilan de ces deux dernières années et partage ses craintes de voir cet espace essentiel fermer ses portes… et ses oreilles.

Causette : Dans une tribune publiée dans Le Monde, ce jeudi 7 septembre, un collectif d’une soixantaine de personnalités, parmi lesquelles l’autrice afropéenne Axelle Jah Njiké, la présidente de la Fondation des femmes, Anne-Cécile Mailfert, ou encore l’actrice Emmanuelle Béart, qui a révélé il y a deux jours avoir été victime d’inceste entre 11 et 15 ans, exhortent Emmanuel Macron à maintenir la Ciivise.
Édouard Durand : Je me réjouis de cette tribune car j’étais, depuis ces dernières semaines, engagé pour le maintien de la Ciivise en me sentant un peu seul. Le maintien de la Ciivise est une évidence qui m’est apparue de plus en plus clairement, alors, que des voix populaires et puissantes se soient regroupées pour exprimer leur solidarité avec les 5,5 millions de femmes et d’hommes qui ont été victimes de violences sexuelles, et notamment d’inceste, dans leur enfance, c’est très beau.

“La moindre des choses que l’on doit aux personnes qui ont été victimes de violences sexuelles, c’est l’écoute, la prévisibilité et la sécurité et non l’incertitude”

En avril dernier, Causette a assisté à une réunion publique à Bobigny et a pu constater à quel point ces initiatives sont nécessaires pour les victimes d’incestes et de violences sexuelles dans l’enfance et les mères dont les enfants le sont. La coprésidente de la Ciivise, Nathalie Mathieu, avait alors expliqué être en train de réfléchir justement à une suite. Qu’en est-il aujourd’hui à deux mois des conclusions finales ? Que va devenir la Ciivise ?
E.D. : À l’heure où je vous parle, le 7 septembre 2023, je n’ai aucune information. J’ai demandé institutionnellement et publiquement dans l’avis du 12 juin 2023 le maintien de la Ciivise parce qu’on ne peut pas éteindre la lumière, on ne peut pas fermer cet espace qui répond à un besoin personnel pour les victimes, mais aussi à un besoin collectif pour la société et donc un besoin politique. Aujourd’hui, je suis inquiet, car je n’ai aucune réponse à mes demandes. Même pas d’accusé de réception. Je n’ai aucune réponse institutionnelle et publique sur le maintien de la Ciivise.
La moindre des choses que l’on doit aux personnes qui ont été victimes de violences sexuelles, c’est l’écoute, la prévisibilité et la sécurité et non l’incertitude. Il n’y a pas besoin d’attendre le rapport du 20 novembre pour pouvoir se rendre à l’évidence que la commission doit être maintenue. Il faut maintenir les modalités de témoignages qui ont été créées le 21 septembre 2021, en continuant de les associer à la préconisation de politiques publiques et à l’évaluation de leur mise en œuvre.
Il est impossible, comme les institutions le font trop souvent, de dire une fois de plus : “Vous avez eu le temps nécessaire pour parler, vous n’en avez pas profité, maintenant tant pis pour vous.” Car c’est ça fermer la Ciivise, c’est tenir à nouveau ce discours aux victimes alors même qu’il y a un besoin extrêmement vif qui s’exprime encore. Lors des réunions publiques qui ont lieu chaque mois, à chaque fois des personnes nous disent “Quand viendrez-vous dans telle autre ville ?”. Le besoin est immense. C’est pourquoi ces réunions doivent être maintenues. Parce que le temps est trop court, le déni étant très installé dans les mentalités individuelles et collectives, fermer cet espace, où la parole des victimes est légitime, c’est donner le champ libre au déni. Ces réunions sont l’expression la plus visible, la plus expressive des violences sexuelles faites aux enfants et de leurs conséquences sur les victimes.

Depuis le lancement de son appel à témoignages en septembre 2021, la Ciivise a recueilli 25 000 témoignages et les réunions publiques organisées chaque mois dans de grandes villes de France ont à chaque fois affiché complet. À deux mois du rendu de vos conclusions finales, le 20 novembre prochain, quel bilan dressez-vous aujourd’hui de ces deux ans et de cette libération massive de la parole ?
E.D. : Ce qu’on peut dire, c’est tout d’abord que le nombre de témoignages reçus, qui est considérable, démontre que la Ciivise répond à un besoin. Un besoin qui préexistait, qui s’exprimait déjà, historiquement, depuis que le premier enfant a été victime d’inceste ou de toute autre violence sexuelle, mais auquel personne n’avait jusque-là répondu. Ce besoin, c’est un besoin de reconnaissance par la parole. C’est cela la Ciivise : la fidélité à la parole donnée. L’inceste et toutes les violences sexuelles faites aux enfants sont toujours une manière d’écraser le langage et de réduire au silence. En permettant aux victimes de témoigner, le langage reprend ses droits.
Il faut rappeler que le Ciivise n’est pas un tribunal, ce n’est pas un centre de soins ou un service social. C’est une instance publique et indépendante qui est, par elle-même, un espace qui répond au besoin de reconnaissance par la parole.

Le nombre de témoignages le montre : la Ciivise a révélé l’ampleur des violences sexuelles faites aux enfants. Selon vous, la société française a-t-elle, pour autant, suffisamment pris conscience de cette ampleur ?
E.D. : D’un certain point de vue, la réponse est non. L’histoire de l’inceste, l’histoire des violences sexuelles faites aux enfants, c’est l’histoire d’un refus collectif de voir et d’entendre. Donc ce n’est pas en trois ans qu’il est possible d’inverser totalement un positionnement collectif. Mais il y a une prise de conscience qui s’est opérée grâce aux mouvements associatifs, grâce à la littérature et aux témoignages des victimes, grâce à la commission Sauvé sur les abus sexuels dans l’Église [Ciase, ndlr], et à la Ciivise. Tout cela a produit, dans l’état de conscience collective, une impossibilité : il n’est plus possible de faire comme si cela n’existait pas. Un cran a donc été franchi, mais il reste du chemin. Il faut d’une part continuer à recueillir la parole des victimes et restaurer le primat du langage sur la violence, ce sont les missions de la Ciivise, mais aussi permettre aux enfants de grandir en sécurité, c’est-à-dire protéger les enfants victimes de violences sexuelles et se donner les moyens d’une réelle prévention.


“Nous rendrons visible, audible et pensable la réalité des violences sexuelles faites aux enfants et leurs conséquences sur la vie d’adulte ainsi que la réalité de la dangerosité des pédocriminels”

Lors de la création de la Ciivise, Emmanuel Macron avait déclaré aux victimes d’inceste et de violences sexuelles dans l’enfance : “On est là. On vous écoute. On vous croit. Et vous ne serez plus jamais seules.” Deux ans et demi plus tard, trouvez-vous que le gouvernement a pris les mesures nécessaires pour lutter contre les violences sexuelles faites aux enfants ? Dans la Tribune du Monde, le collectif regrette par exemple qu’il faille attendre que des personnalités témoignent publiquement des violences qu’elles ont vécues pour que “les responsables publics prêtent l’oreille”.
E.D. : La protection de l’enfance et la lutte contre les violences faites aux enfants doit devenir une politique publique de premier plan. Ça n’est pas encore le cas. Nous n’accordons pas l’importance que nous devons accorder au développement des enfants, à leurs besoins fondamentaux et à leur sécurité. Ce qui est tragique. Il faut cependant reconnaître les progrès qui ont été faits dans les politiques publiques sur les violences conjugales, les violences sexuelles et les violences sexuelles faites aux enfants. En ce qui concerne ces dernières, les mesures annoncées par le gouvernement ont à chaque fois étaient prises dans les listes de préconisations de la Ciivise publiées en octobre 2021 et en mars 2022. Je m’en réjouis, cela veut dire que la Ciivise remplit bien sa mission.

En septembre 2022, vous aviez justement appelé le gouvernement et les parlementaires à adopter cinq mesures d’urgence contre les violences sexuelles : le repérage systématique, la création d’une cellule de soutien pour les professionnel·les en contact avec les enfants, le remboursement des soins spécialisés en psychotrauma, des moyens renforcés pour la lutte contre la cyberpédocriminalité et le lancement d’une grande campagne nationale. Qu’en est-il ?
E.D. : La grande campagne nationale doit être diffusée prochainement, j’en suis heureux. Quant aux autres préconisations, il faut qu’elles soient mises en œuvre le plus rapidement possible. Chaque jour de moins dans leur mise en place se traduit par des enfants qui ne sont plus en danger, mais qui sont protégés.

La Ciivise doit rendre ses conclusions finales en novembre. Pouvez-vous nous donner quelques axes, chiffres ou recommandations qui en feront partie ?
E.D. : Je ne peux pas, mais comme je vous l’ai dit, la mission de la Ciivise est la fidélité de la parole donnée. Nous serons fidèles à cet engagement en restituant les témoignages que nous avons reçus. Nous rendrons visible, audible et pensable la réalité des violences sexuelles faites aux enfants et leurs conséquences sur la vie d’adulte ainsi que la réalité de la dangerosité des pédocriminels. Nous ferons également des préconisations sur les quatre axes fondamentaux du travail de la Ciivise : le repérage, le traitement judiciaire, la réparation, incluant le soin et la prévention. Et j’ai toujours bon espoir que ce rapport ne soit qu’un rapport intermédiaire !

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