“Culture du viol”, “femme soumise”… Les lectrices féministes de dark romance sont tiraillées entre les valeurs qu’elles portent et le plaisir – parfois coupable – qu’elles prennent à leurs lectures.
“Si je reste une minute de plus avec toi, soit je te tue, soit je te démonte sur ce putain de canapé !” Cette citation, prononcée par le héros du premier tome de la saga Captive, de l’écrivaine algérienne Sarah Rivens, hérissera les unes autant qu’elle fera frissonner de plaisir les autres. D’ailleurs, les chiffres de vente de cette série emblématique du genre dark romance parlent d’eux-mêmes : le second tome de Captive s’est hissé en haut du classement des ventes en France en janvier de l’année dernière, lui valant la 22e place des livres les plus vendus en 2023 dans l’Hexagone. La dark romance, ce sont ces romans qui mettent en scène des relations romantiques et sexuelles majoritairement hétérosexuelles, mais toxiques et parfois interdites, souvent situées dans l’univers interlope du crime organisé. Si, comme pour la romance, le genre est très largement prisé par des femmes, le succès actuel révèle une surprise : parmi les lectrices accros, on trouve aussi des femmes qui se revendiquent féministes.
“Parfois, quand je prends du recul sur mes lectures, je me pose des questions en me demandant si je suis vraiment féministe”, confie à Causette Charlie, booktokeuse aux 10 000 abonné·es. Sur son compte Tiktok @charliiiee, elle partage ses avis et conseils de lecture, dont de nombreux recommandent des livres estampillés dark romance. Elle invite, entre autres, à lire la saga Vila Emilia, d’élodie Faiderbe, une de ses “dark romance préférées” dans laquelle “une jeune orpheline est recueillie par un Lord qu’elle veut tuer car il avait massacré toute sa famille”. Sur TikTok, elles sont plusieurs, comme Charlie, à rire de leur ambivalence en partageant des vidéos inspirées de trends virales. Une certaine @jujuxhisbook évoque ainsi “un combat intérieur” entre ses idées féministes et sa passion pour les romans dans lesquels l’héroïne est malmenée. Une autre, @wonder_elb, rend compte de ses contradictions en interprétant à l’écran des “lectures féministes” refusant de cohabiter avec l’ennemie dark romance.
Une “dimension contestatrice”
Si ces jeunes femmes partagent leurs conflits intérieurs, c’est que ce genre littéraire est souvent accusé de faire l’apologie des violences de genre et de prôner la culture du viol. Sur son compte TikTok, l’influenceuse littéraire @venomglazed définit la dark romance comme “un genre livresque qui se doit d’être condamné”. Dans une vidéo publiée en novembre 2023, qui comptabilise aujourd’hui près de 100 000 vues, elle affirme que la dark romance “objectifie la femme et glorifie les organisations criminelles” et qu’elle romantise et banalise “des faits condamnables”. Le genre fait débat également dans la presse. Ces romances sombres ont été qualifiées de “sexistes” par Libération ou encore d’“inquiétantes” par Madame Figaro pour les représentations des rapports de domination hommes-femmes qu’elles véhiculent.
En retour, les jeunes féministes se sentent méprisées. Selon Charlie, il existe “des gens [qui] pensent qu’on ne peut pas être féministe et lire de la dark romance”. Elle comprend ces avis et les arguments qui sont parfois “bons”, notamment lorsqu’il est question de la complexité à “concevoir l’idée que l’on puisse aimer lire un livre où la femme est souvent placée comme soumise à l’homme et être féministe”. Elle-même a “de plus en plus de mal” à lire des romans dans lesquels les femmes sont objectifiées sans raison. Car on le sait, notre consommation d’œuvres culturelles influe sur nos représentations amoureuses. Erine, étudiante en médecine, s’en défend auprès de Causette : “Ce n’est pas parce que je lis de la dark romance que je me laisse faire par les mecs. Au contraire, je fais tout pour ne pas reproduire ce que je lis et me faire manipuler.”
Dimitra Laurence Larochelle, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Sorbonne nouvelle, explique à Causette que ces romans proposent un contenu “qui véhicule une vision hégémonique [c’est-à-dire patriarcale, ndlr] des rapports sociaux de genre”. Mais, fait-elle remarquer, “rien ne garantit que les récepteurs de sens [les lecteur·rices] vont décoder un message médiatique de la manière dont les créateurs de contenus le souhaitent”. Ainsi, assure Dimitra Laurence Larochelle, il est tout à fait possible que des lectrices consomment ces ouvrages en leur donnant une interprétation “contre-hégémonique”, d’un point de vue féministe… Jusqu’à trouver dans ces lectures une “dimension contestatrice”.
Des contenus variés
Flora, étudiante en BTS technico-commercial et lectrice férue du genre, explique que ce qu’elle apprécie dans la dark romance, c’est la complexité des personnages et de leurs histoires. Cette féministe convaincue aime “[se] creuser le crâne pour essayer de comprendre ce qui les a amenés à agir ainsi”. De son côté, Erine sélectionne avec soin ses lectures pour assouvir son plaisir pour le genre. Même si elle reconnaît que la dark romance propage parfois la “culture du viol”, elle aime lire des romans dans lesquels la toxicité de la relation s’exerce des deux côtés, rendant l’homme et la femme “égaux” : “Il n’y a pas toujours un enjeu de domination, affirme-t-elle, et je trouve ça dommage que l’on critique autant un genre sans réellement le connaître.” Les deux étudiantes assurent que ce genre littéraire leur permet de rentrer dans la psychologie des personnages – qu’il s’agisse des femmes victimes ou des hommes bourreaux – pour mieux appréhender les rapports de domination, et finalement les déconstruire.
De la dark romance, on en trouve pour tous les goûts : des hommes violents, des séquestrations, des gangs mafieux, mais aussi… des femmes badass ! Alexandra Kean, autrice française de la trilogie à succès Set Me Free (qui raconte la relation entre une femme invulnérable et un homme tortionnaire), assure à Causette que dans ses romans “il n’y a rien de problématique, ni au niveau du féminisme, ni dans les relations entre [ses] héros et [ses] héroïnes”. Elle ajoute être “consciente de la représentation des femmes dans [ses] livres”. Ses protagonistes femmes sont toujours “très affirmées”, et s’il arrive qu’elles ne le soient pas au début, l’intrigue va se concentrer sur la manière “dont elles vont réussir à s’affirmer sans avoir besoin d’hommes”. Elle l’assure : “Une dark romance peut totalement être féministe.”
Selon Dimitra Laurence Larochelle, c’est aussi l’une des raisons qui expliquent que la dark romance ne rebute pas ses lectrices féministes : si les intrigues se placent toujours dans des lieux “masculins” (où prospère le male gaze, type club de strip-tease), l’histoire, elle, se termine quasi systématiquement par “une victoire féminine” dans laquelle “la femme réussit à faire que l’homme voie le monde comme elle le souhaite”. Ces fins “heureuses” qui renversent les rôles genrés donneraient même une “dimension émancipatrice” à ces romans, témoignant de la “transgression de certains stéréotypes” de genre.
Des jeunes pas assez accompagnées
L’autre problème que pose la dark romance, disponible à profusion sur le média social d’écriture Wattpad, c’est que rien n’empêche un lectorat très jeune et non averti de se retrouver confronté à des scènes choquantes, voire traumatisantes. Erine avait 16 ans et était aux prémices de son éveil féministe la première fois qu’elle a ouvert une dark romance, à base de clubs de strip-tease, d’hommes puissants, de femmes objets et de violences. “J’étais tombée sur la vidéo d’une fille qui présentait le livre Monster, de Cynthia Havendean. Je pense que j’aurais dû être avertie de son atrocité, il y avait des scènes de torture, d’inceste ou même de nécrophilie. Ça m’a traumatisée.”
Pour éviter de traumatiser leurs lectrices adolescentes, certaines autrices usent de trigger warning, ces avertissements prévenant que l’œuvre contient des éléments pouvant déclencher le rappel d’un traumatisme. Alexandra Kean explique à Causette que dans son lectorat Wattpad “la majorité de [ses] lectrices ont entre 13 et 18 ans”. Elle précise écrire des préfaces à ses romans dans lesquelles elle intègre tous les avertissements nécessaires. Mais elle se désole du fait que, parfois, au contraire, ce sont ces trigger warning qui “attirent les lecteurs”.
Charlie considère également que “des filles très jeunes” ne devraient pas “avoir ce genre de livre dans les mains”. Sur son compte TikTok, elle a épinglé une vidéo de prévention pour les plus jeunes : “Même si tu es très mature, tu es en construction de toi-même, et c’est précisément à ce moment-là que tu vas ingérer des normes sociales, comme ce que tu lis ou ce que tu vois à la télé.”
La jeune femme pense tout de même que la popularisation de la dark romance “permet aux femmes de lire ce qu’elles veulent”. Elle explique que, pendant très longtemps, les lectrices “se cachaient et mentaient parce qu’elles avaient honte” de leurs lectures. Selon elle, la propagation du genre permettrait donc une certaine émancipation et serait “libératrice” pour beaucoup de femmes, féministes ou pas.
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