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© Kinga Howard / Unsplash

Dark romance : les fémi­nistes en lisent aussi

“Culture du viol”, “femme sou­mise”… Les lec­trices fémi­nistes de dark romance sont tiraillées entre les valeurs qu’elles portent et le plai­sir – par­fois cou­pable – qu’elles prennent à leurs lectures.

“Si je reste une minute de plus avec toi, soit je te tue, soit je te démonte sur ce putain de cana­pé !” Cette cita­tion, pro­non­cée par le héros du pre­mier tome de la saga Captive, de l’écrivaine algé­rienne Sarah Rivens, héris­se­ra les unes autant qu’elle fera fris­son­ner de plai­sir les autres. D’ailleurs, les chiffres de vente de cette série emblé­ma­tique du genre dark romance parlent d’eux-mêmes : le second tome de Captive s’est his­sé en haut du clas­se­ment des ventes en France en jan­vier de l’année der­nière, lui valant la 22e place des livres les plus ven­dus en 2023 dans l’Hexagone. La dark romance, ce sont ces romans qui mettent en scène des rela­tions roman­tiques et sexuelles majo­ri­tai­re­ment hété­ro­sexuelles, mais toxiques et par­fois inter­dites, sou­vent situées dans l’univers inter­lope du crime orga­ni­sé. Si, comme pour la romance, le genre est très lar­ge­ment pri­sé par des femmes, le suc­cès actuel révèle une sur­prise : par­mi les lec­trices accros, on trouve aus­si des femmes qui se reven­diquent féministes.

“Parfois, quand je prends du recul sur mes lec­tures, je me pose des ques­tions en me deman­dant si je suis vrai­ment fémi­niste”, confie à Causette Charlie, book­to­keuse aux 10 000 abonné·es. Sur son compte Tiktok @charliiiee, elle par­tage ses avis et conseils de lec­ture, dont de nom­breux recom­mandent des livres estam­pillés dark romance. Elle invite, entre autres, à lire la saga Vila Emilia, d’élodie Faiderbe, une de ses “dark romance pré­fé­rées” dans laquelle “une jeune orphe­line est recueillie par un Lord qu’elle veut tuer car il avait mas­sa­cré toute sa famille”. Sur TikTok, elles sont plu­sieurs, comme Charlie, à rire de leur ambi­va­lence en par­ta­geant des vidéos ins­pi­rées de trends virales. Une cer­taine @jujuxhisbook évoque ain­si “un com­bat inté­rieur” entre ses idées fémi­nistes et sa pas­sion pour les romans dans les­quels l’héroïne est mal­me­née. Une autre, @wonder_elb, rend compte de ses contra­dic­tions en inter­pré­tant à l’écran des “lec­tures fémi­nistes” refu­sant de coha­bi­ter avec l’ennemie dark romance.

Une “dimen­sion contestatrice”

Si ces jeunes femmes par­tagent leurs conflits inté­rieurs, c’est que ce genre lit­té­raire est sou­vent accu­sé de faire l’apologie des vio­lences de genre et de prô­ner la culture du viol. Sur son compte TikTok, l’influenceuse lit­té­raire @venomglazed défi­nit la dark romance comme “un genre livresque qui se doit d’être condam­né”. Dans une vidéo publiée en novembre 2023, qui comp­ta­bi­lise aujourd’hui près de 100 000 vues, elle affirme que la dark romance “objec­ti­fie la femme et glo­ri­fie les orga­ni­sa­tions cri­mi­nelles” et qu’elle roman­tise et bana­lise “des faits condam­nables”. Le genre fait débat éga­le­ment dans la presse. Ces romances sombres ont été qua­li­fiées de “sexistes” par Libération ou encore d’“inquié­tantes” par Madame Figaro pour les repré­sen­ta­tions des rap­ports de domi­na­tion hommes-​femmes qu’elles véhiculent.

En retour, les jeunes fémi­nistes se sentent mépri­sées. Selon Charlie, il existe “des gens [qui] pensent qu’on ne peut pas être fémi­niste et lire de la dark romance. Elle com­prend ces avis et les argu­ments qui sont par­fois “bons”, notam­ment lorsqu’il est ques­tion de la com­plexi­té à “conce­voir l’idée que l’on puisse aimer lire un livre où la femme est sou­vent pla­cée comme sou­mise à l’homme et être fémi­niste”. Elle-​même a “de plus en plus de mal” à lire des romans dans les­quels les femmes sont objec­ti­fiées sans rai­son. Car on le sait, notre consom­ma­tion d’œuvres cultu­relles influe sur nos repré­sen­ta­tions amou­reuses. Erine, étu­diante en méde­cine, s’en défend auprès de Causette : “Ce n’est pas parce que je lis de la dark romance que je me laisse faire par les mecs. Au contraire, je fais tout pour ne pas repro­duire ce que je lis et me faire manipuler.”

Dimitra Laurence Larochelle, maî­tresse de confé­rences en sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion à l’Université Sorbonne nou­velle, explique à Causette que ces romans pro­posent un conte­nu “qui véhi­cule une vision hégé­mo­nique [c’est-à-dire patriar­cale, ndlr] des rap­ports sociaux de genre”. Mais, fait-​elle remar­quer, “rien ne garan­tit que les récep­teurs de sens [les lecteur·rices] vont déco­der un mes­sage média­tique de la manière dont les créa­teurs de conte­nus le sou­haitent”. Ainsi, assure Dimitra Laurence Larochelle, il est tout à fait pos­sible que des lec­trices consomment ces ouvrages en leur don­nant une inter­pré­ta­tion “contre-​hégémonique”, d’un point de vue fémi­niste… Jusqu’à trou­ver dans ces lec­tures une “dimen­sion contes­ta­trice”.

Des conte­nus variés

Flora, étu­diante en BTS technico-​commercial et lec­trice férue du genre, explique que ce qu’elle appré­cie dans la dark romance, c’est la com­plexi­té des per­son­nages et de leurs his­toires. Cette fémi­niste convain­cue aime [se] creu­ser le crâne pour essayer de com­prendre ce qui les a ame­nés à agir ain­si”. De son côté, Erine sélec­tionne avec soin ses lec­tures pour assou­vir son plai­sir pour le genre. Même si elle recon­naît que la dark romance pro­page par­fois la “culture du viol”, elle aime lire des romans dans les­quels la toxi­ci­té de la rela­tion s’exerce des deux côtés, ren­dant l’homme et la femme “égaux” : “Il n’y a pas tou­jours un enjeu de domi­na­tion, affirme-​t-​elle, et je trouve ça dom­mage que l’on cri­tique autant un genre sans réel­le­ment le connaître.” Les deux étu­diantes assurent que ce genre lit­té­raire leur per­met de ren­trer dans la psy­cho­lo­gie des per­son­nages – qu’il s’agisse des femmes vic­times ou des hommes bour­reaux – pour mieux appré­hen­der les rap­ports de domi­na­tion, et fina­le­ment les déconstruire. 

De la dark romance, on en trouve pour tous les goûts : des hommes vio­lents, des séques­tra­tions, des gangs mafieux, mais aus­si… des femmes badass ! Alexandra Kean, autrice fran­çaise de la tri­lo­gie à suc­cès Set Me Free (qui raconte la rela­tion entre une femme invul­né­rable et un homme tor­tion­naire), assure à Causette que dans ses romans “il n’y a rien de pro­blé­ma­tique, ni au niveau du fémi­nisme, ni dans les rela­tions entre [ses] héros et [ses] héroïnes”. Elle ajoute être “consciente de la repré­sen­ta­tion des femmes dans [ses] livres”. Ses pro­ta­go­nistes femmes sont tou­jours “très affir­mées”, et s’il arrive qu’elles ne le soient pas au début, l’intrigue va se concen­trer sur la manière “dont elles vont réus­sir à s’affirmer sans avoir besoin d’hommes”. Elle l’assure : “Une dark romance peut tota­le­ment être féministe.”

Selon Dimitra Laurence Larochelle, c’est aus­si l’une des rai­sons qui expliquent que la dark romance ne rebute pas ses lec­trices fémi­nistes : si les intrigues se placent tou­jours dans des lieux “mas­cu­lins” (où pros­père le male gaze, type club de strip-​tease), l’histoire, elle, se ter­mine qua­si sys­té­ma­ti­que­ment par “une vic­toire fémi­nine” dans laquelle “la femme réus­sit à faire que l’homme voie le monde comme elle le sou­haite”. Ces fins “heu­reuses” qui ren­versent les rôles gen­rés don­ne­raient même une “dimen­sion éman­ci­pa­trice” à ces romans, témoi­gnant de la “trans­gres­sion de cer­tains sté­réo­types” de genre.

Des jeunes pas assez accompagnées

L’autre pro­blème que pose la dark romance, dis­po­nible à pro­fu­sion sur le média social d’écriture Wattpad, c’est que rien n’empêche un lec­to­rat très jeune et non aver­ti de se retrou­ver confron­té à des scènes cho­quantes, voire trau­ma­ti­santes. Erine avait 16 ans et était aux pré­mices de son éveil fémi­niste la pre­mière fois qu’elle a ouvert une dark romance, à base de clubs de strip-​tease, d’hommes puis­sants, de femmes objets et de vio­lences. “J’étais tom­bée sur la vidéo d’une fille qui pré­sen­tait le livre Monster, de Cynthia Havendean. Je pense que j’aurais dû être aver­tie de son atro­ci­té, il y avait des scènes de tor­ture, d’inceste ou même de nécro­phi­lie. Ça m’a traumatisée.”

@charliiiee___

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Pour évi­ter de trau­ma­ti­ser leurs lec­trices ado­les­centes, cer­taines autrices usent de trig­ger war­ning, ces aver­tis­se­ments pré­ve­nant que l’œuvre contient des élé­ments pou­vant déclen­cher le rap­pel d’un trau­ma­tisme. Alexandra Kean explique à Causette que dans son lec­to­rat Wattpad “la majo­ri­té de [ses] lec­trices ont entre 13 et 18 ans”. Elle pré­cise écrire des pré­faces à ses romans dans les­quelles elle intègre tous les aver­tis­se­ments néces­saires. Mais elle se désole du fait que, par­fois, au contraire, ce sont ces trig­ger war­ning qui “attirent les lec­teurs”.

Charlie consi­dère éga­le­ment que “des filles très jeunes” ne devraient pas “avoir ce genre de livre dans les mains”. Sur son compte TikTok, elle a épin­glé une vidéo de pré­ven­tion pour les plus jeunes : “Même si tu es très mature, tu es en construc­tion de toi-​même, et c’est pré­ci­sé­ment à ce moment-là que tu vas ingé­rer des normes sociales, comme ce que tu lis ou ce que tu vois à la télé.”

La jeune femme pense tout de même que la popu­la­ri­sa­tion de la dark romance “per­met aux femmes de lire ce qu’elles veulent”. Elle explique que, pen­dant très long­temps, les lec­trices “se cachaient et men­taient parce qu’elles avaient honte” de leurs lec­tures. Selon elle, la pro­pa­ga­tion du genre per­met­trait donc une cer­taine éman­ci­pa­tion et serait “libé­ra­trice” pour beau­coup de femmes, fémi­nistes ou pas.

Lire aus­si I “La Louisiane” : les rai­sons du (gros) suc­cès de la ren­trée littéraire

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