Carole Allamand est autrice. Elle enseigne aussi la littérature contemporaine aux États-Unis, et plus particulièrement l'écriture autobiographique si chère à Annie Ernaux. En apprenant l'attribution du Nobel de littérature à l'écrivaine française, Carole Allamand a contacté Causette pour écrire sur la façon dont, selon elle, Annie Ernaux a renouvelé pratiquement à elle toute seule le genre autobiographique.
![Carole Allamand : "Aucune grande dame de lettres n’aura suscité une telle identification collective qu'Annie Ernaux " 1 EV Annie Ernaux Strega 2016](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/10/EV_-_Annie_Ernaux_Strega_2016-1024x1024.jpg)
En récompensant Al Gore en 2007, Barack Obama en 2009, le jury du prestigieux prix suédois s’opposait à l’Amérique climatosceptique et raciste. Trois mois après la révocation par cette même Amérique du droit à l’avortement, il récompense une écrivaine dont l’œuvre s’est construite sur le droit d’en parler.
En 1974, trois ans après le Manifeste des 343, Annie Ernaux publiait son premier livre, un roman autobiographique dont le noyau – une visite à la faiseuse d’ange, une effroyable fausse couche – sera celui de L’Événement. Sans la détermination de Simone de Beauvoir, autrice du Manifeste, sans le courage des écrivaines qui, comme Marguerite Duras, Violette Leduc, Christiane Rochefort, Françoise Sagan ou encore Monique Wittig, avaient apposé leur signature à une déclaration punissable de prison, Les Armoires vides n'auraient sans doute jamais vu le jour. Et cependant, l’originalité d’Annie Ernaux se mesurait, déjà, à l’écart séparant cette affirmation (« Je me suis fait avorter » ) de la petite sonde rouge qu’une inconnue enfonce dans le ventre de Denise Lesur à la toute première page de ce premier livre. Car il y avait là, en puissance, ce qui allait faire d’Annie Ernaux la figure dominante du paysage littéraire féminin français depuis quarante ans : ne pas déclarer, raconter ; ne pas expliquer, montrer.
En puissance, car on oublie souvent que cette œuvre désormais synonyme de l’autobiographie a débuté par trois romans. Il fallait sans doute ces années d’apprentissage, cette décantation du sujet, pour que la parenté profonde de l’écriture et de la vie s’impose à Annie Ernaux comme elle nous l’imposera depuis, en renouvelant de fond en comble un genre jusqu’ici réservé à l’heure sérieuse des bilans, pour ne pas dire des adieux. L’autobiographie d’un écrivain, avant Annie Ernaux, a toujours relevé de la synthèse, de la récapitulation. Tout compte fait, signe Beauvoir, c’est un genre presque posthume, une histoire de derniers mots. Avec Annie Ernaux, l’écriture de soi devient l’écriture du présent, de l’existence telle qu’elle arrive à chacune et à chacun.
« … peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire. » (Une femme)
Livre après livre depuis La place, la première lauréate française du plus grand prix de la littérature a patiemment, méticuleusement opéré la transfusion de l’ordinaire au sein d’un corpus jusqu’ici réservé à l’extraordinaire. Et au masculin. Longtemps, l’autobiographie a été le terrain exclusif du Grand Homme, sa Geste (militaire, intellectuelle, politique, littéraire). Par définition, les actions et les pensées dont celle-ci se compose échappent à celles et ceux qui en lisent le récit, creusent le fossé entre auteurs et lecteurs.
L’immense popularité des livres d’Annie Ernaux tient au fait qu’ils ont découvert une catégorie tout autre d’événements, jugés non plus d’après les codes (toujours éculés, toujours idéologiques) de la reconnaissance sociale, mais le poids qu’ils ont eu sur une existence. Divorcer, s’occuper de ses vieux parents et, bien sûr, avorter : autant de drames et d’épreuves arbitrairement confinés au champ de la banalité ou de l’intimité, bref, de l’« impubliable ».
« J’ai toujours eu envie d’écrire des livres dont il me soit ensuite impossible de parler, qui rendent le regard d’autrui insoutenable. » (La Honte)
Ceci, on n’a pas manqué de le lui reprocher. Qui dit ordinaire dit aussi vulgaire. Fallait-il nous montrer ce fœtus au fond des toilettes ? Le sexe des amants ? Celui de la mère, sous une chemise d’hôpital relevée ? Oui, parce qu’avant de choquer le lecteur ou la lectrice, ces images ont choqué ou bouleversé l’autrice. Elles ne sont pas gratuites, mais font partie de ces visions avec lesquelles chacun·e de nous doit vivre.
Il en va de même des émotions libérées par les récits d’Ernaux : la passion amoureuse et la déréliction, la jalousie, la honte de classe, l’ennui dans le couple, le désagrément du travail, la peur de mourir (le cancer du sein), autant de thèmes qu’on ne qualifiera de triviaux qu’à se méprendre sur leur universalité. Car l’écriture du moi, chez Annie Ernaux, est toujours celle de l’autre, comme en témoignent les deux récits qui l’ont lancée : un portrait du père, un portrait de la mère. Rien de moins égotiste, de moins individualiste que cette démarche guidée par le désir « de penser et de sentir dans les autres »1.
« À partir du mois de septembre l'année dernière, je n'ai plus rien fait d'autre qu'attendre un homme. » ( Passion simple)
Qui de nous n’a pas rougi à la lecture de cette phrase, et au souvenir de sa propre déraison ? Une amie me répète qu’elle aurait pu écrire La honte : les paires de claques qui envoient voler les lunettes, les toilettes dans la cour, l’école des Sœurs. (Il aurait suffi, assure-t-elle, de remplacer l’épicerie-mercerie-café par une charcuterie). Une autre me dit « C’est l’occupation » pour évoquer l’état dans lequel une rupture l’a laissée. Les récits d’Ernaux sont des miroirs.
Aucune grande dame de lettres n’aura suscité une telle identification collective. La cérébralité de Nathalie Sarraute, le subjonctif imparfait de Marguerite Yourcenar, son exil lointain, la folie de Marguerite Duras ont empêché dirait-on la reconnaissance, au sens littéral du mot. On aime ces romans, ces pièces, on les admire énormément, mais ce n’est pas nous. Serait-ce parce qu’Annie Ernaux est une « immigrée de l’intérieur », une fille d’épiciers normands que rien ne destinait à l’agrégation, encore moins à la gloire littéraire, qu’elle nous parle si fort ? Sans doute.
« Je ne suis pas culturelle, il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir. » (Mémoire de fille)
Qu’une femme qui se trouve aujourd’hui au centre de notre culture puisse déclarer cela a quelque chose de profondément rassurant. Et la vigueur des hommages qui lui sont rendus par des écrivaines depuis jeudi dernier confirment ce rôle d’éclaireuse, puis de passeuse. L’écriture, dit-elle encore dans ce beau récit de 2016, sert à « désenfouir des choses, même une seule… qui puisse aider à comprendre – à supporter – ce qui arrive et ce qu’on fait. » Lire Annie Ernaux, aussi.
![Carole Allamand : "Aucune grande dame de lettres n’aura suscité une telle identification collective qu'Annie Ernaux " 2 Carole Allamand D.R. 1 large](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/08/Carole-Allamand-D.R.-1-large-768x1024.jpg)
Carole Allamand est écrivaine et professeure de littérature à l’Université Rutgers, dans le New Jersey. Son dernier livre, Tout garder, vient de sortir aux Éditions Anne Carrière, 2022. Nous en parlions ici.
Lire aussi I Rentrée littéraire l "Tout garder", de Carole Allamand : autopsie filiale du syndrome de Diogène
- Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Stock, 2003, 44.[↩]