Carole Allamand : "Aucune grande dame de lettres n’aura sus­ci­té une telle iden­ti­fi­ca­tion col­lec­tive qu'Annie Ernaux "

Carole Allamand est autrice. Elle enseigne aus­si la lit­té­ra­ture contem­po­raine aux États-​Unis, et plus par­ti­cu­liè­re­ment l'écriture auto­bio­gra­phique si chère à Annie Ernaux. En appre­nant l'attribution du Nobel de lit­té­ra­ture à l'écrivaine fran­çaise, Carole Allamand a contac­té Causette pour écrire sur la façon dont, selon elle, Annie Ernaux a renou­ve­lé pra­ti­que­ment à elle toute seule le genre autobiographique. 

EV Annie Ernaux Strega 2016
Annie Ernaux en 2016 © Wikimedia Commons

En récom­pen­sant Al Gore en 2007, Barack Obama en 2009, le jury du pres­ti­gieux prix sué­dois s’opposait à l’Amérique cli­ma­tos­cep­tique et raciste. Trois mois après la révo­ca­tion par cette même Amérique du droit à l’avortement, il récom­pense une écri­vaine dont l’œuvre s’est construite sur le droit d’en parler. 

En 1974, trois ans après le Manifeste des 343, Annie Ernaux publiait son pre­mier livre, un roman auto­bio­gra­phique dont le noyau – une visite à la fai­seuse d’ange, une effroyable fausse couche – sera celui de L’Événement. Sans la déter­mi­na­tion de Simone de Beauvoir, autrice du Manifeste, sans le cou­rage des écri­vaines qui, comme Marguerite Duras, Violette Leduc, Christiane Rochefort, Françoise Sagan ou encore Monique Wittig, avaient appo­sé leur signa­ture à une décla­ra­tion punis­sable de pri­son, Les Armoires vides n'auraient sans doute jamais vu le jour. Et cepen­dant, l’originalité d’Annie Ernaux se mesu­rait, déjà, à l’écart sépa­rant cette affir­ma­tion (« Je me suis fait avor­ter » ) de la petite sonde rouge qu’une incon­nue enfonce dans le ventre de Denise Lesur à la toute pre­mière page de ce pre­mier livre. Car il y avait là, en puis­sance, ce qui allait faire d’Annie Ernaux la figure domi­nante du pay­sage lit­té­raire fémi­nin fran­çais depuis qua­rante ans : ne pas décla­rer, racon­ter ; ne pas expli­quer, montrer. 

En puis­sance, car on oublie sou­vent que cette œuvre désor­mais syno­nyme de l’autobiographie a débu­té par trois romans. Il fal­lait sans doute ces années d’apprentissage, cette décan­ta­tion du sujet, pour que la paren­té pro­fonde de l’écriture et de la vie s’impose à Annie Ernaux comme elle nous l’imposera depuis, en renou­ve­lant de fond en comble un genre jusqu’ici réser­vé à l’heure sérieuse des bilans, pour ne pas dire des adieux. L’autobiographie d’un écri­vain, avant Annie Ernaux, a tou­jours rele­vé de la syn­thèse, de la réca­pi­tu­la­tion. Tout compte fait, signe Beauvoir, c’est un genre presque post­hume, une his­toire de der­niers mots. Avec Annie Ernaux, l’écriture de soi devient l’écriture du pré­sent, de l’existence telle qu’elle arrive à cha­cune et à chacun. 

« … peut-​être quelque chose entre la lit­té­ra­ture, la socio­lo­gie et l’histoire. » (Une femme)

Livre après livre depuis La place, la pre­mière lau­réate fran­çaise du plus grand prix de la lit­té­ra­ture a patiem­ment, méti­cu­leu­se­ment opé­ré la trans­fu­sion de l’ordinaire au sein d’un cor­pus jusqu’ici réser­vé à l’extraordinaire. Et au mas­cu­lin. Longtemps, l’autobiographie a été le ter­rain exclu­sif du Grand Homme, sa Geste (mili­taire, intel­lec­tuelle, poli­tique, lit­té­raire). Par défi­ni­tion, les actions et les pen­sées dont celle-​ci se com­pose échappent à celles et ceux qui en lisent le récit, creusent le fos­sé entre auteurs et lecteurs. 

L’immense popu­la­ri­té des livres d’Annie Ernaux tient au fait qu’ils ont décou­vert une caté­go­rie tout autre d’événements, jugés non plus d’après les codes (tou­jours écu­lés, tou­jours idéo­lo­giques) de la recon­nais­sance sociale, mais le poids qu’ils ont eu sur une exis­tence. Divorcer, s’occuper de ses vieux parents et, bien sûr, avor­ter : autant de drames et d’épreuves arbi­trai­re­ment confi­nés au champ de la bana­li­té ou de l’intimité, bref, de l’« impu­bliable »

« J’ai tou­jours eu envie d’écrire des livres dont il me soit ensuite impos­sible de par­ler, qui rendent le regard d’autrui insou­te­nable. » (La Honte)

Ceci, on n’a pas man­qué de le lui repro­cher. Qui dit ordi­naire dit aus­si vul­gaire. Fallait-​il nous mon­trer ce fœtus au fond des toi­lettes ? Le sexe des amants ? Celui de la mère, sous une che­mise d’hôpital rele­vée ? Oui, parce qu’avant de cho­quer le lec­teur ou la lec­trice, ces images ont cho­qué ou bou­le­ver­sé l’autrice. Elles ne sont pas gra­tuites, mais font par­tie de ces visions avec les­quelles chacun·e de nous doit vivre. 

Il en va de même des émo­tions libé­rées par les récits d’Ernaux : la pas­sion amou­reuse et la déré­lic­tion, la jalou­sie, la honte de classe, l’ennui dans le couple, le désa­gré­ment du tra­vail, la peur de mou­rir (le can­cer du sein), autant de thèmes qu’on ne qua­li­fie­ra de tri­viaux qu’à se méprendre sur leur uni­ver­sa­li­té. Car l’écriture du moi, chez Annie Ernaux, est tou­jours celle de l’autre, comme en témoignent les deux récits qui l’ont lan­cée : un por­trait du père, un por­trait de la mère. Rien de moins égo­tiste, de moins indi­vi­dua­liste que cette démarche gui­dée par le désir « de pen­ser et de sen­tir dans les autres »1

« À par­tir du mois de sep­tembre l'année der­nière, je n'ai plus rien fait d'autre qu'attendre un homme. » ( Passion simple)

Qui de nous n’a pas rou­gi à la lec­ture de cette phrase, et au sou­ve­nir de sa propre dérai­son ? Une amie me répète qu’elle aurait pu écrire La honte : les paires de claques qui envoient voler les lunettes, les toi­lettes dans la cour, l’école des Sœurs. (Il aurait suf­fi, assure-​t-​elle, de rem­pla­cer l’épicerie-mercerie-café par une char­cu­te­rie). Une autre me dit « C’est l’occupation » pour évo­quer l’état dans lequel une rup­ture l’a lais­sée. Les récits d’Ernaux sont des miroirs. 

Aucune grande dame de lettres n’aura sus­ci­té une telle iden­ti­fi­ca­tion col­lec­tive. La céré­bra­li­té de Nathalie Sarraute, le sub­jonc­tif impar­fait de Marguerite Yourcenar, son exil loin­tain, la folie de Marguerite Duras ont empê­ché dirait-​on la recon­nais­sance, au sens lit­té­ral du mot. On aime ces romans, ces pièces, on les admire énor­mé­ment, mais ce n’est pas nous. Serait-​ce parce qu’Annie Ernaux est une « immi­grée de l’intérieur », une fille d’épiciers nor­mands que rien ne des­ti­nait à l’agrégation, encore moins à la gloire lit­té­raire, qu’elle nous parle si fort ? Sans doute. 

« Je ne suis pas cultu­relle, il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, sai­sir la vie, le temps, com­prendre et jouir. » (Mémoire de fille)

Qu’une femme qui se trouve aujourd’hui au centre de notre culture puisse décla­rer cela a quelque chose de pro­fon­dé­ment ras­su­rant. Et la vigueur des hom­mages qui lui sont ren­dus par des écri­vaines depuis jeu­di der­nier confirment ce rôle d’éclaireuse, puis de pas­seuse. L’écriture, dit-​elle encore dans ce beau récit de 2016, sert à « désen­fouir des choses, même une seule… qui puisse aider à com­prendre – à sup­por­ter – ce qui arrive et ce qu’on fait. » Lire Annie Ernaux, aussi.

Carole Allamand D.R. 1 large

Carole Allamand est écri­vaine et pro­fes­seure de lit­té­ra­ture à l’Université Rutgers, dans le New Jersey. Son der­nier livre, Tout gar­der, vient de sor­tir aux Éditions Anne Carrière, 2022. Nous en par­lions ici.

Lire aus­si I Rentrée lit­té­raire l "Tout gar­der", de Carole Allamand : autop­sie filiale du syn­drome de Diogène

  1. Annie Ernaux, L’Écriture comme un cou­teau. Entretien avec Frédéric-​Yves JeannetParis, Stock, 2003, 44.[]
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