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Le bonheur est pour demain. © Paradis Films

"Le Bonheur est pour demain", “La Zone d’intérêt”… : les sor­ties ciné de la semaine

Un para­dis malai­sant juste à côté de l’enfer, une quête de l’autre qui se trans­forme en quête de soi, un com­bat fémi­niste dans une répu­blique isla­miste, une romance sans limites dans l’enceinte d’une pri­son : voi­ci les sor­ties ciné­ma du 31 janvier.

La Zone d’intérêt

Préparez-​vous à vivre un grand malaise en vision­nant ce grand film gla­çant (logi­que­ment cou­ron­né du Grand Prix du Festival de Cannes). Rien d’étonnant ! L’adaptation du roman (du même nom) de Martin Amis par Jonathan Glazer nous donne à voir, concrè­te­ment, ce que la phi­lo­sophe Hannah Arendt a appe­lé la “bana­li­té du mal”… Elle nous pro­jette même à la croi­sée de l’horreur et de l’ignominie à tra­vers un dis­po­si­tif ciné­ma­to­gra­phique d’une force saisissante.

Précisément, La Zone d’intérêt nous pro­pulse pen­dant la Seconde Guerre mon­diale, à quelques mètres du camp de concen­tra­tion et d’extermination d’Auschwitz, où Rudolf Höss, son com­man­dant, et Hedwig, sa blonde épouse, s’efforcent de construire une vie de rêve pour leur petite famille dans leur jolie mai­son avec jar­din. Le para­dis juste à côté de l’enfer, en somme. 

D’emblée, le choc visuel est de mise, car jamais le cinéaste bri­tan­nique ne montre le camp (sa sombre sil­houette se des­sine fuga­ce­ment der­rière les hauts murs qui entourent la mai­son­nette fleu­rie), ni les hor­reurs qui vont avec. Double bonus ! D’une part, en fil­mant la péri­phé­rie plu­tôt que le cœur de cette machine de mort, il désa­morce la ques­tion morale qui se pose chaque fois qu’un cinéaste tente de recons­ti­tuer la Shoah sous forme de fic­tion (d’ailleurs Glazer ouvre La Zone d’intérêt sur une image noire, per­sis­tante, d’ores et déjà malai­sante, réglant immé­dia­te­ment ladite ques­tion). D’autre part, il nous ouvre les yeux comme jamais sur la vie quo­ti­dienne de ces hommes et femmes nazi·es tota­le­ment aveuglé·es par leur médio­cri­té, leur haine anti­sé­mite et leur soif de pouvoir.

C’est peu dire, en effet, que l’image du film est nette, méti­cu­leuse et soi­gnée (mais jamais jolie), scru­tant chaque pièce, chaque recoin, mais aus­si chaque visage et chaque geste de cette mai­son­née faus­se­ment lumi­neuse, à peine brouillée, de temps à autre, par la fumée des che­mi­nées alen­tour… Attention, il ne s’agit pas ici de jouer la carte de la rigueur his­to­rique, mais bien plu­tôt de mon­trer com­bien ce décor et ces gens appa­rem­ment pai­sibles, ordi­naires et insou­ciants, sont ter­ri­fiants (Sandra Hüller, dans le rôle incon­for­table d’Hedwig, aurait dû avoir le prix d’interprétation à Cannes !).

Outre ce fil­mage magné­tique, entre hors champ impres­sion­nant et huis clos redou­table de pré­ci­sion, un élé­ment sonore, éga­le­ment impor­tant, rend compte de la vio­lence refou­lée, dis­si­mu­lée quoique omni­pré­sente, de cette situa­tion aber­rante. Un ron­ron­ne­ment inces­sant scande ain­si les nuits et les jours de la famille Höss. Un bruit mena­çant dont ils semblent s’accommoder, comme s’il n’existait pas… Un bruit sourd qui, finit-​on par com­prendre, pro­vient des fours cré­ma­toires du camp, en acti­vi­té 24 heures sur 24. Ou com­ment faire entendre l’immontrable et rap­pe­ler obs­ti­né­ment, à celles et ceux qui vou­draient l’oublier, à quel point l’humain peut être monstrueux.

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La Zone d’intérêt, de Jonathan Glazer.
© Bac Films

A man

Ce thril­ler japo­nais fas­cine à plus d’un titre. S’ouvrant sur l’image d’un homme sur­pris dans un miroir en train de tour­ner le dos à un tableau de Magritte… lui-​même struc­tu­ré autour d’une mise en abyme, il mul­ti­plie les effets de reflets et les enche­vê­tre­ments d’histoires. Compliqué ? Non, bien mieux que ça : trou­blant, pas­sion­nant, bou­le­ver­sant. Et pour cause : rebon­dis­sant sur un phé­no­mène de socié­té tabou – la dis­pa­ri­tion volon­taire, sans lais­ser de traces, de quelque 90 000 Japonais chaque année –, il ques­tionne non seule­ment la notion d’identité et la part de mys­tère de cha­cun, mais aus­si la pos­si­bi­li­té, ou pas, de s’offrir une seconde vie.

Précisément, A Man démarre son récit en forme d’enquête lorsque Rie, épouse et mère très atta­chante, découvre que son mari, décé­dé acci­den­tel­le­ment, n’est pas celui qu’il pré­ten­dait être. Elle engage alors un avo­cat pour connaître la véri­table iden­ti­té de celui qu’elle aimait. Un homme de loi scru­pu­leux, déter­mi­né, brillant, mais pas for­cé­ment très clair lui non plus puisqu’il s’efforce depuis tou­jours de dis­si­mu­ler ses ori­gines coréennes pour mieux s’intégrer (la socié­té japo­naise étant pas­sa­ble­ment xéno­phobe et raciste, en par­ti­cu­lier vis-​à-​vis des Zainichis, les des­cen­dants des Coréens immi­grés dans l’archipel durant la colo­ni­sa­tion japo­naise de 1910 à 1945).

Rebondissant de ren­contres en confron­ta­tions et sur­prises, ce récit laby­rin­thique (quoique irré­sis­tible) se révèle donc être autant une quête de soi que de l’autre. Il happe et touche d’autant plus pro­fon­dé­ment que ses per­son­nages expriment leurs émo­tions comme rare­ment dans un film japo­nais, bien aidés il est vrai par le jeu for­mi­da­ble­ment nuan­cé des acteurs et actrices (en par­ti­cu­lier Sakura Andô, déjà repé­rée chez Kore-​eda, et le magni­fique Satoshi Tsumabuki, dans les deux rôles principaux).

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A Man, de Kei Ishikawa.
© Hart House

Les lueurs d’Aden

La sobrié­té a par­fois du bon, sur­tout quand il s’agit de dérou­ler une his­toire com­plexe sur un sujet tou­jours sen­sible dans bien des pays. Comme son titre l’indique, Les Lueurs d’Aden nous embarque au Yémen, un État fron­ta­lier avec l’Arabie saou­dite qui se défi­nit comme une répu­blique mais qui applique stric­te­ment la cha­ria (la loi cano­nique isla­mique). Une pré­ci­sion qui a son impor­tance, au vu de la galère dans laquelle ses deux pro­ta­go­nistes se retrouvent précipité·es.

Voici Isra’a et son mari Ahmed. Ce couple aimant sur­vit comme il peut avec leurs trois enfants dans le vieux port de la ville d’Aden, au sud du Yémen. Leur quo­ti­dien est aus­si modeste que pré­caire, ryth­mé par la guerre civile (contrôles mili­taires, pannes de cou­rant et ration­ne­ments d’eau à la clé) et les pro­blèmes d’argent (Ahmed a dû quit­ter son job à la télé­vi­sion, pour cause de salaires impayés, et deve­nir chauf­feur de taxi). D’ailleurs, ils vont bien­tôt démé­na­ger dans un loge­ment plus petit, limite insa­lubre. Aussi, lorsque Isra’a apprend qu’elle est enceinte, elle com­prend vite qu’elle ne pour­ra pas accueillir ce nou­vel enfant et décide, avec le sou­tien de son mari, d’avorter. Le début d’une odys­sée éprou­vante, jalon­née de vidéos “infor­ma­tives” sur Internet, de dis­cus­sions enflam­mées entre les deux époux et de rendez-​vous à l’hôpital (une amie méde­cin, et très croyante, acceptera-​t-​elle de trans­gres­ser l’interdit reli­gieux pour les aider ?).

Outre la thé­ma­tique abor­dée, ce qui frappe dans ce pre­mier film, c’est la pré­ci­sion de sa mise en scène, qui par­vient à sai­sir chaque mou­ve­ment, chaque expres­sion, chaque inflexion des per­son­nages en res­tant tou­jours à la bonne dis­tance. Il en résulte une réa­li­sa­tion fluide et posée dans un contexte pour­tant chao­tique et oppres­sant. Un para­doxe qui per­met au récit de déployer sa juste com­plexi­té à hau­teur d’homme – et sur­tout de femme –, un peu à la façon du ciné­ma ira­nien. De fait, si Les Lueurs d’Aden cap­tive autant, c’est aus­si parce qu’il ose racon­ter un com­bat fémi­niste – “mon corps, mon choix” – dans une par­tie du monde qui est pour­tant encore très fer­mée sur ces ques­tions. Comme… une petite lueur d’espoir ?

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Les Lueurs d’Aden, de Amr Gamal. 
© Paname Distribution

Le bon­heur est pour demain

L’histoire semble on ne peut plus clas­sique, voire écu­lée, au départ. On pénètre donc dans le nou­veau film de Brigitte Sy avec une cer­taine appré­hen­sion. Eh quoi ! Une jolie pou­lette (pré­nom­mée Sophie) qui déprime entre un mari pos­ses­sif et un tout jeune enfant, et qui, d’un coup d’un seul, se remet à rêver au contact d’un sédui­sant voyou-​aventurier-​marginal (pré­nom­mé Claude), on en a déjà vu un cer­tain nombre en lit­té­ra­ture, au ciné­ma et même dans la vraie vie. Une dose de roman­tisme, un zeste de tra­gé­die, et hop, embal­lé le cli­ché ! Sauf qu’on se gourre un peu, beaucoup…

Ladite Brigitte Sy, qui a diri­gé des années durant des ate­liers artis­tiques en pri­son, est plu­tôt du genre cinéaste rebelle. Elle le confirme une nou­velle fois ici, en emprun­tant une voie assez inat­ten­due fina­le­ment… D’une part, le Claude (Damien Bonnard) de sa Sophie (Laetitia Casta) n’est jamais pré­sen­té comme un prince char­mant : c’est un bra­queur qui, à la suite d’une attaque de banque au cours de laquelle un homme est tué, écope d’une lourde peine de pri­son. D’autre part, ce qui aurait dû pro­vo­quer la fin de cette romance ner­veuse – l’emprisonnement longue durée du mon­sieur – va, au contraire, lui per­mettre de se déployer en une his­toire sans limite. En clair, pas ques­tion pour Sophie de renon­cer à Claude !

De l’avantage d’un monde clos pour affir­mer haut et fort sa liber­té (quoi qu’en pensent les autres) et de l’avantage d’un monde pri­vé de paroles pour redon­ner de l’importance aux mots et se dire l’essentiel (à tra­vers les lettres et les par­loirs) : tel est le cre­do obs­ti­né, pas­sion­né, de la cinéaste. À laquelle on peut certes repro­cher une forme fou­traque (ça part un peu dans tous les sens), mais cer­tai­ne­ment pas d’être inco­hé­rente dans son pro­pos (son adap­ta­tion de L’Astragale, en 2015, son­dait déjà les mêmes thèmes et les mêmes paradoxes).

Ultime rai­son de s’aventurer dans Le bon­heur est pour demain : Béatrice Dalle y est incan­des­cente dans le rôle de la mère de Claude. Il lui suf­fit d’un plan et de deux phrases pour embra­ser l’écran et sus­pendre le temps. Authentiquement pré­sente, libre, sans fard et évi­dente… d’autant plus quand on connaît ses amours tau­lardes et tumul­tueuses (elle ne s’en est jamais cachée). 

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Le bon­heur est pour demain, de Brigitte Sy.
© Paradis Film  

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