Nous ne laisserons pas au journal Valeurs actuelles la récup facile des valeurs du rugby à des fins contestables. Alors que la Coupe du monde de rugby bat son plein en France, le Festival Le Grand Bivouac, à Albertville (Savoie), propose de découvrir un joli documentaire : La Jeune Fille et le Ballon ovale, sur une équipe de rugby féminine de la côte Saphir, à Madagascar. L’héroïne de ce film, Marcelia, 16 ans et fille mère, s’émancipe par le sport. Interview avec Christophe Vindis, son réalisateur.
Causette : Racontez-nous la genèse de ce joli film…
Christophe Vindis : Je viens d’un territoire, puisque maintenant il faut parler de territoire et non plus de province [rires, ndlr], où le rugby est très important. Je viens d’Agen, mais je suis le fruit d’une immigration : ma mère est italienne et mon père tchécoslovaque. Le rugby m’a permis de prendre racine dans ce territoire, d’appartenir à une communauté. Ça peut se faire autrement, bien sûr, mais pour moi, c’était le chemin le plus facile. De là où je viens, le rugby est vraiment plus qu’un sport. C’est une manière de réunir les gens, de créer du lien, de faire des choses ensemble. Ça a marqué ma jeunesse. Quand j’ai commencé à vouloir faire du documentaire, naturellement, j’ai eu envie de faire des films sur le rugby qui, à chaque fois, était un prétexte pour raconter des histoires de personnes, de groupes, de pays. Et puis, il y a quelques années, j’ai rencontré Pierre Gony, ancien rugbyman, qui venait de monter une association : Terres en mêlées. Son idée : se servir de ce sport pour transmettre des formes éducatives un peu nouvelles. Il a commencé à le faire dans les cités à Toulouse, puis il est parti dans le nord de l’Afrique, au Maroc et l’association a continué de se développer. Jusqu’au jour où il est venu me voir en me disant : “Je reviens de Madagascar et je viens de rencontrer une communauté de pêcheurs, les Vezo, sur la côte Saphir, pas loin de Tuléar, à l’ouest de l’île.” Dans ces régions, il n’y a plus de profs, plus d’instits, plus d’école. Le rugby est un sport assez populaire à Madagascar. C’est nous, colons français qui avons laissé des stades et quelques ballons là-bas. Il y a pas mal de programmes autour du rugby dans la capitale, Tananarive. Mais lui a décidé d’aller le plus loin possible de la capitale, justement, vers les populations qui étaient les plus rejetées et le plus en difficulté. Il est arrivé dans ce village-là, avec son ballon et les enfants sont venus tout de suite. Il a remarqué que les filles n’étaient pas en reste et il en a remarqué une notamment, qui s’appelait Marcelia. Elle avait un enfant dans les bras qu’elle a posé sur la dune pour aller toucher du ballon. Quand il est revenu en France, il m’a dit : “J’ai le sujet de ton prochain film, tu ne peux pas passer à côté !”
Causette : C’est comme ça que Marcelia est devenue l’héroïne de votre film…
C.V. : Dès qu’on croise son regard, quelque chose se passe d’assez incroyable. Elle est assez magnétique comme fille, c’est indéniable. J’ai rencontré une productrice, Marie Dumoulin, qui était très intéressée par les problématiques concernant les jeunes filles. J’ai deux filles et ma plus grande avait l’âge de Marcelia quand j’ai commencé à m’intéresser à son cas et, du coup, il y avait sans doute des échos avec ma propre vie. Pour un père, une fille, c’est un peu une terre inconnue, donc en côtoyant Marcelia et les autres joueuses, même si ce n’est pas la même culture, le même milieu socio-éducatif, c’était une manière pour moi, de comprendre les jeunes filles de façon un petit peu plus universelle. D’ailleurs, ça a correspondu au moment où ma fille m’a dit qu’elle voulait faire du rugby. Ça aussi j’ai dû cheminer pour me faire à cette idée !
Causette : Comment décririez-vous la situation des jeunes filles dans ce pays et notamment dans cet endroit où vous avez filmé ?
C.V. : À Madagascar, être une fille, c’est déjà un premier handicap. Alors quand on est fille et qu’on est Vezo, c’est encore plus compliqué. Si en plus on est fille mère très tôt, ce qui est fréquent, alors là, on coche toutes les cases de l’assignation à résidence à perpétuité… Normalement, une fille comme Marcelia est destinée à rester chez elle toute sa vie, dans la petite maison en bois à s’occuper de son gamin. Les grossesses précoces, c’est un vrai fléau à Madagascar. Mais ce que Marcelia a compris très vite, c’est que ce ballon ovale allait lui permettre de se barrer de chez elle et de bouger ! Elle avait en elle une envie de découvrir le monde, de connaître autre chose que sa réalité.
Causette : En même temps, les parents, dans le film, et notamment les mères, ont pas mal d’ambition pour leur fille. Toutes disent qu’elles voudraient que leur fille fasse mieux qu’elles. Qu’elles ne tombent pas dans les mêmes pièges.
C.V. : Oui, c’est tout le paradoxe parce qu’en fait dans ces sociétés-là, ce sont les femmes qui tiennent tout. Donc elles ont toujours l’espoir pour leurs filles que ce soit différent. Elles ne veulent surtout pas se résigner à la fatalité.
Causette : Qu’est-ce que le rugby apporte à ces filles ?
C.V. : De l’assurance d’abord et de la confiance en soi. Et puis elles se confrontent aux garçons parce que, souvent, elles jouent avec eux. Les équipes sont mixtes au départ : elles plaquent les garçons, elles leur montrent ce dont elles sont capables. Quand je les rencontre pour le film, elles jouent depuis un an et demi environ, c’est plus professionnel et elles se préparent pour un grand tournoi à Tananarive, donc à ce stade, il s’agit d’une équipe non mixte. Il y a des tournois intervillages, ce qui permet de créer des formes de solidarité entre villages, de s’ouvrir à la culture des autres. Cela crée des connexions entre jeunes. Ça ouvre leur univers, leurs perspectives.
Causette : Comment se déploie l’association Terres en mêlées à Madagascar ?
C.V. : Le système de Pierre Gony, c’est que très vite ce sont les gens sur place, les Malgaches en l’occurrence, qui s’approprient tout ça. Il commence par recruter des éducateurs potentiels avec qui il a travaillé et réfléchi en amont. Aujourd’hui, je crois qu’ils en sont entre trente et quarante éducateurs. Ils leur donnent une certification comme Angèle, la coach de l’équipe de Marcelia. Ce n’est pas le “gentil blanc” qui arrive et qui chapeaute tout en faisant de la charité. Pierre est très engagé de manière humaniste, mais son truc, c’est de donner les outils aux gens et ensuite ça leur appartient. Ils ont formé trente mille gamins quand même ! Ils ont un partenariat avec le ministère des Sports pour organiser des détections, des journées, des tournois, etc. Ils ont obtenu l’agrément de l’État malgache, ce qui n’était pas une mince affaire parce que c’est vraiment un état très corrompu.
Causette : Il y a cette coach incroyable, Angèle !
C.V. : Angèle connaissait déjà le rugby avant de rencontrer Pierre Gony. Elle avait déjà une certaine expérience, elle était prête à être formée rapidement. Elle est jeune, elle aussi. Elle vient de Tuléar, la grande ville la plus proche. Il y a une espèce de projection possible de la part des filles de l’équipe sur celle qui a “réussi” à s’en sortir. Elles se disent : “Si elle a réussi, ben nous, on peut aussi on peut.”
Causette : Des nouvelles de Marcelia ?
C.V. : C’est elle qui est devenue la coach de l’équipe. La Société générale, qui a une filiale à Madagascar, s’est intéressée via sa fondation – un moyen très pratique de se donner bonne conscience – à Terres en mêlées. Cette banque est un gros sponsor du rugby en France. Ils ont vu le film via la Fédération française de rugby et ils ont décidé d’inviter Marcelia et deux de ses coéquipières en France pour venir à la fois présenter le film et pour donner le coup d’envoi d’un match du Tournoi des Six Nations, au Stade de France à Paris, devant 85 000 personnes France. C’était en 2018 ou 2019. Elle a passé quinze jours en France avec ses deux copines, elles ont fait une sorte de tournée. Un truc assez fou. Au final, la Société générale a trouvé qu’elle était lumineuse et a décidé d’en faire une sorte d’égérie pour une campagne de publicité pour la Coupe du monde à Tokyo. Elle s’est retrouvée sur les affiches et les spots publicitaires qui passaient à la mi-temps de tous les matchs. Elle a été nommée jeune fille de l’année à Madagascar, a été invitée dans des colloques sur l’émancipation féminine par le sport dans de nombreux pays en Afrique, au Moyen-Orient. J’ai même eu un petit peu peur qu’elle explose en vol. La Société générale et Terre en mêlées l’ont fait venir à Tuléar pour qu’elle puisse reprendre ses études et obtenir un certificat. Elle est salariée comme éducatrice. C’est elle qui devient inspirante pour les autres filles.
![“La jeune fille et le ballon ovale” : documentaire sur une joueuse de rugby à Madagascar 2 images](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2023/10/images.jpeg)
Le Grand Bivouac, Festival du cinéma documentaire et du livre, à Albertville (Savoie), du 16 au 22 octobre.
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