En suivant une famille du Donbass – en guerre depuis 2014 –, qui survit grâce à sa passion pour l’art et pour le cinéma, Iryna Tsilyk, réalisatrice ukrainienne du documentaire The Earth is Blue as an Orange, qui sort ce 8 juin, nous donne à voir une véritable ode à la vie.
Causette : Comment avez-vous rencontré Anna et ses enfants ?
Et pourquoi avoir choisi de filmer cette famille plutôt qu’une autre ? Iryna Tsilyk : Vous savez, il existe une initiative incroyable en Ukraine : des cinéastes professionnels organisent, sur une base volontaire, des ateliers de cinéma pour les enfants de la zone de guerre. Un peu comme des camps d’ados, sauf qu’ils apprennent à faire des films. J’étais partie pour les filmer [le documentaire a été tourné avant l’invasion par la Russie de l’ensemble du pays, ndlr], mais je ne savais pas par quel bout prendre ce sujet. C’est alors que Myroslava et Anastasia Trofymchuk, deux sœurs qui y participaient, nous ont invitées chez elles, à Krasnohorivka, dans la région de Donetsk, mon équipe et moi. C’est là que nous avons rencontré leur mère, Anna, qui les élève seule avec leurs frère et sœur. Immédiatement, nous avons ressenti une atmosphère très spéciale dans leur maison pleine de chats, de musique et de discussions sur l’art. J’ai compris qu’ici nous pourrions réaliser un portrait plus intime. Et nous avons eu de la chance : ils se sont montrés très ouverts aux « règles du jeu » d’un tournage !
Pourquoi avoir choisi de laisser la guerre hors-champ et de n’en parler qu’à travers cette famille de civils, notamment Anna, Mère Courage ?
I. T. : Il existe beaucoup de films ukrainiens sur la guerre russo-ukrainienne. J’ai moi-même réalisé un court-métrage sur un ambulancier du front (il est actuellement prisonnier des occupants russes) et un autre sur une femme soldat membre d’un groupe d’assaut. Mais là, j’ai voulu faire autre chose, car je me posais pas mal de questions. Qu’est-ce que cela signifie d’être civil dans une zone de guerre ? Mais encore : quel est le pouvoir des artistes en temps de guerre ? En observant le quotidien d’Anna et de ses enfants, j’ai vu qu’ils n’étaient pas seulement victimes de cette guerre, ils essayaient aussi de vivre pleinement, par exemple en transformant leur maison en un plateau de tournage secret, car ils sont tous passionnés de cinéma. Et ça, c’était beaucoup plus intéressant, pour moi, que la réalité de la guerre elle-même !
Votre documentaire est très chaleureux. Il dégage aussi
une impression presque surréelle, un peu comme dans un conte…
I. T. : J’observe souvent la vie de manière poétique. J’aime les contrastes et les petits moments de beauté à peine perceptibles. Lorsque je suis partie au Donbass, j’ai été très impressionnée… notamment par le fait que les gens s’étaient habitués à la réalité de la guerre, n’y faisant parfois même plus attention. Ça peut sembler si bizarre quand on arrive de l’extérieur ! En fait, le Donbass regorge à la fois de combats et de poésie : c’est cela que j’ai voulu attraper dans mon film. Je ressens la même chose dans ma ville en ce moment. Kiev est si printanière, et apparemment si paisible, qu’il est parfois facile d’oublier que la guerre est proche ! Bien sûr, il y a moins de monde en ville, mais les parterres de fleurs ont l’air si parfaits que je ne peux m’empêcher de penser que quelqu’un les a plantés et soignés, alors que des attaques de missiles se produisent encore. Cela peut sembler chimérique, mais nous, les civils, tentons simplement de vivre normalement.
The Earth is Blue as an Orange, d’Iryna Tsilyk.