Dopée par les grèves et la pandémie, la pratique de la petite reine s’est amplifiée dans les villes françaises. Mais entre les « coronapistes » accusées d’enlaidir l’espace urbain et la violence verbale ou physique subie par les cyclistes, elle n’a pas que des allié·es. Pour quelles raisons ce petit deux-roues inoffensif cristallise-t-il autant l’hostilité ?
Le 15 mars, Gilles Martin-Chauffier, écrivain et rédacteur en chef culture à Paris Match, a sorti sa plus belle plume pour rédiger un billet d’humeur aux tonalités dramatiques intitulé « Une urgence : interdire le vélo à Paris1 ». Visiblement, il en avait gros sur la patate. Remonté à bloc contre les « fous du guidon », il dénonce : « On a bien compris que remonter les rues en sens interdit, envahir les trottoirs, griller les feux et affoler les grands-mères rend service à la planète. » C’est bien simple, il n’en peut plus de « ces courants d’air à écouteurs [qui] filent en tous sens » et dont il se demande « si leur QI atteint vraiment deux chiffres ». Un plaidoyer rempli d’amour, qui donne envie de lui poser une question toute bête : pourquoi tant de haine, Gilles ? Et d’ouvrir la question à tous ces rageux·euses qui semblent concentrer l’entièreté de leur colère autour de ce bon vieux biclou.
Quand elle a lu cet édito, Camille Thomé, directrice de l’association Vélo & territoires – qui rassemble des collectivités locales désireuses de construire « La France à vélo en 2030 » –, a bien rigolé. « On sent qu’il est en souffrance, ce monsieur, souligne-t-elle. Je pense qu’il a peur des vélos, que ça l’agresse. Il doit avoir l’âge de mon père. Les engins de déplacement personnel (EDP), dont le vélo fait partie, n’ont aucune place dans la configuration urbaine dont il a l’habitude. » Après consultation de sa page Wikipédia, il s’avère que l’écrivain a 66 ans. Est-on face à une contre-attaque des « boomers », défrisés par l’avènement du vélo comme moyen de transport de tous les jours ? Le (jeune) chercheur en aménagement du territoire et urbanisme Sébastien Marrec confirme cette intuition en des termes plus policés. « Les études montrent que parmi les personnes plus âgées, le vélo ne figure pas vraiment dans la palette des solutions de déplacement, analyse-t-il. Et c’est aussi dans cette catégorie d’âge que les idées reçues sur le vélo semblent les plus présentes. » En revanche, l’urbaniste estime que ce genre de billets antivélo est « marginal » dans la presse française.
Insultes au volant
Si tout le monde ne couche pas sa haine sur le papier, elle s’exprime franchement sur la chaussée. Ce n’est pas Emmanuelle Pierre-Marie, la maire écologiste du XIIe arrondissement de Paris, qui dira le contraire. Elle enfourche son vélo pour tous ses déplacements et a rendu la voiture de fonction de la mairie. Elle entend régulièrement des horreurs et dépose plainte quand il le faut. « La dernière fois, c’était le 8 mars, se rappelle-t-elle. Une camionnette occupait la piste cyclable. J’ai donc fait une remarque au conducteur, qui m’a dit : “Tu prends ta selle et tu te la mets dans le cul”… » Une réponse pleine d’élégance, révélatrice du rapport de pouvoir qui se joue sur la route.
La part de vélos a beau avoir augmenté ces dernières années dans les rues des villes françaises, avec une énorme accélération ces derniers mois (+ 27 % en un an et dans toute la France hors périodes de confinement, selon Vélo & territoires), la lutte pour s’imposer reste quotidienne. La Lilloise Louise Roussel, sur le point de se lancer dans un tour de France avec un vélo cargo et autrice du livre À vos cycles ! Le guide du vélo au féminin 2, a des tonnes d’anecdotes dans sa sacoche. Et le profil des opposant·es est très varié. « J’aurais envie de dire que seules les grosses bagnoles et les 4×4 sont agressifs, mais pas uniquement. Tous les jours ou presque, un conducteur fait ronfler le moteur pour me montrer qu’il en a un(e). Une fois, on m’a même craché dessus. »
Touche pas à ma caisse (qui pollue)
Pour la jeune femme, cette violence décomplexée envers les cyclistes, qu’elle juge en hausse ces derniers mois, peut s’expliquer par le climat ambiant. Elle trouve que « les gens sont à cran ». Mais pas seulement. « Je crois surtout que l’immense liberté que procure la bicyclette agace beaucoup, constate-t-elle. Le vélo a toujours été un moyen de s’échapper et même de s’émanciper, notamment pour les femmes. »
L’année 2020 a fait changer de braquet le cyclisme en ville. Les grèves de transport en décembre 2019, puis la pandémie ont incité un paquet de citadin·es à enfourcher leur vélo. « Parmi les néo-convertis, beaucoup ne maîtrisent pas forcément le Code de la route et peuvent avoir une conduite un peu hasardeuse les premiers temps, commente Camille Thomé. Cela peut rendre les autres nerveux. » Emmanuelle Pierre-Marie remet les points sur les i. « Les cyclistes sont souvent perçus comme la source de tous les maux en ville. Mais quand on reprend les chiffres, un élément saute aux yeux : un vélo ne tue pas les piétons. » Pour la voiture, par contre, c’est autre chose…
Dans la plupart des villes, la place de la sacro-sainte bagnole est remise en question. Et c’est bien ça le problème. Touche pas à ma caisse ! Sa responsabilité en matière d’émission de gaz à effet de serre – environ 30 % lui sont imputables – fait pourtant l’unanimité. « Plus personne ne nie que la voiture pollue et tue, détaille Sébastien Marrec. Pour créer d’autres modèles dans des villes qui manquent d’espace, il faut donc rogner sur celui consacré à la voiture, en créant, par exemple, des pistes cyclables. Ce qui provoque toujours des frictions et des résistances. Même aux Pays-Bas où la part modale du vélo, c’est-à-dire la répartition des différents modes de déplacement, est neuf fois plus élevée qu’en France (27 %, contre à peine 3 %), il y a eu de vives oppositions. »
Les « coronapistes », qui ont essaimé l’an dernier dans les métropoles, mais aussi dans tout un tas de villes moyennes, afin de décongestionner les transports en commun et d’encourager la pratique du vélo, suscitent aussi des critiques à la fois esthétiques et relatives à la circulation. Le vélo, objet politique ? Incontestablement. Mais de quelle couleur, alors ? Spontanément on pense vert, évidemment, et rose aussi. Pourtant, la réalité est plus nuancée. « Dans l’imaginaire collectif, le vélo est un symbole d’écolos, car ils ont été les premiers à s’en emparer pour porter une autre vision de la ville, rappelle Sébastien Marrec. Mais cela n’a jamais vraiment été un marqueur de gauche. Des maires de droite ou centristes ont aussi mené des politiques pro-vélo, comme Pierre Pfimlin à Strasbourg ou Alain Juppé à Bordeaux. »
Camille Thomé, qui dialogue avec les représentant·es de soixante-six départements, est convaincue que le vélo « n’est plus une question de droite ou de gauche ». Et ce n’est pas près de changer. « On a atteint la masse critique du nombre d’utilisateurs, c’est donc devenu un enjeu de politiques publiques désirables qui ne sont plus remises en question, récapitule-t-elle. Ce n’est plus un épiphénomène que l’on peut regarder avec condescendance. » Les rageux·euses, va falloir se blinder !
- « Une urgence : interdire le vélo à Paris », de Gilles Martin-Chauffier. Paris Match, 15 mars.
- À vos cycles ! Le guide du vélo au féminin, de Louise Roussel. Éd. Tana, 208 pages. Sortie le 6 mai.