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Les Dolomites, dans le nord-est des Alpes italiennes. © Marco Zorzanello - Série Snow land

Ski à tout prix, le retour de bâton

Alors que la pla­nète se réchauffe, une course absurde à la neige est enga­gée dans les sta­tions. Le ski exé­cute un sla­lom dan­ge­reux entre inté­rêts éco­no­miques et enjeux envi­ron­ne­men­taux.

Le 19 octobre, la célèbre sta­tion de Kitzbühel, en Autriche, a fait à la fois le plai­sir des skieurs et skieuses et créé la contro­verse dans les médias en lan­çant sa sai­son de manière pré­coce. On pou­vait y glis­ser sur une unique piste, créée grâce à de la neige sto­ckée l’hiver pré­cé­dent. Imaginez un ruban blanc de 700 mètres de long et 60 mètres de large, dépo­sé sur l’herbe verte, à 1 800 mètres d’altitude par 15 °C. À l’heure où les gla­ciers de France et du monde fondent comme neige au soleil, est-​il encore per­ti­nent de vou­loir skier aux vacances de la Toussaint ? Toutes les sta­tions font le même constat : avec la hausse glo­bale des tem­pé­ra­tures, l’enneigement baisse de sai­son en sai­son. Si la neige conti­nue de tom­ber, c’est de manière déré­glée : par­fois de grandes quan­ti­tés en début d’hiver, puis un mois de décembre doux, et de nou­veau des paquets de pou­dreuse avant le prin­temps. Les sta­tions de basse alti­tude (autour de 1 000 mètres) se savent déjà condam­nées, mais celles de moyenne et haute mon­tagne se battent encore pour atti­rer des tou­ristes.
En France, la sta­tion de Tignes (Savoie) a éga­le­ment ouvert le 19 octobre, grâce aux pistes du gla­cier de la Grande-​Motte qui culmine à 3 456 mètres d’altitude. « Nous avons la chance à Tignes de ne pas trop souf­frir à court terme du manque de neige de par notre alti­tude », assure Amandine Renévot, res­pon­sable du ser­vice com­mu­ni­ca­tion de la sta­tion. Mais il y a quelques années encore, on skiait hiver comme été sur le gla­cier. Désormais, même Tignes doit fer­mer fin juillet, faute de neige. Alors en 2016, la sta­tion a ima­gi­né un pro­jet fou pour pro­po­ser du ski 365 jours par an : une piste de 500 mètres de long sur 50 mètres de large, cou­verte par un gigan­tesque dôme, ennei­gée arti­fi­ciel­le­ment toute l’année, comme cela se fait déjà dans les Émirats. Coût esti­mé : 63 mil­lions d’euros. Le pro­jet a été aban­don­né en 2018 faute de finan­ce­ments et sur­tout face à la levée de bou­cliers des asso­cia­tions envi­ron­ne­men­tales, qui voyaient dans ce fri­go éner­gi­vore une arti­fi­cia­li­sa­tion exces­sive de la mon­tagne.
Mountain Wilderness est l’une de ces asso­cia­tions remon­tées contre le « ski-​dôme » de Tignes. Son pré­sident, Frédi Meignan, connaît et raconte la mon­tagne comme per­sonne. Après dix années comme gar­dien de refuge à plus de 3 000 mètres dans le mas­sif des Écrins, où il a obser­vé de près les consé­quences du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, il a ouvert un gîte d’étape et un res­tau­rant dans le mas­sif de Belledonne, pas loin de Grenoble. Interrogé sur les enjeux des sta­tions de ski, il déroule d’abord l’histoire des cimes. « Les mon­tagnes étaient des ter­ri­toires déser­tés au XIXe siècle. Le XXe a vu l’intérêt pour les mon­tagnes gran­dir, avec une volon­té d’État de déve­lop­per les sta­tions dans un objec­tif socié­tal et éco­no­mique. On vou­lait per­mettre aux gens des villes et des ban­lieues d’accéder aux sports de neige. Aujourd’hui, cette ambi­tion a déri­vé, les sta­tions visent les Qataris, les Russes et les Chinois. Elles doivent d’abord faire du chiffre d’affaires. »

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© Marco Zorzanello – Série Snow land
Les canons à neige : une garan­tie ski

Pour réa­li­ser du chiffre d’affaires, atti­rer des tou­ristes et ren­ta­bi­li­ser les remon­tées méca­niques, il faut pro­lon­ger la sai­son de ski le plus long­temps pos­sible. Et donc avoir de la neige. Naturelle, si pos­sible. Ou à défaut, arti­fi­cielle. Interviennent alors les canons et la neige dite « de culture », qui sont appa­rus sur les pistes à la fin des années 1980. Un équi­pe­ment coû­teux, en inves­tis­se­ment et en fonc­tion­ne­ment. Comptez envi­ron 20 000 euros pour un canon, sans inclure la main­te­nance, la main‑d’œuvre et la consom­ma­tion d’énergie. Ajoutez à cela une grande rete­nue d’eau amé­na­gée à coups de pel­le­teuses à flanc de mon­tagne. On estime qu’un hec­tare de piste en neige arti­fi­cielle consomme 4 000 mètres cubes d’eau par an, presque l’équivalent d’une pis­cine olym­pique. « Nous ne sommes pas contre les canons à neige sur le prin­cipe, admet Frédi Meignan, de Mountain Wilderness. S’il manque 100 mètres de piste en bas de sta­tion et qu’on la ferme tôt à cause de ça, c’est bien de pou­voir com­plé­ter avec de la neige de culture. Mais aujourd’hui, les canons sont une assu­rance neige. Ils deviennent une garan­tie pour la créa­tion de pistes, voire de sta­tions en moyenne mon­tagne. Ça me hérisse le poil. »
Pour finan­cer cette « assu­rance neige », la région Auvergne-​Rhône-​Alpes a été géné­reuse avec ses 173 sta­tions. En 2016, peu de temps après son élec­tion à la tête de la région, Laurent Wauquiez fait voter un grand « plan neige » : 200 mil­lions d’euros sur six ans, dont un quart affec­té au finan­ce­ment des canons à neige. Et ce, afin de « garan­tir une offre de sports d’hiver aux tou­ristes, même quand les condi­tions météo­ro­lo­giques ne sont pas au rendez-​vous », annonce fiè­re­ment le site du conseil régio­nal. Et plus loin : « C’est l’économie de la mon­tagne des sta­tions qui est en jeu. »
Laurent Wauquiez avait négli­gé un petit détail : pour fonc­tion­ner, un canon à neige a besoin d’une tem­pé­ra­ture de – 4 °C mini­mum. En début et en fin de sai­son, il ne fait donc pas assez froid pour pro­duire de la neige de culture. Frédi Meignan sou­pire : « Le plan Wauquiez va per­mettre à des petites sta­tions de se main­te­nir à court terme, mais ne chan­ge­ra rien sur la durée. Au lieu de s’adapter à la mon­tagne, on adapte la mon­tagne à nos besoins. Il faut aban­don­ner le modèle des années 1970 et rééqui­li­brer les inves­tis­se­ments. Les ter­ri­toires de mon­tagne pour­raient être le moteur d’une tran­si­tion éco­lo­gique plus large. Tout le monde constate qu’on devrait faire autre­ment, mais per­sonne n’a le cou­rage de prendre une vraie déci­sion dans ce sens. On conti­nue comme si de rien n’était : on veut avoir le plus grand télé­phé­rique et le plus de canons. »
À Chamrousse, la sta­tion aux portes de Grenoble, Frédi Meignan a essayé d’impulser un virage. Lorsque le maire a pro­po­sé d’investir 10 mil­lions d’euros pour rem­pla­cer un télé­ski par un télé­siège, le pré­sident de Mountain Wilderness a sug­gé­ré de construire cinq refuges dans le mas­sif pour le même prix. « Des refuges qui auraient per­mis de rece­voir du public pour lui faire décou­vrir la mon­tagne et le sen­si­bi­li­ser au réchauf­fe­ment cli­ma­tique. » Concurrence des sta­tions voi­sines oblige, le conseil muni­ci­pal a pré­fé­ré finan­cer une nou­velle remon­tée méca­nique, qui tour­ne­ra deux à trois mois dans l’année.

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© Marco Zorzanello – Série Snow land
Neige sto­ckée, neige convoyée

Certaines sta­tions, qui ont moins de moyens et d’altitude que les concur­rentes, tentent une autre tech­nique pour avoir de la neige : le snow­far­ming. Aux Confins (1 420 mètres), l’espace de ski de fond de La Clusaz (Haute-​Savoie), la pra­tique sauve les débuts d’hivers labo­rieux depuis cinq ans. Cette tech­nique, ima­gi­née dans les sta­tions de basse alti­tude du Jura, consiste à amas­ser de la neige au fil de l’hiver pour for­mer un immense tas, que l’on recouvre au prin­temps sous une épaisse couche de sciure. Ainsi tas­sée et iso­lée de la cha­leur, la neige est conser­vée jusqu’au début de la sai­son sui­vante. Et hop, on étale le tout sur l’herbe et les pre­mières pistes sont prêtes, même en cas de tem­pé­ra­tures clé­mentes.
Sur le pla­teau des Confins, la réserve de 2019 s’étend sur 25 mètres de long, 25 mètres de large et 7 mètres de haut, décrit un pis­teur. Une grosse baleine échouée qui four­ni­ra 6 000 à 7 000 mètres cubes d’or blanc. « Ça n’utilise pas d’eau ni d’électricité comme les canons, mais on crame quand même du fioul avec les dameuses », déplore le pis­teur. Au Grand-​Bornand voi­sin, le tas de neige est cru­cial cette année : la sta­tion reçoit du 16 au 22 décembre une étape de la Coupe du monde de biath­lon. Elle doit garan­tir 16 000 mètres cubes de neige, quelles que soient les tem­pé­ra­tures. « Mais si la réserve ne suf­fit pas, on doit aller cher­cher de la neige dans les réserves des sta­tions voi­sines. On la trans­porte en fai­sant des allers-​retours en camion, ce qui est extrê­me­ment pol­luant pour la val­lée », raconte un moni­teur de ski du Grand-​Bornand.
Si le ski conti­nue à n’importe quel prix, c’est qu’il existe dans les mon­tagnes un puis­sant lob­by. Le plan neige de Laurent Wauquiez, par exemple, a été concoc­té par Gilles Chabert, son conseiller mon­tagne à la région. Celui que l’ancien ministre UMP Hervé Gaymard sur­nomme « l’homme le plus puis­sant au-​dessus de 1 000 mètres » a été pré­sident du syn­di­cat des moni­teurs de ski, pré­sident de l’École de ski fran­çais et admi­nis­tra­teur de la Compagnie des Alpes, qui est pro­prié­taire et ges­tion­naire des remon­tées méca­niques de la plu­part des grandes sta­tions de ski. Autrement dit, Gilles Chabert fait la pluie et le beau temps sur les mon­tagnes (mais pas la neige natu­relle). De quoi éner­ver le guide de haute mon­tagne et moni­teur de ski Yannick Vallençant. « Ce plan neige, c’est le lob­by du ski et sa vision à court terme. Canon ou pas canon, il n’y a plus de neige », assène-​t-​il depuis Chamonix. Ne comp­tez pas sur lui pour prendre des gants (de ski) avant de cri­ti­quer Gilles Chabert et son « sys­tème ». « Tous les syn­di­cats des pro­fes­sion­nels de la mon­tagne sont inféo­dés au lob­by des moni­teurs de ski. Ils sont très puis­sants, ils peuvent faire ou défaire une élec­tion. » Pour contre­car­rer ce mono­pole, Yannick Vallençant a créé, en 2013, le Syndicat inter­pro­fes­sion­nel de la mon­tagne (SIM), « le seul à s’opposer de manière ouverte à ce sys­tème et à plai­der pour une tran­si­tion radi­cale ».
Aujourd’hui, les sta­tions cherchent mal­gré tout à déve­lop­per des acti­vi­tés et des équi­pe­ments hors ski, comme la ran­don­née, le VTT de des­cente ou les pistes de luge sur rails. À Tignes, le ser­vice com­mu­ni­ca­tion évoque « le pro­jet Altitude Expériences, qui pro­po­se­ra à terme un cir­cuit ludico-​pédagogique avec des pas­se­relles sur le gla­cier de la Grande-​Motte pour sen­si­bi­li­ser le grand public au réchauf­fe­ment cli­ma­tique ». « Ça reste timide », tacle Yannick Vallençant. En atten­dant que le hors-​neige se déve­loppe, les sta­tions en dif­fi­cul­té peuvent comp­ter sur le sou­tien de l’État. Les professionnel·les du tou­risme qui peinent à lan­cer leur sai­son peuvent recou­rir à « l’activité par­tielle ». Ce dis­po­si­tif per­met de per­ce­voir une allo­ca­tion finan­cée conjoin­te­ment par l’État et l’organisme ges­tion­naire du régime d’assurance chô­mage. Des remises de dettes – fis­cales, sociales, doua­nières ou publiques – sont éga­le­ment pos­sibles. Un coup de pouce qui main­tient les sta­tions de ski, n’en déplaise au chan­ge­ment climatique. 

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© Marco Zorzanello – Série Snow land
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