Un vent nouveau souffle sur les campagnes. Alors qu’un agriculteur sur deux atteindra l’âge de la retraite dans les cinq à dix ans, de plus en plus de femmes font le choix de ce métier. Ces nouvelles paysannes bouleversent les codes, réclament leurs droits, se regroupent en collectifs et réinventent le rapport à la terre, à l’heure de l’urgence climatique.
Étonnée par sa propre ponctualité, Cathy, la doyenne de la bande, arrive la première, radieuse. La petite porte grinçante du jardin de Lola est ensuite poussée par Marion, Isabelle, Émeline puis Cécile. Sur la table installée à l’ombre du prunier, un flot de vivres se déverse aussitôt – il est 13 heures, et réunion de travail ou non, on ne va pas se laisser mourir de faim.
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La mission du jour : finaliser la « box d’automne », qui rassemble les produits des six paysannes et doit être prête pour sa distribution deux semaines plus tard sur les marchés et certains points de vente des alentours. Nous sommes à Teulat (Tarn), un village de cinq cents habitant·es cerné de terres agricoles, à 25 kilomètres au nord-est de Toulouse. Les deux paysans-boulangers de la bâtisse voisine viennent de couper le moteur de leur machine à trier la luzerne. Dans le calme sacré de l’heure du déjeuner, les six femmes annoncent le décompte des commandes de box, partagent les commentaires de client·es, rappellent les tâches de chacune. L’une doit fournir des pâtes ail-basilic, l’autre de la charcuterie et de la tomme, une troisième des confitures… Ensemble, elles offrent un nouveau débouché à leurs produits. Et gagnent surtout un précieux collectif nommé « Paysannes ». « En se rencontrant petit à petit sur les marchés, retrace Lola, 32 ans, apicultrice, on s’est rendu compte qu’on était quatre à s’être installées en même temps… sans se connaître. En février dernier, on a eu envie de créer quelque chose ensemble. »
Une dynamique apparue dans les années 1970
L’alliance peut sembler logique. Pourtant, Cathy, 57 ans, fabricante de pâtes depuis dix-neuf ans, a attendu bien longtemps ses jeunes comparses : « La solitude de ce métier est très lourde, surtout à l’installation, que j’ai vécue – et qu’on vit toutes – comme une monstrueuse montagne à gravir. Avec un collectif derrière, ça change complètement la donne. » En parallèle de leurs réunions tous les quinze jours, les paysannes échangent conseils, matériel et coups de main, réalisent des achats groupés, bénéficient de l’expérience des plus anciennes et s’attardent à peine sur leurs collègues masculins qui leur « parlent avec des mots d’enfants, en articulant bien », notamment quand il s’agit de mécanique. L’énergie du collectif les regonfle à bloc. Et elles ne sont pas les seules.
Un peu partout en France émergent, ces dernières années, des collectifs de femmes agricultrices. Parfaitement spontanés, comme celui-ci, ou adossés à des organisations agricoles. Créé en 2013 en Loire-Atlantique, très actif, le Groupe Femmes du Civam 44 (Centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural), qui a rassemblé une cinquantaine de membres depuis ses débuts, est considéré comme pionnier. Un groupe phare de la « nouvelle vague de remobilisation » sur le sujet de l’égalité dans le métier,explique Clémentine Comer, chercheuse en sciences politiques. Car celle dont la thèse a porté sur les collectifs non mixtes en agriculture le rappelle : ces groupes ont toujours existé ! Seulement, « leur combativité a varié au cours de l’histoire ». À l’offensive des années 1970–1980 a succédé une longue accalmie. « Une fois que la lutte pour les statuts a été gagnée, avec la création du statut de coexploitante en 1978, la gauche paysanne a vécu dans le mythe de l’égalité. Quand j’ai commencé ma thèse en 2011, c’était une non-question ! L’état des lieux des inégalités est très récent et doit beaucoup aux animatrices des organisations professionnelles, qui étaient politisées, familières du féminisme et ont insufflé une dynamique sur le terrain. »
Les nouvelles paysannes, qui s’installent « hors cadre familial » et ont souvent eu des postes salariés, parfois à responsabilité, avec une sensibilité à la partition vie privée-vie professionnelle, arrivent pour leur part avec des attentes élevées et jouent aussi un rôle dans cette dynamique nouvelle. En s’associant, les paysannes font front commun contre les obstacles au métier et cherchent à améliorer concrètement leur bien-être au travail.
Des questions techniques aux cycles menstruels
« Ce qui est nouveau ces cinq-six dernières années, ajoute Alexis Annes, sociologue spécialiste des questions de genre en agriculture à l’école d’ingénieurs de Purpan (Haute-Garonne), c’est la rencontre entre femmes non plus seulement pour rompre l’isolement, mais pour se saisir de questions agricoles. » Formations en non-mixité à la conduite de tracteurs, au travail du métal pour développer des outils adaptés ergonomiquement… « Ce sont ces questions techniques qui nous handicapent le plus au quotidien, donc on a souhaité commencer par elles, explique Thien Uyen Do, agricultrice à l’origine du groupe Agricultrices 24 en Dordogne, plutôt que proposer un militantisme féministe qui pourrait ne pas correspondre à toutes. »
D’autres groupes embrassent l’ensemble des problématiques, jonglant entre initiation à la soudure, échanges sur les cycles menstruels et débats sur la répartition de la charge domestique au sein du couple, à l’instar de la vingtaine d’autres groupes du Civam ou certains de la Confédération paysanne. D’autres encore, minoritaires selon la doctorante Constance Rimlinger qui les a étudiés, se revendiquent « écoféministes » sans pour autant rejoindre des groupes de femmes agricultrices existants, en restant en marge et « en se joignant davantage aux réunions entre permaculteurs et permacultrices, par exemple », des réseaux plus alternatifs et moins liés à la profession agricole.
Un rôle clé dans l’agroécologie
C’est en effet l’autre versant de la dynamique en marche. Les campagnes vivent aujourd’hui, très faiblement au vu des dérèglements climatiques en cours mais sûrement, une transition agricole. Au cœur de celle-ci : l’avancée de l’agriculture biologique (les fermes bio représentent désormais 12 % du total des exploitations françaises), celle des pratiques agroécologiques, qui consistent à s’appuyer sur les écosystèmes (augmenter la fertilité des sols, accroître la biodiversité, préserver la ressource en eau, etc.), et de la permaculture, mouvement complexe dont l’objet est plus vaste que la seule question agricole et repose sur trois principes éthiques : prendre soin de la Terre, de l’humain et partager équitablement les ressources.
![Révolution féministe dans les campagnes 2 Causette127 566 HR ©FredLahache a](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/11/Causette127-566-HR-©FredLahache-a-768x1024.jpg)
Or cette transition s’opère en partie grâce aux femmes qui y jouent un rôle clé. « Elles sont surreprésentées dans la bio, dans l’agroécologie, où les études montrent qu’elles sont bien souvent moteurs du changement », assure Alexis Annes. Et cela aussi bien lorsqu’elles sont installées en couple que seules. Comment l’expliquer ? Nombreuses sont les agricultrices que nous avons interrogées à vouloir contrer illico l’argument essentialiste. « C’est une question sociale, la génétique n’a rien à voir là-dedans, tranche Mathilde Roger-Louët, paysanne glacière en Loire-Atlantique. On est socialisées pour être dans le soin, la protection et nous intéresser à la nutrition, la santé… Beaucoup de femmes de mon groupe [Civam 44, ndlr] sont à l’origine de changements de pratiques dans leurs fermes, notamment sur les soins aux animaux. Mais si on éduquait nos garçons de la même manière, on aurait les mêmes changements de pratiques agricoles. » En attendant, ce sont néanmoins surtout les femmes qui s’y collent.
Banquiers frileux
« Par ailleurs, complète le sociologue Alexis Annes, les parcours professionnels des agricultrices les ont souvent amenées à développer des compétences en marketing et en commercialisation qui correspondent aujourd’hui à de nouvelles formes d’agriculture, en circuit court, tournées vers l’accueil, la transformation, la vente, et dont elles se chargent. Enfin, les néorurales en particulier ont souvent des activités innovantes de niche, en bio, sur des petites surfaces, et il y a à cela des explications très pragmatiques : pour l’achat d’une terre, même en comparaison d’un néopaysan homme, elles ont moins de capital financier. » Sans compter les discriminations des cédants qui auront plus de mal à lâcher leur ferme à une femme, ou celles des banquiers. « Tout l’environnement agricole considère qu’une femme seule n’y arrivera pas », abonde Stéphanie Pageot, éleveuse de vaches laitières et seule femme à avoir présidé la Fédération nationale d’agriculture biologique (FNAB). Les agricultrices se retrouvent alors plus nombreuses dans des activités qui nécessitent un plus faible investissement de départ et s’éloignent de fait du modèle de l’agriculture intensive et des grandes cultures du type blé, pour lesquelles la superficie moyenne d’exploitation agricole en France est de 87 hectares, contre 10 pour l’horticulture ou le maraîchage… Si les femmes trouvent de plus en plus leur place dans l’agriculture, on continue de leur mettre des bâtons dans les roues en ce qui concerne l’accessibilité au métier. Dommages collatéraux : une charge mentale qui peut être très augmentée par les activités de diversification (vente, transformation), « extrêmement chronophages et dont on peut se demander si elles sont durables, tant elles créent de nouvelles formes de difficultés au travail », souligne Alexis Annes, mais aussi la persistance de conditions précaires, que les femmes s’installent en couple ou seules.
La précarité du métier n’est bien sûr pas réservée aux femmes. Mais celles-ci conjuguent travail à la ferme et travail invisible en s’occupant, en très grande majorité, des tâches domestiques et des enfants si elles en ont. Selon une étude menée en 2018 par la FNAB auprès de 2 500 agricultrices bio, les femmes en couple assurent que les tâches ménagères leur incombent « toutes ou presque » dans 66 % des cas, contre 26 % des Françaises faisant le même constat en 2005 (Ined/Insee), la division du travail domestique étant ainsi plus marquée que dans le reste de la population française.
Syndicats à la traîne
Les femmes ne pourront vraisemblablement pas mettre en œuvre leur révolution sans que les hommes fassent la leur sur la répartition des tâches à la maison… « Au-delà de l’isolement, de la dureté physique, de l’insécurité économique, ce métier ne permet pas de rupture entre vie professionnelle et vie privée, et c’est extrêmement délétère pour les femmes », déplore Fanny Demarque, bergère dans le Briançonnais et membre des Paysannes en polaire, un collectif de cinq paysannes autrices – avec une dessinatrice – d’une BD très percutante sur le sexisme en agriculture, Il est où le patron ?, parue en mai (lire ci-dessous).
![Révolution féministe dans les campagnes 3 Causette127 558 HR ©FredLahache a](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/11/Causette127-558-HR-©FredLahache-a-768x1024.jpg)
Autre conséquence de cette inégalité, la faible représentativité des femmes dans les instances syndicales, où elles sont à peine 20 %. « En 2016, la FNAB a été invitée à un comité d’orientation du ministère de l’Agriculture, se souvient Stéphanie Pageot. On était trois femmes à prendre la parole pour le monde agricole, il y avait quarante hommes autour de la table ! » Il reste du boulot pour nos paysannes féministes.
À Teulat, sous le prunier, les difficultés du métier ne sont pas tues. Les quatre paysannes nouvellement installées gagnent pour l’instant très peu, tout en travaillant à un rythme harassant. « Si on faisait les prix justes, vous ne pouvez pas imaginer le prix qu’aurait notre box », glisse l’une d’elles. Une seconde confie qu’elle a récemment pris conscience que « de cadre, [elle est] descendue tout en bas de l’échelle sociale ». Ce qui ne l’empêche pas de parler de son champ avec passion. La « reconnexion avec la nature » et le « partage » de la vente directe comptent désormais davantage. Aucune ne regrette son choix et le collectif les porte. La réussite de Cathy et Cécile les encourage à persévérer : l’effort paiera ! « Disons qu’il faut être un peu inconsciente pour se lancer », lance Marion, 37 ans, qui a troqué une carrière chez Sony à Londres contre un troupeau de 160 brebis basco-béarnaises. « Un peu guerrière ! » complète Cécile.
Lutter contre les inégalités persistantes est une part du travail de ces collectifs. Une autre est de proposer une image nouvelle du métier, à l’intention des plus jeunes, des étudiantes en lycées agricoles, de toutes celles tentées par un retour à la terre… Une image « pas toute rose, mais qui reste désirable », de l’avis de Fanny. Et qui le deviendra de plus en plus si les mutations en cours portent leurs fruits. « Vous en bavez, mais vous avez encore l’envie ! » résume une stagiaire en maraîchage, bientôt diplômée, venue assister à la réunion de Teulat. « Dès que tu t’installes dans le coin, tu viens nous voir, insiste Cathy. Tu peux compter sur nous. » Demain voit loin.
Culture sexiste intensive
Jo, Anouk et Coline sont paysannes. Les deux premières travaillent seules, la troisième avec son mari. Constamment, on leur demande « Où est le patron ? » Elles encaissent réflexions machistes des client·es au marché et commentaires paternalistes des anciens, serrent les dents en entendant à la Chambre d’agriculture qu’il faut des « couilles pour investir ». Mais retrouvent la niaque au contact les unes des autres, de leurs brebis, de leurs abeilles, de la nature qui s’éveille au printemps et s’endort l’hiver.
Écrite à douze mains, pendant trois ans, par une dessinatrice et cinq paysannes en activité en Ardèche et dans le Briançonnais, la BD invente trois héroïnes dont les dialogues sont « tous issus de témoignages recueillis ou de [leurs] propres vécus ». Un récit précieux car direct – sans intermédiaire : elles y tiennent ! –, militant, décapant, et une ode à l’émancipation qui leur vaut déjà de nombreux retours enthousiastes de leurs consœurs, assez ravies que leur voix soit portée, qui plus est sous une forme belle et accessible.
Il est où le patron ? Chroniques de paysannes, de Maud Bénézit & Les Paysannes en polaire. Éd. Marabulles.