Militant de la lutte contre le sida, le Dr Kpote intervient depuis une vingtaine d’années dans les lycées et centres d’apprentissage d’Île-de-France comme « animateur de prévention ». Il rencontre des dizaines de jeunes avec lesquel·les il échange sur la sexualité et les conduites addictives.
Le 2 juillet 2021, les circassien·nes ont lancé leur #MeToo en manifestant à la sortie du gala de fin d’année du Centre national des arts du cirque (Cnac) à Châlons-en-Champagne (Marne), pour dénoncer harcèlement et sexisme sous les chapiteaux. Dans le même temps, le hashtag #BalanceTonCirque, élargissant la lutte à toutes les écoles européennes, voyait le jour sur Instagram. Dans la foulée, la direction du Cnac a répondu sur son site que des représentant·es d’étudiant·es siégeaient au Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche artistiques et cultu- relles (Cneserac), instance officielle de dialogue, et que c’était dans ce cadre que ces enjeux devaient être abordés. Les élèves en lutte m’ont assuré ne pas être au courant de cette représentation. Quand on se renvoie la balle chez les enfants de la balle, ça peut durer un bail, surtout s’il y a de la qualité dans l’art de jongler.
Gérard Fasoli, 68 ans, en partance pour la retraite après neuf années pas- sées à la direction du Cnac, me dira de cette manifestation, en riant : « C’était l’endroit à choisir parce que, effectivement, il y a tout le monde. Ça ne m’a pas arrangé, mais c’était intelligent de leur part ! » Il me confirme ensuite qu’il y a bien un étudiant élu au Cneserac. D’après lui, « la direction communique, mais les jeunes oublient ».
#BalanceTonCirque serait-il donc un mouvement né d’un raté de communication ? Un peu simpliste à la lecture des nombreux témoignages sur Instagram qui dénoncent de véritables situations de harcèlement et un sexisme systémique.
En fait, comme dans d’autres secteurs artistiques, le mouvement met en lumière un véritable conflit de générations. Il y a celle qui, aux manettes depuis longtemps, en faisant l’économie d’interroger son fonctionnement et ses pratiques, se heurte aujourd’hui à la sensibilité d’une nouvelle génération qui rejette en bloc les rapports de domination et dénonce les discriminations. Issu de cette génération de compagnies
qui ont « punkisé » le genre, comme Archaos, Gérard Fasoli ne se doutait pas que, tel l’Auguste, il se prendrait un jour les pieds dans le tapis de son humour souvent graveleux et daté, selon ce que nous ont raconté plusieurs étudiant·es. « Il aime à répéter : “Je suis un vieux pervers polymorphe et j’en suis fier” », m’a confié Irène 1, une ancienne élève. Ce à quoi l’intéressé, contacté par téléphone, m’a répondu : « Quand on est artiste, il faut se positionner là-dessus. Le mot perversité peut être mal interprété. Mon humour, fondé sur l’autodérision ne colle plus à la sensibilité des jeunes. » Alors, faut-il séparer le directeur de l’artiste ? La réponse des étudiant·es est sans appel : non.
Au-delà du Cnac et de ses turpitudes, #BalanceTonCirque interroge aussi la place du corps et sa célébration, autant physique qu’esthétique, dans le monde du spectacle vivant. Ce corps d’artiste, exposé au regard de tous et toutes, sculpté pour la performance, partage des heures d’intimité avec d’autres lors d’entraînements parfois à haut risque. Les parades 2 nécessaires à la pratique du cirque peuvent se révéler source de maltraitances. Les femmes, une fois de plus, subissent majoritairement les gestes déplacés et les réflexions sur leur anatomie. Elles deviennent, comme dans les espaces publics, ces corps qu’on estime disponibles, que certains formateurs n’hésitent pas à s’approprier au fur et à mesure des répétitions.
Des témoignages postés sur le compte Instagram @balancetoncirque ne laissent aucune place au doute : « Le moniteur devait nous assurer et à la place il me touchait les fesses, se collait à moi avec son organe génital et me faisait des critiques car je n’arrivais pas à faire ce que je devais faire. Il me faisait des remarques du genre “si tu veux plus d’appuis il faut reculer le fessier”. » Ou encore : « De la part d’un prof du main à main qui était aussi membre de la direction. Il me touchait bizarrement, en parade toujours (mes fesses, mais vraiment d’une manière bizarre), et une fois j’ai pas réussi un mouvement, il m’a dit “it’s because of your african ass”. » Le corps, véritable outil de travail, est sans cesse scruté, validé, commenté : « Un prof me faisait courir avec du Cellophane autour du ventre, voulait que je perde 20 kg, […] venait regarder dans mon assiette ce que je mangeais le midi, me prenait mon dessert et me disait que ce n’était pas pour moi. » Ou comme le rapporte Camelia 1 dans une lettre envoyée à la direction du Cnac où elle cite les propos d’un formateur : « Redresse-toi, sors ta poitrine ! Ah mais non, tu n’en as pas. Ça ne doit pas être très rigolo avec toi au lit ! »
On retrouve aussi dans les témoi- gnages ce concept, cher à Camille Froidevaux-Metterie – chercheuse et autrice d’Un corps à soi (éd. Seuil, 2021) –, de l’appréciation différenciée des corporéités masculines et fémi– nines. Lors des cours d’acrobatie, sans tenir compte de leurs souhaits, « les garçons sont délégués aux saltos et les filles, aux souplesses », me rapporte Thelma, une élève dénonçant le sexisme systé- mique à l’école du cirque Jules-Verne à Amiens (Somme).
Cependant, le collectif #BalanceTonCirque se veut aussi force de proposition en réclamant « la mise en place d’un travail de sensibilisation des équipes pédagogiques et administratives dans les écoles de cirque […], des protocoles de parade, ainsi que des chartes de déontologie professionnelle signées par les enseignant·es et les responsables pédagogiques […], une prise en charge des signalements effectuée par des instances extérieures aux écoles, […] qu’une étude quantitative soit réalisée sur les faits de violence dans les écoles de cirque et le milieu professionnel ».
Pour le collectif, il y a urgence, car les victimes n’osent pas s’exprimer officiellement, de peur de voir les portes des compagnies se fermer devant eux et elles. Lors d’une réunion, le 9 novembre 2021, en présence d’une médiatrice du Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) de la Marne, Gérard Fasoli a évoqué une formation à venir, animée par l’association toulousaine La Petite, fondée sur le respect des personnes.
Les étudiant·es présent·es m’ont si- gnalé qu’en l’absence de véritable feuille de route, ils et elles n’y croyaient pas trop. Un appel à soutenir #BalanceTonCirque, spécifique au Cnac, a déjà reçu plus de quatre cents signatures, ce qui prouve que ce mouvement n’est pas juste le fait de quelques artistes frustré·es, comme un membre de la direction me l’a laissé entendre ! Un vaste chantier de recons- truction attend donc la future directrice du Cnac, Peggy Donck, à son entrée en fonction le 1er janvier 2022. Qui sait, peut-être sera-t-elle la future Madame Loyale tant attendue.
Pour contacter le Dr Kpote : [email protected] et sur Facebook/Twitter
1. Les prénoms ont été modifiés.
2. Action d’un·e enseignant·e en gymnastique pour soutenir l’élève lors de l’apprentissage d’un mouvement pour le protéger de la chute.