L’étoile de la gymnastique a déclaré forfait lors des épreuves des Jeux olympiques de Tokyo. Évoquant sa santé mentale, elle ouvre, dans le sillage de la joueuse de tennis Naomi Osaka, la porte à une libération de la parole.
Ce mardi 27 juillet, les projecteurs étaient braqués sur les épreuves de gymnastique par équipes qui débutaient pour les Jeux de Tokyo. Et plus particulièrement sur l’Américaine Simone Biles, superstar de la discipline. A la première épreuve, le saut, l’athlète de 24 ans simplifie son enchaînement – qu’une demie-vrille -, puis rentre aux vestiaires. Lorsqu’elle revient sur le tapis, Biles est en survêtement et ne participera pas aux épreuves suivantes, se contentant d’encourager ses coéquipières.
Son forfait en pleine compétition est un petit tremblement de terre dans le monde de la gymnastique et pour ces Jeux olympiques. « J’ai ressenti le besoin de me mettre en retrait pour travailler sur ma santé mentale », explique la jeune athlète en conférence de presse quelques heures plus tard. Elle admet ne pas prendre de plaisir, être extrêmement stressée et donc ne pas vouloir « risquer de [se] faire mal ou de faire quelque chose de stupide en participant à cette compétition ». Car derrière cet arrêt soudain, il y a chez Biles la terreur des « twisties ». Dans le jargon de la gym, ce mot désigne la façon dont l’athlète perd le contrôle de son corps, qui ne lui répond plus, alors qu’il est dans les airs. Ce phénomène, qui peut durer un jour ou des mois et est souvent dû à un blocage psychologique, peut avoir de très lourdes conséquences si la ou le gymnaste ne parvient pas à se rattraper au sol. Si Simone Biles a écourté son saut, c’est précisément parce que sa hanche a dévissé de sa rotation, comme le montrent les images décortiquées par cette internaute :
Après sa démission, la fédération américaine de gymnastique a indiqué à la presse, sans rentrer dans les détails autour de l’état psychologique de sa championne que « l’évolution de son état sera suivie chaque jour pour savoir si elle dispose du feu vert des médecins en vue des futures compétitions ». Alors que certain·es de ses compatriotes et commentateur·trices s’agaçaient sur les réseaux sociaux de ce qu’ils voyaient comme un « abandon », Simone Biles a reçu le soutien chaleureux d’anciennes gymnastes américaines, à l’instar de Laurie Hernandez qui a rétorqué, au contraire : « mettre pression sur elle pour porter l'équipe vers l'or, ce n'est pas juste. C'est une équipe de quatre, pas une équipe d'une seule ».
« L’impression de porter le monde sur mes épaules »
A même pas un quart de siècle, Simone Biles est déjà une légende de la gymnastique, eu égard à son palmarès pour le moins impressionnant. La Texane est quintuple championne du monde au concours général et sextuple championne nationale aux Etats-Unis. Elle atteint l’apogée de sa notoriété en 2014, lors des Jeux olympiques de Rio, où elle est sacrée quadruple championne olympique, égalant ainsi le record de titres gagnés au cours d’une même compétition olympique. En fait, Biles n’a perdu aucun titre depuis 2013. La pression est donc immense pour celle dont personne ne doute.
En plus de l’engouement sportif qu’elle suscite et donc de la pression de la performance, la gymnaste fait face à une pression bien plus grande. « Dès que je suis montée sur le tapis, […] j’ai senti tous les démons qui me hantent », affirme-t-elle. Cette pression particulière, c’est celle d’une athlète ultra populaire dans son pays, égérie dans son sport et modèle pour des milliers de jeunes filles. « C’est le fer de lance de son équipe certes, mais c’est également une icône, explique à Causette Sophie Huguet, psychologue du sport. Elle représente tellement plus que le sport ». Simone Biles inspire « de nombreuses jeunes filles » notamment celles issues de la communauté noire, pour qui elle représente une figure d’élévation au-dessus des discriminations. Dans un article du New York Times paru en juillet, elle affirmait d’ailleurs en avoir pleinement conscience : « Je vais aller là-bas et représenter les États-Unis et représenter les filles noires du monde entier. Au bout du compte, je ne représenterai pas la gymnastique américaine ». La jeune sportive a pris une dimension politique en soutenant le mouvement Black Live Matter ou en appelant ces concitoyen·es à voter lors des dernières échéances électorales. « En bref, beaucoup trop de choses à porter sur ses épaules en termes de représentation, souligne Sophie Huguet. Et rappelons que c’est aussi une survivante de l’affaire Nassar ». En effet, après les Jeux de Rio, Simone Biles a révélé avoir subi des abus sexuels de la part de Larry Nassar. Elle et pas moins de 264 autres femmes ayant croisé l’ancien médecin de l’équipe américaine de gymnastique libéraient ainsi leur parole sur les agressions et les viols commis par Nassar, condamné par la suite pour pédopornographie en 2017 et deux fois pour pédophilie en 2018 – Simone Biles témoignera à l’un des procès.
La gymnaste avait déjà fait part de son combat contre des troubles dépressifs. En juin dernier, elle révèle au magazine Vogue qu’après la médiatisation de l’affaire Nassar, elle était « très déprimée […] et dormait beaucoup parce que c’était la chose la plus proche de la mort [qu’elle] pouvait faire sans [se] faire du mal ». Une semaine avant de s’envoler vers Tokyo, alors qu’un journaliste lui demande quel est le moment le plus heureux de sa carrière, Simone Biles répond : « Probablement mon temps libre ». La pression extérieure était donc très forte. « J’ai parfois l’impression de porter le monde sur mes épaules », avait-elle écrit dans un post Instagram quelques jours avant son retrait de la compétition.
Ouvrir la voie et briser le tabou
Le 31 mai dernier, c’était la tenniswoman Naomi Osaka qui faisait le choix de se retirer du prestigieux tournoi de Roland Garros. En amont de la compétition, la numéro 2 mondiale avait annoncé ne pas vouloir participer aux conférences de presse pour protéger sa santé mentale face à la pression. Cette décision déclenche alors une polémique – on se souvient ainsi du cruel manque d’empathie du directeur du tournoi, Guy Forget et du président de la Fédération française de tennis, Giles Moretton – et la joueuse déclare forfait. La santé mentale des athlètes s’invite donc sur le devant de la scène médiatique mais la leçon ne semble pas vraiment avoir été retenue. Seulement quelques heures avant le retrait de Simone Biles, à Tokyo, Naomi Osaka est éliminée précocement de la compétition. Elle quitte rapidement le cour mais on lui demande de revenir parler à la presse, qui lui demandera immédiatement si sa défaite est due à la pression. Ainsi donc, une jeune joueuse qui a récemment fait une pause pour préserver sa santé mentale, en partie pour éviter qu'on lui pose des questions compliquées, à qui on pose des questions compliquées sur le sujet.
« Je n’aime pas faire de rapprochements entre deux histoires différentes, mais nous avons là deux athlètes qui parlent de leur mal être au monde entier, observe Sophie Huguet. J’espère que ces deux prises de parole changeront la vision qu’on a de la santé mentale chez les sportifs de haut niveau ». Un sentiment partagé par plusieurs athlètes dont le nageur Michael Phelps, qui a déjà fait part de ses épisodes dépressifs. « J’espère que ça va ouvrir les yeux et faire éclater encore plus cette histoire de santé mentale, a affirmé le sportif le plus médaillé de l'histoire des Jeux olympiques sur la chaîne NBC. C’est bien plus grand que ce qu’on imagine et c’est tellement important, surtout pour apprendre aux enfants, dès leur plus jeune âge, à prendre le contrôle de leur santé physique et mentale ».
Car parler de santé mentale chez les athlètes de haut niveau, censés tout sacrifier dès le plus jeune âge pour rapporter une médaille à leur pays, reste tabou. « Un athlète est censé représenter un esprit sain dans un corps sain », note Sophie Huguet. Les sportif·ves, qui se sont construit·es dans une obsession de la performance et une très haute exigence vis-à-vis d’eux mêmes, craignent « d'être taxés de faiblesse mentale », explique la psychologue. Néanmoins, petit à petit, les langues se délient et plusieurs athlètes ont parlé publiquement de santé mentale, comme le basketteur Kevin Love, le tennisman Lucas Pouille ou le champion du monde de football Adil Rami. « Je crois que l’illusion qu’un sportif est plus fort que les autres n’est aujourd’hui plus tenable », note Sophie Huguet. La psychologue est néanmoins optimiste pour la suite. « Des fédérations se sont emparées du sujet, même il y a encore un long chemin avant que la psychologie du sport soit réellement reconnue à sa juste valeur ».
Finalement, Simone Biles aura par cet épisode montré sa force. Celle d’avoir su s’écouter et faire passer sa personne devant la compétition. Face aux nombreux messages de soutien, elle a déclaré le 29 juillet : « Je réalise que je suis plus que mes seuls accomplissements et que la gymnastique, ce en quoi je n’avais jamais réellement cru auparavant ». Comme si la plus grande réussite d’un·e athlète, c’est d’être perçu·e pas seulement comme une machine à performances, mais aussi comme la personne qui les réalise.