Alors que l’Ukraine a entamé son troisième mois de guerre, les manifestations contre l’invasion russe se poursuivent un peu partout en Europe. C’est aussi le cas en Estonie, à Tallinn, où un happening s’est déroulé le 18 avril. Maria, l’une des participantes, qui souhaite rester anonyme, témoigne pour Causette.
Causette : Racontez-nous la manifestation contre la guerre en Ukraine qui s’est déroulée le 18 avril à Tallinn.
Maria : Le 18 avril, une quinzaine de femmes et d’hommes se sont rassemblés devant l’ambassade d’Allemagne. Nous avons couvert nos têtes de sacs en plastique, attaché nos mains derrière le dos et nous nous sommes couchés sur le sol en référence aux civils morts découverts dans les rues de Boutcha et d’autres banlieues de Kyiv. L’objectif était d’influencer le gouvernement allemand pour qu’il durcisse sa position et ses actions contre la Russie, en envoyant notamment davantage de soutien humanitaire et militaire à l’Ukraine. C’était pour dire : « Le problème est toujours là et vous n’en faites pas assez. »
Le but de ces manifestations n’est pas d’attirer l’attention sur nous, mais de se débarrasser d’un sentiment d’inutilité et d’impuissance face à cette guerre dévastatrice, et d’encourager d’autres civils à faire de même, quels que soient leur sexe, leur âge, leur origine ethnique ou leur profession.
« C’est bien un génocide, une tentative de détruire tout ce qui est Ukrainien, tout ce qui s’identifie ne serait-ce qu’un peu comme Ukrainien »
Vous vous êtes ensuite dirigé·es vers l’ambassade de France ?
Maria : Tout à fait. Nous l’avons fait en réponse à la réticence du président français à qualifier le massacre en Ukraine de génocide [Emmanuel Macron a déclaré le 13 avril sur France 2 : « Ce sont des peuples frères. Génocide, cela a un sens. Le peuple ukrainien, le peuple russe sont des peuples frères », ndlr]. Le mot « frères », dans ce contexte, est incorrect à la fois historiquement et éthiquement. Premièrement, les Russes et les Ukrainiens ne sont pas historiquement liés les uns aux autres. La Russie a spéculé pendant des décennies sur une « histoire commune » qui a empêché des millions d’Ukrainiens soviétiques de s’interroger sur leur véritable passé. Deuxièmement, la connotation émotionnelle du mot « frères » blesse à la fois les Ukrainiens et les Ukrainiens d’origine russe, car des civils sont brutalement assassinés, torturés et violés en dépit de leur langue maternelle ou de leur nationalité, simplement parce qu’ils existent. C’est bien un génocide, une tentative de détruire tout ce qui est Ukrainien, tout ce qui s’identifie ne serait-ce qu’un peu comme Ukrainien.
Emmanuel Macron doit abandonner cette notion de « fraternité ». C’est pourquoi nous avons décidé d’écrire les mots « tué par mon frère », « violé par mon frère » sur nos vêtements. Pour montrer qu’aucun frère ne fait cela.
« Aujourd’hui, les Ukrainiens se battent pour leur vie en guise de punition pour avoir choisi l’Occident plutôt que la Russie. »
Qu’est-ce que cela représente pour vous de manifester ?
Maria : Pour être honnête, le fait de descendre dans la rue et de manifester pour ou contre quelque chose n’est ni facile ni courant pour les Estoniens. Même si nous vivons dans un pays libéral, nous avons cette attitude innée, peut-être une tendance historique, qui nous pousse à rester discrets. La guerre qui se déroule actuellement en Ukraine est, cependant, très différente de toutes les autres causes que nous avons connues depuis 1991, lorsque nous avions besoin de faire du bruit pour lutter pour notre indépendance nationale vis-à-vis de l’URSS [le 20 août 1991, le Parlement estonien proclame l’indépendance de l’Estonie].
Aujourd’hui, les Ukrainiens doivent se battre pour leur vie, en guise de punition pour avoir choisi l’Occident plutôt que la Russie. Ils font notre guerre. Ils sont tués pour que nous ne le soyons pas. Les Ukrainiennes sont torturées et violées pour que nous ne le soyons pas.
L’Estonie a également subi les atrocités des soldats russes pendant l’occupation soviétique, après la Seconde Guerre mondiale.
Maria : Oui, c’est peut-être aussi l’une des raisons de cette mobilisation. L’une des participantes a déclaré, lors de la manifestation du 13 avril, qu’elle avait l’impression de représenter les femmes de sa vie. Sa grand-mère n’était qu’une petite fille quand elle et sa mère, alors qu’elles passaient une belle journée d’été à la campagne, ont entendu un cri épouvantable provenant de la maison d’à côté. Elles ont couru et ont découvert un soldat soviétique tentant de violer une femme de leur famille. La mère de sa grand-mère a couru, essayant de la sauver, et s’est fait tirer dessus. Elles ont toutes survécu, mais elles ont eu de la chance. Il faut savoir que beaucoup de mères, de tantes et de grand-mères estoniennes n’ont pas survécu aux soldats soviétiques.
Lire aussi I Estonie : un happening coup de poing pour dénoncer les viols de guerre des soldats russes en Ukraine