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“Les Infirmières de la folie”, le web­doc qui rend hom­mage aux pro­fes­sion­nelles dans les hôpi­taux psy­chia­triques qué­bé­cois du 20ème siècle

Accessible libre­ment, ce docu­men­taire ani­mé raconte le des­tin de figures his­to­riques ou fic­tives qui ont été aux prises avec les grands bou­le­ver­se­ments de la pro­fes­sion d’infirmière psy­chia­trique au XXème siècle au Canada. Entre abné­ga­tion, éman­ci­pa­tion par le tra­vail et effa­ce­ment de l’histoire.

Sœur Charles-​Henri (nom de reli­gieuse com­po­sé des pré­noms de son père et de son arrière-​grand-​père) a consa­cré sa vie à s’occuper des « déshé­ri­tés de l’esprit » au sein de l’hôpital Saint-​Jean-​de-​Dieu à Montréal. L’infirmière Charlotte Tassé a repris en main une petite cli­nique psy­chia­trique pour gens bien nés, le sana­to­rium Albert Prévost, pour en faire un grand ins­ti­tut à la pointe de la méde­cine, de la recherche et de l’enseignement psy­chia­trique. Rachel a quit­té la région très rurale d’Abitibi pour embras­ser une car­rière de garde-​malade au sein de l’asile Saint-​Michel-​Archange à Québec. Si seule Charlotte Tassé a réel­le­ment exis­té et que les deux autres sont des per­son­nages fic­tifs, les par­cours ras­sem­blés de ces trois femmes racontent l’histoire de la pro­fes­sion d’infirmière psy­chia­trique au XXème siècle au Québec. Ils font l’objet du pas­sion­nant web­doc Les infir­mières de la folie, consul­table librement.

Conçu et diri­gé par le cher­cheur en his­toire de la san­té Alexandre Klein, pro­fes­seur à l’université d’Ottawa, ce web­do­cu­men­taire s’articule autour de trois des­sins ani­més racon­tant la vie de cha­cune de ces femmes, réa­li­sés par les professeur·es et les étudiant·es du Baccalauréat en art et en sciences de l’animation de l’université Laval. Au fur et à mesure des récits, des vidéos addi­tion­nelles expliquent le contexte his­to­rique de l’histoire de la psy­chia­trie au Canada, et ses réor­ga­ni­sa­tion et codi­fi­ca­tion opé­rées par l’Etat. Le résul­tat est pas­sion­nant à deux titres : d’une part, parce que cela témoigne de l’évolution de l'appréhension des mala­dies men­tales par la socié­té et les savant·es – avec, au cœur du débat scien­ti­fique, les tenant·es de la neu­ro­lo­gie et celles·ceux de la psy­chia­trie. D’autre part parce que ce web­doc vient com­bler une part man­quante de l’histoire des femmes : en tant que métier du care, la pro­fes­sion de garde-​malade psy­chia­trique est presque exclu­si­ve­ment fémi­nine au Canada. Mais puisque, à l’inverse, la pro­fes­sion des méde­cins psy­chiatres ou neu­ro­logues a, pen­dant long­temps, été stric­te­ment tenue par des hommes, ces der­niers ont invi­si­bi­li­sé les petites mains du soin comme les grandes figures infir­mières. Pour ces femmes, cette pro­fes­sion qui leur était ouverte leur offrait des pers­pec­tives d’émancipation inéga­lées au début du XXème siècle : être garde-​malade, même si le mot sonne aujourd’hui déva­lo­ri­sant, c’était n’être ni femme au foyer, ni pay­sanne, ni for­cé­ment entrer dans les ordres. La contre­par­tie, explique Alexandre Klein à Causette, « c’est qu’elles doivent renon­cer à l’idée de fon­der une famille », le sacri­fice aux soins des malades acca­pa­rant leurs vies entières.

Voyage scien­ti­fique en Europe

Si elles n’ont pas eu accès aux brillantes et très longues études des méde­cins, les infir­mières ont redou­blé d’efforts pour acqué­rir les connais­sances les plus poin­tues en matière de mala­die men­tale, dans un siècle où les pro­grès en la matière ont été gigan­tesques. « Qu’elles soient reli­gieuses ou laïques, indique Alexandre Klein, il est impres­sion­nant de voir que ces infir­mières œuvraient à se tenir infor­mées des nou­veaux trai­te­ments ou des inno­va­tions thé­ra­peu­tiques. Cela trans­pa­raît dans le Congrès inter­na­tio­nal des infir­mières qui se tient à Montréal en 1929, mais aus­si dans la publi­ca­tion de la revue La garde-​malade cana­dienne fran­çaise, qui dis­tille des articles scien­ti­fiques (écrits par des hommes méde­cins dans un pre­mier temps), des retours sur expé­rience de leur tra­vail et des articles déon­to­lo­giques. Enfin, cela se voit dans les voyages entre­pris en Europe par Charlotte Tassé et sa seconde Bernadette Lépine, les deux per­son­nages his­to­riques de notre web­do­cu­men­taire. » Après avoir amor­cé leur voyage de 1958 par la visite de la tombe de la grande infir­mière bri­tan­nique Florence Nightingale en Angleterre, les deux amies visitent des asiles et des ins­ti­tuts dans plu­sieurs pays du vieux conti­nent pour confron­ter leur expertise.

Lire aus­si l Florence Nightingale, la soi­gnante statisticienne

Loin des cli­chés qu’on pour­rait en avoir, les infir­mières du corps reli­gieux sont imper­méables aux­croyances type pos­ses­sion dia­bo­lique pour appré­hen­der la mala­die men­tale. « Elles aus­si ont une prise en charge très moderne, affirme Alexandre Klein. Leur foi va plu­tôt influen­cer leur dévoue­ment aux malades, on pour­rait par­ler de prise en charge holis­tique aujourd’hui. » Un sacer­doce, quand on sait le peu de moyens de ces struc­tures hos­pi­ta­lières reli­gieuses pour faire face à l’arrivée de tout ce que la socié­té mar­gi­na­lise et sou­haite enfer­mer loin de ses yeux.

Le pavé “Les fous crient au secours”

C’est d’ailleurs cette satu­ra­tion de l’établissement Jean-​de-​Dieu qui entraî­ne­ra sa mise à l’index au début des années 60. En 1961 est publié un livre coup de ton­nerre : Les fous crient au secours, écrit par Jean-​Charles Pagé, un ancien patient de l’hôpital et racon­tant les mau­vais trai­te­ments subis en son sein. Préfacé par Camille Laurin, psy­chiatre et futur homme poli­tique (res­té dans l’histoire pour avoir signé la Charte de la langue fran­çaise, appli­quée au Québec depuis 1977), il sera à l’origine d’une reprise en main par l’État qué­bé­cois des ins­ti­tuts psy­chia­triques et de leur refonte. En mars 1962, le rap­port Bédard com­man­dé à la suite de l’émoi sus­ci­té par Les fous crient au secours recom­man­de­ra une prise en charge hors les murs des patient·es pour lesquel·les cela est pos­sible, afin de désen­gor­ger les hôpi­taux. En paral­lèle de cette moder­ni­sa­tion du rap­port aux mala­dies men­tales et de la Révolution tran­quille qui sécu­la­rise la pro­vince cana­dienne, un mou­ve­ment plus sombre s’opère : alors que les ins­ti­tuts psy­chia­triques étaient gérés par des gardes-​malades et donc par des femmes, Camille Laurin convainc le pays que ces lieux doivent être gérés par des psy­chiatres – tous des hommes dans les années 60.

Charlotte Tassé, mécon­nue au Canada, en paie­ra fron­ta­le­ment le prix en étant évin­cée de l’institut Albert Prévost qu’elle a déve­lop­pé pen­dant près de qua­rante ans. Ayant lui-​même pris la tête du nou­veau conseil admi­nis­tra­tif, Laurin aura le culot de l’inviter à la récep­tion orga­ni­sée pour les cin­quante ans de l’établissement – ce qu’elle décli­ne­ra dans une lettre pas piquée des han­ne­tons comme le révèle le web­doc. Un tra­vail d’historien acces­sible au grand public et pré­cur­seur tant, comme le sou­ligne Alexandre Klein, « les infir­mières ont été mises de côté par l’histoire de la méde­cine mais aus­si par l’histoire des femmes et du fémi­nisme, qui a ten­dance à ne pas creu­ser du côté de la pro­fes­sion par peur d’alimenter le cli­ché de l’ange blanc. » La répa­ra­tion est bienvenue.

Les infir­mières de la folie

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